Section 2 : Les difficultés relatives à
la répression du détournement des deniers publics
304 - La répression des atteintes
à la probité nécessite la mise en place des mesures
répressives et l'application des peines adaptées pour le
rétablissement de la confiance des citoyens à l'égard de
l'administration.216
305 - Mais fort malheureusement le constat
fait est que la répression des auteurs de détournement des
deniers publics se heurte le plus souvent à des difficultés qui
sont d'ordre judiciaire (Paragraphe 1) d'une part et d'autre part elles
résultent de l'absence de sanction (paragraphe 2).
Paragraphe 1 :L'inefficience du système judiciaire
et des instances
306 - L'impartialité des juridictions
(A) et l'impartialité des instances (B) constituent les principales
difficultés à la répression des auteurs de
détournement des deniers publics.
A- L'impartialité des juridictions
307 - L'impartialité ou
l'indépendance des juridictions et des magistrats constituent un
principe fondamental pour lutter et prévenir les risques de corruption
et les infractions assimilées à l'instar du détournement
des deniers publics. Ce principe est consacré par la convention des
Nations Unies contre la corruption dans son article 11 qui dispose :
« Compte tenu de l'indépendance des Magistrats
et de leur rôle crucial dans la lutte contre la corruption, chaque
État partie prend, conformément aux principes
216 -S.VOKO, op.cit., p.181.
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fondamentaux de son système juridique, des mesures
pour renforcer leur intégrité et prévenir les
possibilités de les corrompre, sans préjudice de leur
indépendance. Ces mesures peuvent comprendre des règles
concernant leur comportement ».217
308 - Cette convention met l'accent sur
l'importance de l'indépendance de la justice et son rôle crucial
dans la lutte contre la corruption, et exhorte les États à
prendre des mesures pour soutenir l'intégrité et la lutte contre
la corruption au sein de la magistrature.218
309 - Malgré la controverse sur la
nature de la fonction judiciaire, fonction « répressive
» ou « préventive », ou les deux à
la fois. Il est certain que le rôle du pouvoir judiciaire dans la lutte
contre les crimes de corruption demeure un rôle important et va du
rôle de redressement. Et ce redressement se reflète par la
dissuasion à travers la responsabilisation, la sanction et la
récupération des fonds.219
310 - Dans ce contexte, l'application de la
loi par le pouvoir judiciaire avec objectivité et impartialité en
totale indépendance du pouvoir exécutif et législatif, lui
permet d'être plus efficace pour pouvoir dévoiler les crimes de
corruption et punir leurs auteurs. La lutte contre la corruption passe donc
inévitablement par l'existence d'une justice pénale efficace et
indépendante qui garantit le principe de
l'impunité.220
311 - Dans cette perspective, le Maroc a fait
de l'indépendance du pouvoir judiciaire un principe constitutionnel.
Depuis la première Constitution du Royaume, le Maroc a toujours
adopté le principe de la séparation entre les trois
217 -Art 11 Convention des Nations Unies contre la corruption,
2003.
218 -Ministère de la modernisation des secteurs
publics, la prévention et la lutte contre la corruption au royaume du
Maroc, p.87.
219 - Ministère de la modernisation des secteurs
publics, la prévention et la lutte contre la corruption au royaume du
Maroc, p.87.
220 -Ibid.
81
pouvoirs avec la mise en place des mécanismes de
coopération entre eux, pour assurer leur efficacité et leur
dynamisme.
312 - La nouvelle Constitution du Royaume
prévoit l'indépendance du pouvoir judiciaire vis-à-vis de
l'exécutif, dont le Roi est garant, ceci signifie que la
préservation de cette indépendance est un devoir du juge et non
pas un droit.221
313 - A cet effet, l'article 109 oblige le
juge à saisir le conseil supérieur de la Magistrature de tout ce
qui peut menacer cette indépendance, et tout atteinte par le juge de
l'indépendance et de l'impartialité est considérée
comme une faute grave et ce en plus des poursuites
éventuelles.222
314 - Le législateur marocain a
criminalisé toute atteinte au principe de séparation des
pouvoirs, en sanctionnant toutes formes d'immixtion dans les
prérogatives des autres pouvoirs. En ce qui concerne surtout les
attributions de la justice, afin de préserver l'indépendance de
la magistrature (articles 237 à 240 du Code pénal), la nouvelle
Constitution a élevé au niveau constitutionnel la poursuite de
quiconque essaie d'influencer le juge d'une façon
illégale.223
315 - La nouvelle Constitution prévoit
la création du Conseil supérieur de la Magistrature, qui assure
la mise en oeuvre des garanties accordées aux magistrats en particulier,
à l'égard de leur indépendance ; leur nomination ; leur
promotion ; leur retraite ; et leur régime disciplinaire.
