Lieux de mémoires et citoyen.ne.s numérique : un dialogue impossible ?par Paul GOURMAUD L'École de design Nantes Atlantique - Master 2 Digital Design 2024 |
Conclusion45 Au long de cette première partie nous avons vu que les rapports entre l'histoire et la mémoire ont évolués depuis plusieurs années. Il y a désormais une volonté de se réapproprié l'histoire et raconter des récits qui construisent une mémoire qui à plus de sens pour les historiens, les états, les associations ou les individus. Ces changements s'expliquent aussi par une mutation des lieux de mémoires. Même si les mémoriaux physiques tel que les stèles, les plaques, les statues ne sont pas complètement désert, les multiples acteurs de la mémoires cherchent de nouveaux milieux afin de construire la mémoire collective. De fait, les évolutions permises par l'essor du numérique ont permis le développement de nouveaux outils (les forums, les réseaux sociaux) qui deviennent progressivement nos lieux de mémoires contemporains. Ces outils particulièrement récents comparés aux lieux de mémoires « physiques » (stèles, statues), restent malgré tout un défi pour le citoyen d'aujourd'hui qui doit encore apprendre à s'en servir afin de préserver ses données personnelles et assurer une transmission mémorielle intègre pour les prochaines générations. Est-ce que cela signifie pour autant la disparition de nos lieux de mémoires physiques ? Quelles est leur place dans notre mémoire collective ? Ont-ils perdu de leur sens au yeux du citoyen ? 46 LES MUTATIONS DE LA MÉMOIRE 47 « visiter un champ de bataille ou un
camp 48 Les lieux de mémoires : rien ne se perd tout se transforme 49 3.1 - Les témoins dans l'histoireLe temps passe et les événements dupassé s'éloignent de nous inexorablement. Ceux qui les ont vécues de l'intérieur, les témoins, disparaissent et disparaîtront quoi que l'on fasse, laissant derrière eux des témoignages et autres archives diverses (journaux intimes, lettres) dont la responsabilité sera déléguée aux générations qui les suivront. « L'ère du témoin » est une formule utilisée pour la première fois par l'historienne Annette Wieviorka à la fin des années 90 dans un ouvrage du même nom. Son travail s'appuie sur les vagues de témoignages des victimes de la Shoah pendant les années 90 et au début des années 2000. Analysant ainsi les différentes phases de considération de ces traces particulières, de l'ignorance à la reconnaissance, voire à l'instrumentalisation. En effet, les tout premiers témoignages veulent laisser une trace pour ne pas oublier, mais la position du survivant n'est pas encore mise en avant socialement pour que ces documents sortent de l'ombre. Mais c'est à partir de 1962, lors du procès d'Adolf Eichmann, que le statut social du témoignage change, la figure du survivant devenant par la suite inhérente à l'écriture de l'histoire de la Shoah. Même si cela a permis aux survivants une meilleure reconnaissance sociale, l'instrumentalisation politique de leur parole n'a pas pour autant favorisé une pratique objective de l'Histoire, de par les attributs affectifs des témoignages qui ne sont pas pertinents pour sa pratique. 50 C'est donc dans les années qui suivront que débutera « l'ère du témoin », caractérisée par une collecte massive de témoignages afin de garder une trace de ce passé 36 (Chevalier, 2000). À titre d'exemple, L'INA possède une rubrique intitulée Grands entretiens compilant des séries d'interviews diverses, dans laquelle on retrouve une séquence sur la mémoire de la Shoah 37. Sont ainsi compilés 105 témoignages de victimes de la Shoah (anciens déportés, enfants de déportés, résistants...) durant chacun plus d'une heure. Ils n'ont pas été montés, mais possèdent cependant un chapitrage détaillé, facilitant leur visionnage. De plus, ces interviews sont aussi accompagnées d'interventions « d'acteurs de la mémoire » (historiens, magistrats, diplomates) afin de replacer le témoignage des victimes dans leur contexte. Ces vidéos sont désormais accessibles en permanence et nous rappellent à quel point il est aujourd'hui facile d'immortaliser des moments du passé, et en l'occurrence des témoignages. Si l'on se réfère ainsi aux conflits contemporains fréquemment actualisés par l'actualité internationale, nous 36 Chevalier, Y. (2000). Wieviorka (Annette), L'Ère du témoin. Archives des Sciences Sociales des Religions, 110, 110. Consulté le 19 novembre 2023, à l'adresse https://doi.org/10.4000/assr.20611 37 INA. (s. d.). Collection Mémoires de la Shoah - Grands entretiens patrimoniaux. Consulté le 19 novembre 2023, à l'adresse https://entretiens.ina.fr/ memoires-de-la-shoah 51 constatons que la mémoire des victimes se construit alors même que les conflits ne sont pas officiellement terminés. Il y a une forme d'accélération dans la production de contenu. Ainsi, au