B-Existence d'un ordre public européen
Vaste conception de la vie en commun sur le plan politique et
administratif dont le contenu varie du tout et selon les régimes,
l'ordre public est le caractère des règles juridiques qui
s'imposent pour des raisons de sécurité impérative dans
les rapports sociaux auxquelles les parties ne peuvent
déroger147. Si on lit l'article 60 de la Convention, pour le
professeur Gérard COHEN-JONATHAN, en comprend que son rôle vise
effectivement à « déterminer en matière des
droits fondamentaux un standard, minimum qui peut être
dépassé mais qui ne saurait être transgressé
»148.Pour sa part, le professeur Giorgio MALINVERNI
écrit : « Par sa nature même, la Convention énonce
des règles communes à plusieurs Etats. Elle a pour but de
créer un ordre public européen dans le domaine des droits
fondamentaux. Elle perdrait une bonne partie de son sens, de son utilité
et de son efficacité si son interprétation et son application
dépendaient dans une trop large mesure des particularismes nationaux
»149.
146 L'affaire concerne la suspension des libertés pour
combattre un danger public.
147 GUINCHARD (Serge) et MONTAGNIER (Gabriel), Op.Cit., p.408.
148 COHEN-JONATHAN (Gérard), Aspects
européens des droits fondamentaux, Paris, Montchrestien, 1996, p.
61.
149 MALINVERNI (Giorgio) Cité par LAMBERT (Pierre),
Op.Cit., pp 88-89.
52
Les lois nationales n'ont donc aucun rôle à jouer
lorsqu'il s'agit de substance des droits de l'homme. Dans ce domaine, les
particularismes nationaux ne trouvent donc aucune justification. L'affirmation
de l'existence d'un ordre public européen ressort implicitement de
l'ensemble de la jurisprudence bien qu' « il a fallu attendre
quarante-deux ans après l'entrée en vigueur de la Convention
européenne des droits de l'homme et trente- cinq ans après le
premier arrêt de la Cour européenne pour que celle-ci soit
confirmée dans la décision Loizidou c. Turquie du 23
mars 1995 »150. La décision reconnaissait formellement
la notion de l'ordre public européen dont le contenu (1) a des effets
considérables (2) dans l'ordre juridique interne.
1-Le Contenu de l'ordre public
européen
L'ordre public européen dont le fondement est le
caractère constitutionnel de la Convention des droits de l'homme,
renvoie à une conception d'ensemble de la vie sociale. Il est
constitué par des valeurs communes et un certain nombre des droits
constitutifs de la société démocratique européenne.
Les Etats qui fondent en 1949, à Londres, le Conseil de l'Europe partage
en commun l'idéal d'être des Etats démocratiques,
c'est-à-dire qui conjuguent régime pluraliste, reconnaissance des
droits de l'homme et prééminence. Le statut l'affirme clairement
dans son préambule et son article 3 en ces termes : «
Inébranlablement attachés aux valeurs (...) qui sont à
l'origine des principes de liberté individuelle, de liberté
politique et de prééminence du droit sur lesquels se fonde toute
démocratie », « tout membre du Conseil de l'Europe
reconnaît le principe de la prééminence du droit et le
principe en vertu duquel toute personne placée sous sa juridiction doit
jouir des droits de l'homme et des libertés fondamentaux
»151.
La Convention est la prolongation et la concrétisation
de ces énoncés. Considérée, en effet, comme «
l'expression juridique » d'un régime démocratique,
la Convention met l'accent dans son préambule sur l'unité des
Etats « animés d'un même esprit et possédant d'un
patrimoine commun d'idéal et de traditions politiques, de respect des
libertés et de prééminence du droit
»152. Cette conception commune du respect des droits de
l'homme et que l'attachement à un régime politique
véritablement démocratique constituent les assises de la justice
et de la paix dans le monde et sur le continent. Il y a donc une profonde
unité d'aspiration et de
150 TAVERNIER (Paul) In SUDRE (Frédéric),
L'interprétation de la Convention européenne des droits de
l'homme, Op.Cit., p.188.
151 DE SCHUTTER (Olivier) et allii, Op. Cit., pp 341-342
152 Idem, pp.356.
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philosophie entre le statut et la Convention qui emportent des
conséquences juridiques précises en même temps qu'ils ont
des sources de contraintes politiques pour les Etats.
