A. Une action plus lente
Tout d'abord, par son essence même, la SCIC peut avoir
des désavantages. En effet, la prise de décision collective, avec
le principe «d'une personne = une voix» ralentit forcément le
processus de décision par rapport à une entreprise plus classique
où les actionnaires décident des orientations à prendre.
Le multisociétariat est à la fois une force, comme il a
été vu auparavant, mais peut aussi s'avérer par moment
être une faiblesse. Il faut concilier différentes
catégories d'associés (collectivités, personnes physiques,
personnes morales, entreprises, salariés...etc), avec des rapports au
projet, des attentes, des objectifs et des façon de voir les choses
très différents en fonction des sociétaires. Pour
Jean-François Draperi et Alix Margado, l'animation d'une SCIC est, plus
souvent qu'on ne le dit, une question
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d'éducation populaire plutôt que de management
d'entreprise94. Marius Chevallier résume la situation :
«prendre une décision à deux ou trois dans un cabinet
ça va assez vite, mais quand il faut prendre le temps de s'informer, de
collecter des informations et de consulter des dizaines et centaines de
personnes, c'est beaucoup plus long»95. Mais cela renforce la
solidité des décisions selon Dominique Guerrée qui ajoute
que «Les salariés vont aller dans un sens, les collectivités
dans un autre, le collège des citoyens dans un autre, puis on
réfléchit et on cherche une solution de compromis, par
conséquent solide et qualifiée.» 96. Il faut
aussi faire face aux critiques qui peuvent être faites quand, pour
être plus efficace, l'entreprise participe un peu plus aux
systèmes du marché. La culture de la SCIC est structurée
par le compromis constant, entre motivations idéologiques et contraintes
économiques, mettant ainsi en tension innovation et imitation, critique
et participation au marché97. C'est notamment une question
centrale dans le cas des salariés. Pour limiter les coûts, peu de
salariés sont embauchés, mais ceux-ci sont très
enthousiastes au départ, car sont à la fois salariés et
militants (ce que l'on retrouve souvent dans ces modèles), au point de
parfois s'épuiser, ce qui fait perdre en efficacité à la
société à court terme. Le collectif donne donc plus de
poids à chaque décision, mais, comme dans toute organisation
collective, la décision est donc plus longue à prendre pour
permettre la culture du compromis, ce qui peut faire prendre une longueur de
retard sur certains concurrents. La question est de savoir quelle est la
meilleure solution à long terme entre des décisions prises
lentement mais collectivement et des décisions prises rapidement par un
petit groupe ou une personne.
B. La question budgétaire, assurer les
coûts plus lourds de participation au marché dans l'attente de la
garantie d'un flux de revenu
L'un des piliers du fonctionnement d'une société
est ensuite sa solidité et stabilité économique et
financière, et cela est plus ou moins facile pour le modèle
coopératif qui, encore une fois, a dans ce domaine ses forces et ses
faiblesses. Les défis sont multiples pour Railcoop qui doit, avec un
capital limité, trouver l'équilibre économique en
relançant des lignes qui avaient été abandonnées
parce qu'elles n'étaient justement pas rentables. La tâche
94 DRAPERI J.-F. et MARGADO A., op. cit.
95 Entretien avec M.Chevallier
96 Entretien avec D.Guerrée
97 WOKURI, P. (2020)., op. cit.
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n'est pas des plus faciles lorsqu'il faut s'insérer sur
un marché où d'autres opérateurs sont déjà
présents, tels la SNCF, la Deutsche Bahn, ou Trenitalia, qui, comme le
souligne le Président de Railcoop, «sont déjà
costauds dans leur pays», «ont des ressources et compétences
fortes, sont historiques, ont les reins solides». Par
ailleurs, comme le démontre Pierre Wokuri dans sa thèse sur les
projets coopératifs dans le domaine des énergies
renouvelables98, les coûts de participation au marché
pour une coopérative peuvent être plus lourds que pour les autres.
Il veut évoquer par là les coûts liés aux formes de
participation (les actions de 100 euros maximum par exemple), les coûts
liés aux ressources matérielles et économiques
nécessaires pour participer et exercer un pouvoir de contrôle,
ceux liés à la forme de l'organisation du processus de
participation (action plus lente comme évoqué ci-dessus), enfin
les coûts pour franchir les différentes étapes
(autorités très pointilleuses pour passer les tests techniques
par exemple). Tout cela laisse certains, comme François Carême,
assez sceptiques : «c'est quand même simplement de mettre quelques
trains sur une ligne. A mon avis, ils vont avoir du mal à boucler leur
business model»99. D'autres, comme Frédéric
Laporte, attendent de voir : «Il va déjà falloir commencer
par le [le Bordeaux-Lyon] faire rouler et trouver un bon
équilibre»100. D'un autre
côté, le fonctionnement de la coopérative, peut
s'avérer être un atout, notamment pour l'indépendance de la
société, puisque l'affectation d'une très grande partie du
résultat aux réserves indéfiniment impartageables et
inaliénables consolide l'autonomie financière et
l'indépendance de Railcoop, et l'interdiction d'intégrer ces
réserves dans le capital social préserve la SCIC de la pression
des spéculateurs101. Pour le moment, comme l'indique
Dominique Guerrée, l'entreprise est déficitaire, car «comme
toutes les start-up, il n'y a pas de recettes, il n'y a que des
dépenses. C'est pour ça qu'il faut avoir un capital fort aussi,
et les bénéfices viendront compenser ce déficit». Le
défi des prochaines années sera donc de ne pas creuser
indéfiniment ce déficit et de commencer réellement les
activités afin de revenir à l'équilibre, d'autant plus que
le nombre de collectivités et de sociétaires n'est pas infini.
Tout repose donc sur la réussite ou non du lancement de la ligne
Bordeaux-Lyon. Un objectif qui n'est pas forcément facilité par
la structure d'une SCIC qui engendre des coûts plus importants, notamment
par plusieurs de ses modes de fonctionnement. Mais il est à rappeler que
l'objectif principal d'une telle
98 Ibid.
99 Entretien avec F.Carême
100 Entretien avec F.Laporte
101 DRAPERI J.-F. et MARGADO A., op. cit.
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société, qui, par essence, vise
l'intérêt général, n'est pas nécessairement
une forte rentabilité, d'autant que les sociétaires ne sont pas
comparables à des actionnaires et ne vont pas pousser pour avoir de plus
en plus de réussite et de dividendes. Mais, par sa jeunesse, et, comme
il va être vu prochainement, par sa taille, la solidité et la
pérennité financière sont plus difficiles à
atteindre pour Railcoop que pour les autres.
2- Une société encore vulnérable
par sa taille et par la structure du marché
Autre obstacle à passer, même lorsqu'on est une
SCIC et que l'on est protégé par un certain nombre d'acteurs
publics et privés du secteur : la subsistance de l'influence du
géant qui monopolisait l'exploitation du réseau qu'est la SNCF.
Celle-ci peut en effet s'avérer être un veto-player à tout
moment et par plusieurs moyens (A), et reste très présente et
influente dans l'opinion, les pouvoirs publics, certaines collectivités
locales, suscitant parfois des méfiances vis-à-vis de Railcoop
(B).
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