moment où ces lignes sont écrites, la guerre entre Israël et le Hamas n'est toujours pas terminée, et malgré tout, la construction des mémoires s'est déjà amorcée. Une cérémonie d'hommage nationale a ainsi été organisée à Paris le 4 février 2024 en l'honneur des victimes françaises des attaques terroristes perpétrées par le Hamas le 7 octobre 2023 38. L'événement à partir duquel Israël rentrera en guerre contre l'organisation terroriste. La forte présence des médias d'informations dans le conflit entraîne également la propagation d'un flux important de données. Parmi ce flux, on retrouve ainsi les témoignages de survivants accessible très facilement en ligne 39. À l'image des mémoires et des témoignages des victimes de la Shoah, ces vidéos ne peuvent attester de l'Histoire exacte du conflit et sont donc à prendre avec de la distance, du moins si l'on adopte le regard de l'historien. Car de nouveau, même s'il est plus facile aujourd'hui d'avoir des informations « brutes » sur les caractéristiques d'un 38 Élysée. (2024, 7 février). Cérémonie d'hommage national aux victimes françaises des attaques terroristes du 7 octobre en Israël. Élysée. Consulté le 12 février 2024, à l'adresse https://urls.fr/UNpM5q 39 Le Monde. (2023, 30 décembre). Mia Schem et Chen Almog-Goldstein, ex-otages israéliennes racontent leur captivité à Gaza [Vidéo]. YouTube. Consulté le 12 février 2024, à l'adresse https://www.youtube.com/watch?v=NlPUzbO65oQ 52 témoignage : Nom de l'auteur. Ice de l'interview, date de celle-ci, nom du média chargé de l'interview... La véracité des propos et des intentions de la victime sont nuancées en fonction de la situation micro (conditions de l'entretien par exemple) et macro (contexte de l'événement). Cette production intensive et continued'informations entraîne une forme d'accélération dans la construction des mémoires collectives, d'autant que c'est un processus qui s'appuie sur des événements qui ne sont pas encore terminés. Cependant, les constats qui ont été faits sur la gestion des témoignages des victimes de la Shoah peuvent nous éclairer sur la manière dont il est possible d'appréhender nos témoignages contemporains. « Dès lors qu'il s'agit moins de faire preuve que de chercher du sens, le triptyque trace, document, question [...] laisse la porte ouverte aux renouvellements, sans doute infinis, des écritures de l'histoire, puisque les interrogations posées au passé se multiplient au rythme du présent. » 40 (Zalc, 2018). Autrement dit, dans le cadre du travail d'histoire mené sur la Shoah, les travaux d'investigations se voulaient être un rempart contre le négationnisme et l'effacement des traces par les nazis. Ces positions militantes commencent donc à s'apaiser aujourd'hui et laissent progressivement 40 Zalc, C. (2018). Passages de témoins. Vingtième Siècle. Revue d'histoire, 139, 2-21. consulté le 15 juin 2023, à l'adresse https://doi.org/10.3917/ ving.139.0002 53 leur place à un travail qui s'effectue pour le sens et non pour les preuves. Dans le cas de la mémoire de la Shoah, la disparition progressive des témoins incite donc à renouveler les modalités d'écriture de l'Histoire. Nous en revenons à des exemples cités précédemment, à l'image du travail de Barbara Engelking sur les récits de rêves pendant l'Holocauste, et dans quelle mesure ces traces pourraient être pertinentes dans l'écriture de cette histoire. Concernant la manière dont sont écrites celles de nos événements contemporains, telle la guerre sur la bande de Gaza évoquée précédemment, ou bien des événements passés, tels les attentats du 11 septembre 2001. Il est légitime de se demander si l'écriture de l'histoire de ces événements n'est pas plus portée par une volonté de faire justice que par une quête de sens ? Et si cela est problématique pour les acteurs contemporains liés à ces événements (historiens, victimes) ? Ainsi, le témoin est une figure emblématique et malgré tout nécessaire dans la transmission du passé, d'autant qu'en chacun d'eux réside une volonté de parler de ce qu'ils ont vécu. Cependant, même si leur témoignage provoque facilement l'empathie, il ne permet pas toujours d'effectuer un travail d'histoire de par la dimension affective non nécessaire à cette tâche et la difficulté potentielle à cerner les conditions de création d'un tel témoignage. Ce faisant, lorsque le témoin disparaît, c'est une connexion importante avec le passé qui est perdue. Même si cela peut Ainsi, moins de monuments seront construits et 54 permettre de renouveler le récit historique, les témoins laissent derrière eux des traces également nécessaires dans la compréhension du passé, mais qui peuvent devenir étrangères dans un contexte contemporain. Nous pouvons parler ici d'écrits, d'images, ou bien de monuments aux morts. |
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