En effet, conformément à l'article 58 (3), de la
convention lie la situation d'Etat partie à l'appartenance au Conseil de
l'Europe en ces termes : « ...cesserait d'être partie à
la présente Convention toute partie contractante qui cesserait
d'être membre du Conseil de l'Europe ».
Ce fut le cas de la Grèce en 1974. Ce fut aussi le cas
de l'Espagne qui, après la mort de Franco en 1975, signa la Convention
dans le cadre de la transition démocratique.
Cette exigence démocratique était mise en avant
à l'occasion de l'adhésion des pays de l'Europe Centrale et
Orientale (PECO). Donc, conclut le professeur Catherine TETTGEN-COLLY,
« le pluralisme politique, le respect des droits de l'homme et la
prééminence du droit sont ainsi devenus de véritables
« conditions salutaires » au respect desquels le Conseil subordonne
l'adhésion des Etats et qu'il vérifie aussi en aval de celle-ci
»153.
Pour ce qui est des droits constitutifs de la
société démocratique, l'étude attentive de la
jurisprudence des organes de Strasbourg montre que les droits fondamentaux
garantis par la Convention ne sont pas seulement des droits subjectifs qui ont
pour fonction de protéger l'individu contre les ingérences des
pouvoirs publics mais qu'ils peuvent remplir également une fonction
objective. Pour le professeur Gérard COHEN-JONATHAN, « la
nécessité d'assurer aux droits de l'homme une véritable
effectivité commande de mettre à la charge de l'Etat des
obligations positives. Ainsi, l'Etat doit prendre toutes les mesures
nécessaires pour assurer une défense concrète et
effective. La convention ne comporte plus seulement les obligations
négatives »154.
Au professeur MALINVERNI d'ajouter : « Ces droits
font office de principes directeurs de toute activité de l'Etat
» et « ils doivent orienter l'ensemble de ses organes et
imprégner de leurs valeurs tout son ordre juridique
»155. Cette conception objective des droits fondamentaux
marque, ainsi, qu'il a été dit, la prééminence des
droits fondamentaux en tant que valeurs sociales sur l'Etat.
Mais quels sont ces droits fondamentaux ? « Le droit
commun Européen se décline à travers différents
dispositifs qui constituent « l'idéal de justice » à
savoir, l'égalité, la légalité, la
153 TETTGEN-COLLY (Catherine), « Le rayonnement de la
Convention européenne des droits de l'homme », cinquantième
anniversaire de la convention européenne des droits de l'homme
Bruxelles, Bruylant, 2002, pp 7578.
154 COHEN-JONATHAN (Gérard), Aspects européens
des droits fondamentaux, Op.Cit., p.62.
155 Cité par SUDRE (Frédéric), in TAVERNIER
(Paul), Quelle Europe pour les droits de l'homme,Op.Cit., p.53.
54
dignité, l'équité
»156. L'idéal démocratique et de justice de
la convention est exprimé dans les termes ci-après : «
fondement », « assises », « valeurs fondamentaux »,
« principe caractéristique », « principe fondamental
» qui illustrent bien la conception objective que la Cour de
Strasbourg, qui les utilise couramment, a conduit à la
détermination de certains droits. En ce sens, la professeur
Frédéric SUDRE qualifie huit droits, tels
qu'énoncés dans la Convention, de « droit fondamentaux
», de règles qui composent l'ordre public européen :
« Liberté d'expression, liberté de
pensée, de conscience et de religion, droit à
l'intégrité physique, droit à la liberté et
à la sureté, droit à un procès équitable,
droit à des élections libres, droits des parents au respect de
leur conviction en matière d'éducation, droit à la
sécurité juridique »157. Ces droits
individuels relatifs à l'intégrité physique et morale de
la personne humaine et à la liberté forment le standard minimum
du droit européen des droits de l'homme, le « noyau dur des
droits de l'homme »158. La détermination du contenu
de l'ordre public européen étant faite, il convient maintenant de
nous attacher à ses implications dans l'ordre juridique interne.
