Chapitre IV - Un travail de légitimation
Après avoir usé des particularités du
modèle de SCIC et identifié une cible atteinte que sont les
espaces délaissés du marché, il s'agit de se rendre
crédible aux yeux de tous, devenir un acteur reconnu par les autres.
Cela passe par un travail important de légitimation qui amène
à finalement utiliser des procédés similaires aux autres
acteurs basés sur un modèle plus commercial (1), puis à
obtenir le maximum de soutien au sein du secteur ferroviaire (2).
1- Travailler la crédibilité par le
pouvoir d'orientation en usant de procédés similaires aux acteurs
privés
Travailler la crédibilité passe par
différents critères à remplir qui sont indispensables pour
entrer et être reconnu sur le marché, reconnu comme un acteur
ferroviaire tout aussi légitime que les autres. Cela passe d'abord par
une certaine rigueur technique et financière pour remplir les conditions
d'entrée (A), mais aussi par l'imagination d'une stratégie
économique solide, une sorte de business plan, procédé
finalement assez similaire à ceux utilisés par les autres acteurs
plus classiques du marché (B).
A. La rigueur pour obtenir les différents avals des
autorités compétentes
En premier lieu, pour pouvoir être
considérée comme une entreprise tout aussi légitime que
les autres à exploiter le réseau ferroviaire, Railcoop a dû
remplir nombre de critères techniques, financiers, sécuritaires,
et montrer patte blanche face à d'éventuelles destructions de
service public, afin d'être validée par les autorités du
secteur. Financièrement, il était tout d'abord obligatoire de
posséder un capital d'1,5 millions d'euros avec, à
côté, un groupement d'assurance couvrant les risques à
hauteur de 45 millions d'euros, ce pour demander puis obtenir la licence
d'opérateur ferroviaire79, chose faite en septembre 2021. En
effet, par un arrêté du 14 septembre 2021, l'Autorité de
Régulation des Transports a déclaré «Il est
délivré à la société Railcoop une licence
d'entreprise ferroviaire valable pour effectuer
79 Autorité de Régulation des
Transports, Décisions n°2021-063 du 2 décembre 2021
37
du transport de marchandises et de traction seule».
Restait maintenant à obtenir ce droit pour le transport de voyageurs, et
ce ne fut pas aussi aisé, des enjeux de sécurité plus
élevés rentrant en compte, devenant ainsi une cause du report du
lancement de la ligne Bordeaux-Lyon. Jérémy Aubry, directeur de
la sécurité de Railcoop, explique bien qu'il y a
«l'évolution sur l'activité voyageurs que l'on souhaite
à nouveau obtenir au niveau de l'EPSF (Etablissement Public de
Sécurité Ferroviaire) courant 2022. Il faudra déposer un
nouveau dossier pour cette activité et on n'a vraiment pas le droit
à l'erreur». L'ART a déjà donné son feu vert
pour l'exploitation de Bordeaux-Lyon et d'une dizaine de lignes dans les
prochaines années, mais pour chacune d'entre elles, Railcoop devra faire
un nouveau dossier. La tâche est d'autant plus compliquée que la
coopérative du Lot est un nouvel acteur, avec un nouveau modèle,
intriguant, ce qui pousse l'ART ou l'EPSF à être encore plus
rigoureux qu'avec des acteurs historiques plus importants tels que la SNCF ou
Renfe. Malgré que l'ART ait conclu à l'équilibre
économique des projets de Railcoop, elle reste très attentive
à d'autres critères. Dominique Guerrée a bien
constaté que «L'ART nous a très bien accueillis, mais c'est
surtout administratif, ils sont très regardant. C'est pareil pour
l'EPSF, l'Etablissement Public de la Sécurité Ferroviaire, pour
avoir le certificat de sécurité, ils ne nous l'ont pas
donné d'entrée de jeu comme à d'autres sur le territoire
français entier, ils nous le donnent petit bout par petit bout. Ils sont
très prudents face à nous, plus que face à
d'autres.»80. Mais pour le moment, Railcoop passe toutes les
étapes petit à petit sans réelles embûches, en
maintenant une grande rigueur dans l'ensemble du processus, en témoigne
l'absence d'incidents et de retards depuis le lancement de la ligne de fret
entre Figeac et Saint-Jory. Pour Dominique Guerrée, Railcoop,
grâce à cette ligne «devient de plus en plus crédible,
c'est rassurant pour tout le monde et notamment l'EPSF». Ainsi, ce n'est
pas seulement l'entreprise en elle-même qui est
crédibilisée et légitimée, mais c'est aussi le
modèle de la SCIC et son fonctionnement. La suite est un cercle
vertueux, la crédibilité permettant d'obtenir toujours plus de
soutiens, financiers notamment, ce qui rend l'acteur encore plus solide et lui
permet d'établir de plus en plus de projets, qui touchent une part
croissante de la population, et ainsi de suite....
