PARAGRAPHE II : L'EXPLICATION DE L'OBLIGATION ESSENTIELLE
PAR LA THEORIE DE LA CAUSE DU CONTRAT
Grâce aux explications que nous venons de donner, on
peut faire la distinction entre la cause du contrat et la cause de
l'obligation.
La cause du contrat sert à contrôler la
licéité dudit contrat. La cause de l'obligation, quant à
elle, sert à vérifier l'existence et la réalité de
la cause.
Dans notre tentative d'explication de l'obligation essentielle
par la cause, nous nous intéresserons à la seule cause de
l'obligation sans doute parce que celle-ci implique une certaine notion de
contrepartie. Est ce que cette cause là sert à expliquer
parfaitement les applications de l'obligation essentielle?
Pour répondre à cette interrogation, nous allons
partir des différentes étapes de l'existence du contrat :
La phase de formation du contrat : si l'existence et
la licéité de la cause doivent être vérifiées
à la formation du contrat, et si à ce moment précis les
prestations se servent mutuellement de causes; on peut, dans ce cas, dire que
la cause du contrat correspond à l'obligation essentielle. Mais si on
appréhende la cause comme H.Capitant, à savoir l'exécution
de son obligation par un contractant; l'obligation essentielle ne correspond
pas forcément à la cause. Autrement dit, dans cette
hypothèse, la cause du contrat ne serait plus l'obligation essentielle
mais l'exécution ou les effets de cette obligation .
Ainsi, pour qu'une obligation ait une cause, il faut que le
contractant exécute son obligation principale et que cette
exécution corresponde à l'attente de l'autre partie. Cela
s'entend bien si l'on sait que « la vie l'obligation une fois qu'elle
est née, reste subordonnée à la réalisation de la
fin poursuivie, car si cette fin ne se réalise pas, il n'est pas
admissible que l'obligation garde sa force obligatoire ... »
La phase de l'exécution et de l'extinction du
contrat : ici, c'est le mécanisme de la résolution pour
inexécution du contrat qui démontre que la notion de cause peut
être prise comme l'expression de la notion d'obligation essentielle.
Selon ce mécanisme (comme nous allons le démontrer dans la
partie sur le rôle de l'obligation essentielle), l'inexécution
d'une obligation par l'une des parties, supprime la cause de l'obligation de
l'autre. Certains auteurs précisent que « la résolution
est justifiée par la disparition de la cause en cours
d'exécution du contrat » et qu'elle ne peut être
prononcée que si l'inexécution est suffisamment grave pour que
l'obligation de l'autre partie manque de cause.
Sur un plan plus pratique, il faut reconnaître que la
cause paraît le fondement le plus sûr pour l'obligation
essentielle. En effet, la jurisprudence fait appel généralement
à la notion de cause chaque fois que l'exécution d'une obligation
essentielle se trouve menacée notamment par la disparition de la cause
liée à une inexécution totale ou partielle ou par une
clause afférente à la responsabilité contractuelle. Cette
logique fut adoptée par la Cour de cassation au sujet de l'arrêt
Chronopost et confirmée six ans plus tard dans l'arrêt Securinfor
qui est une espèce siamoise de Chronopost . Ces deux décisions
méritent notre attention.
Dans l'affaire Chronopost, il était question d'une
société (Banchereau) qui avait confié, à deux
reprises, un pli contenant une adjudication. La société
Chronopost s'était engagée à acheminer celui-ci le
lendemain de leur envoi avant midi. La société Chronopost n'ayant
pas tenu cet engagement, la société Banchereau l'assigne en
réparation du préjudice subi. Cette prétention se heurte
toutefois à la clause limitative de réparation que Chronopost
avait incluse dans le contrat. Cette dernière limitait le montant de la
réparation au prix payé par l'expéditeur.
Le Tribunal de Commerce de Nantes avait, le 17 septembre 1992,
condamné la société Chronopost sur le fondement de la
faute lourde. Mais cette décision fut infirmée par la Cour
d'Appel de Rennes, le 30 juin 1993. Cette dernière relevait que, «
faute d'établir l'existence » d'une telle faute, la clause
limitative de responsabilité devait être appliquée.
L'arrêt du 22 octobre 1996 casse cette décision et répute
non écrite la clause limitant la responsabilité au remboursement
du prix du transport. La Cour d'appel de renvoi (Caen) enregistra cette
solution tout en la complétant sur deux points :1) la Cour de Caen avait
considéré que l'obligation de livrer dans le délai convenu
devait s'analyser en une obligation de résultat dont le manquement
engage la responsabilité du transporteur spécialiste du transport
rapide.
2) la Cour de Caen avait déclaré inapplicable le
droit commun des transports dans la mesure où le contrat comportait une
obligation particulière de garantie de délai et de
fiabilité. Elle justifiait cette démarche par le fait que seule
la clause d'exonération était réputée non
écrite mais qu'en revanche la stipulation de l'obligation essentielle,
dérogatoire au droit commun des transports, restait intacte.