316 - Le Royaume du Maroc a supprimé
la juridiction spéciale dans le domaine contre la corruption. Il a
adopté à la place une approche basée sur la
création des tribunaux spécialisés pour assurer et
renforcer les exigences des procès équitables
221 - Ministère de la modernisation des secteurs
publics, la prévention et la lutte contre la corruption au royaume du
Maroc, p.87
222 - Ministère de la modernisation des secteurs
publics, la prévention et la lutte contre la corruption au royaume du
Maroc, p.87.
223 - Ministère de la modernisation des secteurs
publics, la prévention et la lutte contre la corruption au royaume du
Maroc, p.87.
82
dans les affaires de détournement de fonds, de
corruption et de gaspillage de fonds publics.224
317 - Également, les tribunaux de
commerce et les tribunaux administratifs ont été
créés, et sont spécialisés dans la promotion du
principe de la protection des citoyens contre : l'abus de l'administration ; la
consolidation de la rigueur et de l'éthique dans le domaine des affaires
; et l'accompagnement du développement économique du
pays.225
318 - Par ailleurs, les jugements de
condamnation doivent en principe être fondés sur la certitude.
Mais la difficulté de la détection et de la preuve en
matière de crimes de corruption avec leur complexité et leur
complication, ouvre la porte au doute sur l'implication de l'accusé, et
le doute signifie l'innocence et l'impunité.212
319 - Il est cependant nécessaire,
d'avoir une magistrature spécialisée dans les crimes de
corruption. Une magistrature qui peut comprendre les méthodes
sophistiquées, utilisées dans les crimes financiers. Enfin elle
sera capable d'accéder à la vérité et de se baser
sur des certitudes, ce qui permettra de participer à la moralisation de
la vie publique et à la protection des deniers publics.226
320 - Ce que sa Majesté le Roi
Mohammed VI a confirmé dans son discours Royal prononcé à
l'occasion de l'ouverture de l'année judiciaire à Agadir le 29
janvier 2003 :
«...Notre but demeure la création d'une
justice spécialisée, qui, outre l'efficience dans le
règlement des litiges, garantit le droit à un procès
équitable et l'égalité
224- Ministère de la modernisation des secteurs
publics, la prévention et la lutte contre la corruption au royaume du
Maroc, p.87.
225 - Ministère de la modernisation des secteurs
publics, la prévention et la lutte contre la corruption au royaume du
Maroc, p.89.
226 - Ministère de la modernisation des secteurs
publics, la prévention et la lutte contre la corruption au royaume du
Maroc, p.87.
83
des citoyens devant la loi, en toutes circonstances et
dans tous les cas aussi, ordonnons-nous à notre gouvernement de se
pencher sur la situation de la cour spéciale de justice et de nous
soumettre les propositions auxquelles il aura abouti, en gardant à
l'esprit l'impératif de la mise en place d'une juridiction
spécialisée dans les crimes financiers, soucieuse de moraliser la
vie publique, de protéger les deniers publics contre toutes sortes de
prévarication, et d'ancrer dans les moeurs la culture et
l'éthique de la responsabilité. »227
321 - En mettant en oeuvre le contenu du
discours royal, le Ministère de la Justice a préparé un
projet de loi visant à modifier l'article 6 de la Loi sur l'organisation
judiciaire du Royaume, laquelle loi prévoit la création d'une
magistrature spécialisée dans la lutte contre les crimes de
corruption, et ce à travers la création de sections des crimes de
fonds au niveau des Cours d'Appel.228
322 - Ces sections se composent notamment :
des chambres pénales des tribunaux d'instance et des cours d'appel,
ainsi que des chambres d'enquête ; un Parquet ; un greffe et le
Secrétariat général du Parquet. Ce qui fournira à
ces sections des ressources humaines spécialisées et
qualifiées, qui vont leur permettre d'accomplir parfaitement leur
mission.229
323 - Vu que la compétence de ces
sections se limitait aux crimes de corruption financière et
administrative. Pour assurer la compatibilité avec les règles de
procédure générale, le ministère de la Justice a
suggéré la modification du Code de la procédure
pénale. En ajoutant un nouvel article à cette loi, l'article
260-1, qui définit la compétence de ces sections et les habiliter
à examiner les crimes
227 - Ministère de la modernisation des secteurs
publics, la prévention et la lutte contre la corruption au royaume du
Maroc, p.89.
228 - Ministère de la modernisation des secteurs
publics, la prévention et la lutte contre la corruption au royaume du
Maroc, p.90.
229 - Ministère de la modernisation des secteurs
publics, la prévention et la lutte contre la corruption au royaume du
Maroc, p.90.