B. L'établissement d'un business plan solide
grâce à des acteurs spécialisés
80 Entretien avec D.Guerrée
38
Afin de gagner en crédibilité, une entreprise
classique doit gagner en solidité, économique et structurelle.
Ainsi, coopérative ou non, un exploitant du secteur ferroviaire reste
une entreprise privée qui doit établir des objectifs et la
façon de les atteindre. Dominique Guerrée, le Président de
Railcoop, n'hésite d'ailleurs pas à qualifier le
procédé de «business plan», terme plus classiquement
utilisé dans le vocabulaire néo-libéral que le
modèle coopératif combat justement. Mais pour être
légitimé par les autres acteurs il faut parfois passer par des
procédés similaires à ceux que ceux-ci utilisent. Certains
chercheurs affirment d'ailleurs que le sociétariat peut aussi amener
à fonctionner de manière classique capitaliste car on est
obligé de s'intéresser aux sociétaires qui sont comme des
actionnaires81. Les créateurs de Railcoop ont donc
pensé le modèle en amont afin de bien cerner les cibles à
atteindre, la demande (transport de produits de façon flexible,
éthique, écologique), les risques possibles et les vecteurs de
facilitation, notamment sur le plan économique, tout en reconnaissant
leur spécificité et les risques que cela leur fait prendre.
Pierre Wokuri appelle cela le travail d'instrumentation qui consiste à
faire accepter la spécificité de l'initiative, puis les
faiblesses et désavantages qu'elle peut entraîner, et enfin la
demande d'instrument d'aménagement82. Mais
Railcoop compte bien être considéré comme les autres et ne
pas forcément user de pitié. Ainsi une association de
préfiguration a été créée avant que Railcoop
ne soit lancée afin de «voir si le projet était viable,
possible, quels étaient les risques et quelle était la marche
à monter pour aller à ce stade»83 explique
Dominique Guerrée. Les associés ont réalisé des
études comparatives, des budgets prévisionnels en prenant en
compte l'ensemble des paramètres en ne se cantonnant pas au secteur
ferroviaire. «On s'est basé sur ce qui existait en vols
intérieurs, les grandes transversales qui ne passaient pas par Paris,
les bus Macron, le covoiturage. C'est là-dessus que l'on veut capter du
flux. Est alors apparue l'évidence de la ligne Bordeaux-Lyon,
grâce à une petite étude de marché.». Ensuite,
aucun investissement n'est laissé de côté, afin de limiter
au maximum les risques financiers, notamment en achetant des wagons d'occasions
dans les pays de l'Est (République Tchèque, Slovaquie), Railcoop
ayant un budget de 5 millions d'euros pour dix rames pendant qu'une rame neuve
compte 13 millions d'euros en France. La société lotoise s'appuie
également sur des infrastructures déjà existantes, ce qui
limite l'investissement. Tout cela a été pensé avec la
constitution d'équipes qualifiées et diversifiées, avec de
nombreux collaborateurs et sociétaires qualifiés dans plusieurs
domaines. Axel Puig, dans un article de la revue
81 BECUWE A., CHEBBI H. & PASQUET P., op.
cit.
82 WOKURI, P. (2021)., op. cit.
83 Entretien avec D.Guerrée
39
DARD/DARD84 écrivait d'ailleurs que
l'on trouve à Railcoop «des gens très compétents, des
acteurs du monde du rail, de l'économie sociale et solidaire, de
l'aménagement du territoire et de la transition écologique».
Le Directeur Général, Nicolas Debaisieux, était haut
fonctionnaire au Ministère de la Transition Écologique et
à l'Union Européenne. La Co-Directrice, Alexandra Debaisieux, a
fait Science Po avant de se lancer dans le Conseil en financement
européen. Dominique Guerrée, Président, était
gérant d'une coopérative en Auvergne, et administrateur de
l'Union Régionale des SCOP Auvergne depuis les années 2000. Le
directeur de la sécurité, «une pointure» selon
Dominique Guerrée, Jérémy Aubry, à quant à
lui travaillé à la SNCF auparavant, et de plus en plus d'anciens
de la SNCF viennent rejoindre les rangs de Railcoop. Tout cela crée une
équipe diversifiée et qui peut s'enrichir mutuellement de leurs
différentes expériences, sans être forcément
spécialistes du ferroviaire, ce qui peut créer un avantage
comparatif par rapport aux autres. Malgré tout, ce principe du business
model appliqué à une coopérative ne plaît pas
à tout le monde. A Périgueux, François Carême
affirme que «Certains disent que Railcoop fait un premier jet sur des
lignes aujourd'hui non-couvertes par la SNCF mais du coup c'est pour
créer un business model qui voudra se mettre en concurrence
derrière.»85.