2-Des implications dans l'ordre juridique
interne
Les effets de l'ordre public sont, en théorie,
similaire dans l'ordre juridique international, ou le jus cogens vient
limiter la souveraineté des Etats et en leur interdisant de conclure les
traités internationaux contraires à des « normes
impératives du droit international général
»159. Ainsi, l'ordre public exerce les fonctions de
« police juridique » reconnues comme telles dans
l'intérêt général, et produit des effets
particulièrement dans le domaine contractuel et dans le domaine
procédural au-delà de ceux qui s'attachent au principe «
Pacta sunt servanda ».
Il conduit, en Europe, à la pleine soumission des Etats
parties au mécanisme de contrôle à travers «
l'inopposabilité de la clause de réciprocité,
l'invalidité des restrictions ratione loci et ratione
materiae aux déclarations d'acceptation de la compétence des
organes de contrôle, l'application de la validité des
réserves et la radiation du rôle »160. En effet,
en écartant toute idée de réciprocité, la
Convention n'apparaît plus comme un faisceau d'engagement
156 TULKENS (Françoise), intervention à la table
Ronde sur le thème « Vers un droit européen ? » in
TETTGEN-COLLY, Op.Cit., p.305.
157 SUDRE (Frédéric), « Existe-t-il un
ordre public européen ? » in TAVERNIER (Paul), Quelle Europe pour
les droits de l'homme ? Op.Cit., p.305.
158 SUDRE (Frédéric), La Convention
européenne des droits de l'homme, Paris PUF, Que sais-je, 1994,
p.23. 159Cfr. Article 53 et 54 de la Convention de vienne sur le
droit des traités du 23 mai 1969
160 SUDRE (Frédéric), In TAVERNIER (Paul) (Sous la
dir.), Op.Cit., pp 58-70.
55
réciproque des parties, mais comme un engagement
objectif, erga omnes (Affaire Autriche c. Italie sur
l'absence de réciprocité, dans le temps en vertu de l'article 24
de la Convention, CEDH, Req.788/60, décision du 11 juillet 1961).
Les affaires chrysostomos et al c. Turquie161
et Loizidou (précitée) ont permis à la Commission et
à la Cour de se prononcer sur la compatibilité avec la Convention
des deux déclarations de la Turquie, l'une d'acceptation du droit de
recours individuel conformément à l'article 25 de la CEDH et
l'autre d'acceptation de la juridiction obligatoire de la Cour qui, de
manière similaire ,restreignent ratione loci et ratione
materiae la compétence de la Commission et de la Cour. Les deux
décisions sont très révélatrices des contraintes de
l'ordre public européen. Quant aux réserves, la Cour se
déclare compétente pour apprécier la validité d'une
réserve étatique, alors que ni le secrétaire
général du Conseil de l'Europe ni les autres Etats contractants
n'auraient émis des objections.
Lorsqu'une réserve est invalidée par la Cour,
celle-ci exerce son contrôle comme si la réserve n'existait pas.
L'invalidation de la réserve n'a pas pour effet d'invalider la
ratification par l'Etat en cause qui reste membre de la Convention.
A titre illustratif, les arrêts ci-après
renseignent sur la gestion des réserves par la Cour de Strasbourg :
Arrêt Belilos du 29 Avril 1998, § 47 et suivants ;
Arrêt Loizidou, exceptions préliminaires, § 72 et
suivants Arrêt stallinger et kuso du 23 avril 1997,
etc162.
En définitive, la protection des droits de l'homme
exige que l'on écarte les règles traditionnelles du droit
international pour interpréter l'étendue de la compétence
des organes de la Convention tient donc au fait qu'elle est parvenue à
briser les barrières de la souveraineté étatique en
s'érigeant en véritable constitution qui supplante les ambitions
égoïstes des Etats membres du Conseil de l'Europe.
La Convention est donc parvenue à mettre un terme au
débat qui longtemps oppose les juristes, les politistes et même
les philosophes sur la supra constitutionnalité et la
souveraineté. En outre, cette efficacité de la convention se
confirme dans la technique juridictionnelle mise en place qui constitue le
fondement de la garantie effective des droits de l'homme et qui répond
efficacement à son idéal.
161 Décision CEDH du 4 mai 1991, Réq 8007/77
§13
162 ERGEC (Rusen), Op.Cit., pp.132-133.
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