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énoncés aux articles 241 à 256 du Code
Pénal et les crimes qui ne peuvent pas être séparés
des attributions de ces sections. Cette loi a été publiée
au Bulletin Officiel en 2011 sous le numéro 5975.230
324 - Par ailleurs la convention des Nations
Unies prône aussi une séparation des pouvoirs que les
Constitutions africaines, dans leur quasi-totalité, ont
consacrée. Cette séparation des pouvoirs devrait permettre au
juge de bénéficier théoriquement d'une indispensable
indépendance vis-à-vis des autres organes constitutionnels pour
faire respecter la loi, les droits et libertés individuels. Cela
concerne également les juridictions car lorsqu'un tribunal où
siègent les magistrats n'est pas indépendant vis-à-vis de
l'exécutif et d'autres organes, les juges eux-mêmes qui le
composent ne peuvent prétendre être
indépendants.231
325 - L'indépendance de la justice
suppose d'abord que le juge soit à l'abri de l'influence ou de la
domination des autres pouvoirs publics de l'État. Mais il faut admettre
ensuite qu'elle doit être protégée des pressions provenant
des partis politiques notamment de l'opposition, des syndicats et, de
manière générale, de la société
civile.232
326 - Si l'indépendance de la justice
signifie l'exclusion de tout lien de dépendance vis-à-vis des
pouvoirs législatif et exécutif, ou vis-à-vis de tout
autre acteur ou phénomène, cependant l'impartialité en
appelle à la conscience du juge qui doit s'assurer que la
décision qu'il a prise n'a subi l'influence d'aucun
élément étranger dans l'exacte application de la
règle de droit aux faits de l'affaire qui lui est
soumise.233
327 - Dans sa plus simple expression, le
principe d'indépendance signifie que le juge est séparé de
l'exécutif comme du législatif. En ce sens qu'il dit le droit
et
230 Ministère de la modernisation des secteurs publics,
la prévention et la lutte contre la corruption au royaume du Maroc,
p.90.
231 -A.B.FALL, Les menaces internes à
l'indépendance de la justice, Dakar, édition Hal, 2007, 2007,
p.49.
232 -Ibid., p.50.
233 - A.B.FALL, Les menaces internes à
l'indépendance de la justice, Dakar, édition Hal, 2007, 2007,
p.68.
85
applique la loi. Sans en référer à l'un
ou à l'autre de ces deux autres organes constitutionnels, ou à
aucune autre instance ou élément extérieur à
l'institution judiciaire. Ni subir leur influence ou leur pression lorsqu'il
rend la justice à l'occasion des conflits qu'il tranche, ou lorsqu'il
prend des sanctions prévues par la loi pour les délits et les
crimes commis.
328 - C'est le sens général que
l'on peut donner au principe de l'indépendance de la justice, en sachant
qu'une telle définition n'épouse pas l'ensemble des
éléments que recouvre ce principe aux contours encore
imprécis.234
329 - Comme pour la plupart des États
africains, le Sénégal a jugé bon de mettre en place une
politique destinée à assainir davantage l'appareil judiciaire, en
invitant les magistrats à avoir plus d'éthique dans leur
fonction.
330 - Les autorités
sénégalaises ont en effet insisté sur ce qu'elles ont
appelé « la gouvernance judiciaire », en précisant que
dans un contexte démocratique, les politiques de l'État dans ce
secteur visent à promouvoir l'existence d'une justice viable, efficace,
impartiale et favorable au développement économique.235.
Le constat fait par la doctrine d'aujourd'hui est que la
justice en Afrique est en « panne ».
331 - Parmi les causes de
l'inefficacité de l'appareil judiciaire en Afrique,
l'ineffectivité de l'indépendance des juges semble être un
des facteurs les plus déterminants.
332 - Les raisons de cette
ineffectivité sont multiples. Si l'on veut que le processus de
démocratisation qui caractérise les régimes politiques
africains soit encadré, accompagné par un appareil judiciaire
crédible, il est impérieux que des réformes se
fassent.236
234 - A.B.FALL, op.cit., p.53.
235 - - A.B.FALL, op.cit., p.69.
236 - A.B.FALL, op.cit. p.51.
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333 - L'indépendance de la justice en
Afrique restera une utopie si ces réalités demeurent
inchangées.
A la lumière des arguments avancés, il est
judicieux de rappeler que tant que les juridictions ne sont pas
indépendantes et impartiales, la répression du
détournement des deniers publics ne sera qu'une simple illusion. Ce qui
explique que les auteurs de détournement des deniers publics resteront
impunis du fait de l'ingérence du pouvoir exécutif dans le
pouvoir législatif.
L'impartialité des instances constitue aussi un
obstacle à la répression du détournement des deniers
publics.
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