2- Se faire reconnaître par les autres
acteurs pour parfois bénéficier de protection
Après avoir été reconnu par les
autorités, il s'agit aussi de passer pour un opérateur
ferroviaire classique aux yeux des autres, sans pour autant paraître une
menace au risque de se voir jeter des bâtons dans les roues (A). Tout
cela est facilité par le fait que Railcoop, par son particularisme
coopératif, convainc plus facilement les élus de tout bord, ce
qui constitue un soutien de poids, aussi bien au niveau local que national ou
européen (B).
A. Obtenir la reconnaissance par les acteurs du
marché en se montrant bienveillant, pour arriver à la table des
négociations
Un des enjeux pour Railcoop afin de réaliser ce travail
de légitimation est d'être reconnu par les autres acteurs du
marché comme un véritable opérateur ferroviaire, pas
84 PUIG A., op. cit.
85 Entretien avec F.Carême
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seulement un acteur associatif. Des points de réussite
importants apparaissent comme la participation de certains autres
opérateurs ferroviaires au lancement de Railcoop par l'achat de parts,
ou encore l'adhésion du syndicat Sud Rail au projet avec la
volonté d'échanger avec Railcoop. Par ailleurs, en ce sens, la
communication de la SCIC est très lisse et docile envers la SNCF, acteur
majeur du secteur ferroviaire, et insiste beaucoup sur la coopération,
la complémentarité, et non la concurrence. Il sera vu plus tard
que cela n'est pas forcément réciproque. Dominique Guerrée
ne ménage pas les éloges, qualifiant la SNCF de «très
belle entreprise, très bien organisée, avec de très belles
choses» et notamment SNCF Réseau avec qui «ça se passe
bien»86. Michael Laplantine, Directeur adjoint de Railcoop
à la sécurité ferroviaire dit bien «je
défendrai toujours un peu la SNCF»87. Nicolas
Debaisieux, insiste bien: «On est pas concurrent de la SNCF, on profite de
l'ouverture du marché pour concurrencer la route»88.
Idée partagée par Dominique Guerrée: «On est tous
convaincus du service public chez Railcoop [...] Nos plus grands concurrents
sont la route et l'avion». Par le travail politique d'instrumentation
évoqué par Pierre Wokuri (voir par-ailleurs), Railcoop cherche
à se faire reconnaître et à ce que les autres
opérateurs ferroviaires la perçoivent comme un acteur
différent par sa particularité coopérative, ce afin
d'être plus facilement accepté. Une stratégie qui semble
porter progressivement ses fruits puisque les représentants de la
société se font progressivement une place de plus en plus grande
à la table des négociations, et ce suite à tout le travail
réalisé en amont. «On apprend à faire sa place et
maintenant que l'entreprise existes toujours, qu'on en parle, on commence
à être écoutés, mais il faut quand même jouer
des coudes, c'est de la négociation, ce sont des affaires, ce n'est pas
tout rose», affirme Dominique Guerrée. La chargée de
communication de la coopérative, Olivia Wolanin, souligne que les
négociations avec SNCF Réseau «se sont
considérablement améliorées et vont dans le bon
sens», selon elle grâce au fait que Railcoop est "officiellement une
entreprise ferroviaire avec une licence et un certificat de
sécurité». Cependant, Railcoop n'a pas toujours son mot
à dire. Avec les acteurs plus importants, quand deux trains passent
à la même heure, c'est Railcoop qui doit décaler son
horaire et non un TER par exemple. Karima Delli tend également à
ménager tout cela et rappelle bien que si le modèle marche, c'est
bien parce que «Railcoop ne va jamais se substituer sur les lignes
86 Entretien avec D.Guerrée
87 CHEVIRON, N. (2021, 19 novembre). Railcoop : la
relève citoyenne de la SNCF est sur les rails. Mediapart.
88 GRELIER, A. (2021, 3 mai). Railcoop : la
coopérative qui veut faire revenir le train dans les campagnes.
Radio France.
41
rentables, ce n'est pas du tout le même
marché»89. Tout l'enjeu est donc de paraître le
moins menaçant possible, afin d'obtenir quelques concessions et pouvoir
mener à bien le projet.