La Cour de cassation casse la décision de la Cour de
Caen et renvoie l'affaire devant la Cour d'appel de Rouen. Pour ce faire, la
haute juridiction relève que l'annulation de la clause limitative de
responsabilité du contrat pour retard de livraison, entraîne
l'application du plafond légale d'indemnisation que seule une faute
lourde pourrait tenir en échec et que le manquement de Chronopost
à son obligation essentielle conduit à une absence de cause pour
le client.
L'intérêt d'un tel arrêt ne fait pas de
doute, vue la complexité de la procédure. Tout d'abord, il
confirme l'influence du droit de la consommation sur le droit commun. Ensuite,
il restitue à la notion de cause du contrat toute sa valeur. En effet,
l'obligation de célérité générée par
le contrat à la charge de la société Chronopost
constituait la cause de l'engagement de la société
expéditrice et justifiait le supplément de prix à la
charge de celle-ci. Donc ici, il y a une interdépendance entre la
rapidité et le prix élevé que paie l'adhérent.
C'est justement à cause de cette rapidité que la
société Bancherau a fait appel aux services de son
cocontractant. Si la rapidité n'est pas respectée, l'obligation
de Bancherau de payer si cher n'a plus de cause. Car on ne peut imaginer les
parties valablement conclure tout en excluant la cause de leur engagement. De
plus, en privant l'obligation de célérité
(considérée comme essentielle en l'espèce) d'effets, on
privait par la même occasion de cause l'obligation réciproque de
l'expéditeur.
L'arrêt Chronopost bénéficie d'une
appréciation controversée par la doctrine. Selon certains
auteurs, cette décision est liée à la théorie de la
cause selon Capitant. Ainsi, la cause serait devenue un instrument de justice
commutative du fait de la prise en compte de l'équilibre du contrat par
les juges; « la théorie de la cause permet de corriger
l'économie du contrat, d'en rééquilibrer le contenu par
l'annulation de la clause qui est à l'origine du
déséquilibre ». D'autres auteurs, par contre,
relèvent le caractère inutile et calamiteux du recours à
la notion de cause car cela conduit à faire l'impasse sur l'article
1150 du Code civil, sauf faute dolosive.
Au delà de tout cela, tous les auteurs semblent
d'accord pour considérer que le concept d'obligation essentielle est
liée à la cause; seulement si la faute lourde n'est pas
établie.
En dépit de cette controverse, la Cour de cassation
semble restée fidèle aux règles qu'elle avait
posées à propos de l'arrêt Chronopost. L'arrêt rendu
par sa Chambre commerciale le 17 juillet 2001 en témoigne.
En l'espèce, il s'agissait de la société
Securinfor qui avait conclu un contrat de maintenance du matériel
informatique commercialisé par une autre société. Elle
s'engageait à intervenir sur le site de la cliente dans un délai
de « 48 heures chrono ». Ayant failli à cette obligation
d'intervention, la cliente assigna Securinfor en paiement de dommages et
intérêts, mais elle s'est vue opposer une clause limitative de
responsabilité par Securinfor. Les juges du fond n'ont pas
appliqué ladite clause. Ils furent approuvés par la Cour de
cassation d'avoir « fait l'exacte application de l'article 1131du Code
civil en retenant, pour écarter la clause limitative de
responsabilité dont se prévalait la
société Securifor; qu'une telle clause revenait à
priver d'effet l'obligation essentielle souscrite par cette
société ».
La similitude avec l'arrêt Chronopost est frappante. Une
fois encore c'est la cause (à travers l'article 1131 du Code civil), qui
est appelée au secours de l'obligation essentielle. De plus, cette
décision consolide la construction jurisprudentielle selon laquelle
lorsque le droit spécial est impuissant à corriger les
excès de la liberté contractuelle, il y a un recours automatique
au droit commun .
A travers ces décisions, on peut dire que la cause,
bien que décriée par une partie de la doctrine, paraît
être l'un des fondements sûr de l'obligation essentielle en ce sens
qu'elle permet de condamner directement la clause portant sur l'obligation
essentielle dès lors qu'elle est de nature à la priver
d'effet.
Aussi ces deux décisions marquent une nouvelle
ère dans la protection contre les clauses abusives. Avec elles, le
domaine de la protection s'élargit, désormais, cette protection
s'étend même aux professionnels. Cela était formellement
exclu jusque là. Dans l'affaire Chronopost, le contrat était
conclu entre professionnels car la société Banchereau
contractait dans le cadre et pour les nécessités de son
activité professionnelle. De même que dans l'arrêt du 17
juillet 2001 les parties en litige étaient toutes des professionnelles.
Même si cette remarque est passée inaperçue aux yeux des
commentateurs, nous pouvons dire que la Cour de Cassation, par le biais de la
notion d'obligation essentielle, a aussi engagé la lutte contre les
clauses abusives dans les contrats conclus entre professionnels. En cela la
jurisprudence française en matière de clauses abusives rejoint la
jurisprudence américaine où les professionnels ont toujours
étés protégés contre ces clauses.
L'obligation essentielle étant
déterminée ainsi que ses fondements établis, il ne reste
plus qu'à nous pencher sur son délicat rôle et
l'épineuse question de sa sanction
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