B. Des soutiens politiques importants et
nombreux
Enfin, un atout majeur de la nouvelle coopérative
ferroviaire est le fort soutien à l'initiative dont témoignent de
nombreux élus à travers l'ensemble du territoire. Maintenant que
Railcoop veut ouvrir des lignes dans toute la France, de nombreux territoires
entrent en compte, avec, la plupart du temps, un accueil très positif,
quelle que soit la couleur politique. Si cet engouement existe, c'est aussi et
surtout par le modèle coopératif. Celui-ci apparaît ici
comme un atout majeur alors qu'il est parfois une difficulté face aux
autres opérateurs dans le cadre plus commercial. La légitimation
passe par le fait de démontrer la dimension alternative du projet
coopératif pour fédérer un maximum d'acteurs divers autour
de celle-ci, et en premier lieux les élus, ce qui permet ensuite
d'être soutenu et de bénéficier de protection90
comme vu précédemment avec la régulation
préférentielle. La particularité de la SCIC, qui veut
servir à la fois l'intérêt collectif de ses propres membres
mais aussi du territoire, est ici un hameçon très efficace face
aux élus. Le soutien est d'abord financier, avec par exemple une ville
de Montluçon qui a contribué à hauteur de 30 000 euros au
projet, ou la communauté de commune du Grand Périgueux à
hauteur de 15 000 euros, le plus gros sociétaire étant la
région Grand-Est. La participation est ensuite plus morale, avec un
soutien affiché par de nombreux élus, et ce quelle que soit la
couleur politique. La première à avoir soutenu le projet est
Véronique Pouzadoux (Les Républicains), maire de Gannat dans
l'Allier, qui fait aujourd'hui partie du Conseil d'Administration de la
société. François Carême (Europe Ecologie Les
Verts), adjoint aux mobilités de la commune de Périgueux:
«au Conseil communautaire il y a de tout, gauche et droite, et tout le
monde avait voté la subvention»91. Constat
également réalisé à Montluçon par
Frédéric Laporte (Les Républicains, qui avait
appelé tous les sociétaires à écrire au Ministre
des Transports) où «ça a été voté
à l'unanimité dans [le] Conseil Communautaire de 64
élus»92. Par ailleurs, les
représentants de la coopérative ont été
reçus par l'ensemble des députés de la ligne
89 Entretien avec K.Delli
90 WOKURI, P. (2020)., op. cit.
91 Entretien avec F.Carême
92 Entretien avec F.Laporte
Bordeaux-Lyon à l'Assemblée Nationale, mais
aussi plusieurs fois avec le Ministre des Transports Jean-Baptiste Jebbari (La
République En Marche). Le soutien est aussi présent au niveau de
l'Union Européenne avec Karima Delli qui raconte et se rappelle de sa
première rencontre avec Railcoop: «Railcoop, à ses
prémices, on s'est vus. On a pris le temps de se connaître, et je
leur ai dit "bougez vous, bougez vous parce que votre modèle qui
rassemble aujourd'hui des citoyens, des entreprises, des collectivités,
montre que la coopération, les systèmes coopératifs, sont
un levier d'action pour demain»93. Tout cela a des
conséquences très vertueuses pour l'entreprise afin d'être
de plus en plus influente, reconnue dans les milieux de décision, comme
l'explique Dominique Guerrée «Concrètement, cela nous donne
plein de contacts, de relations, de lobby, de la discussion qui peut aider sur
des règles, des choses à faire». Par sa particularité
basée sur l'intérêt collectif et l'identification d'une
cible pertinente, Railcoop a su trouver en ces élus un soutien important
pour jouer à l'ensemble des échelles de décision.
42
93 Entretien avec K.Delli
43
Chapitre V - Les freins liés au fonctionnement et
à la taille du modèle coopératif
Dernière étape avant de tirer le premier bilan
de ces recherches. Après avoir vu comment le modèle
coopératif pouvait s'insérer sur un marché concurrentiel
par la fenêtre d'opportunité, l'exploitation des failles du
marché et des cadres institutionnels, et par un travail de
légitimation, il s'agit de voir ce qui pourrait faire que ce
modèle n'arrive pas à rester sur cet espace à l'avenir.
Quels sont les risques et les défis qui se présentent à
Railcoop ? Le fonctionnement de la SCIC a ses inconvénients (1), mais
c'est aussi la petite taille de l'entreprise qui peut la rendre
vulnérable face à d'autres mastodontes et en premier lieu la SNCF
(2).
1- Le fonctionnement de la SCIC a ses
inconvénients
Le premier facteur qui pourrait poser problème au
développement de Railcoop est peut-être finalement Railcoop en
elle-même. En effet, par son modèle de SCIC qui se veut
participatif, ne recherchant pas nécessairement la rentabilité,
la société peut entraîner certains vecteurs de
ralentissement. D'abord par le système de décision collective,
qui ralentit quelque peu l'action par moment (A), ainsi que les coûts
supplémentaires que cela engendre pour entrer sur le marché
lorsqu'on est une SCIC et que les rentrées d'argent, les flux de
revenus, ne sont pas encore assurés (B).
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