Section 3 : Enjeux
autour de l'occupation des aires protégées par les tiers
Cette partieest en soit l'objet proprement dit de notre
travail. L'objectif de cette section est de ressortir les enjeux et les
pratiques autour de la spoliation et l'octroi des espaces dans les aires
protégées. Le but étant de rendre compte des enjeux qui
sous-tendent les pratiques des agents des services concernés. Sur la
ville de Lubumbashi, dans la majeure partie de cas, l'occupation des espaces
réservés est effective soit par spoliation ou
soit par octroi de la part des services
« compétents » en dehors du cadre légal.
L'analyse stratégique s'appuie sur un ensemble de
postulats et mobilise les concepts d'acteur, de pouvoir, de stratégie,
de zone d'incertitude, de système d'action concret et de
rationalité limitée. Michel CROZIER et Erhard FRIEDBERG mettent
le conceptd'acteur au coeur de l'analyse stratégique. Aussi
élaborent-ils un corpus quiconstitue un véritable « pari
théorique », dans la mesure où celui-ci veut
sedégager des chemins battus de la théorie classique des
organisations.
Ainsi, au regard de l'analyse stratégique, nous allons
commencer par présenter le système d'action comme zones de
manoeuvres des acteurs impliqués dans la spoliation ou l'octroi des
espaces aux particuliers dans les aires protégées. Ensuite, nous
allons présenter les stratégies des acteurs en présentant
les conditions de définition et de limitation de leurs comportements.
Enfin, nous allons présenter les enjeux et les pratiques liés
à l'application des sanctions disciplinaires relatives à
l'absentéisme des agents dans le service de l'Etat sous étude.
A. Système d'action et zone
d'incertitude
Considérant l'organisation comme étant un
construit social et non une réponse a priori aux contraintes
extérieures, elle n'est pas une donnée, mais plutôt le
résultat des interactions entre acteurs. Elle revêt
également un caractère contingent. Sa structure et sa
configuration sont soumises aux aléas de la coopération entre les
différents acteurs en présence. Ce postulat implique, enfin, un
dépassement des frontières organisationnelles. Celles-ci
deviennent mouvantes et aléatoires, dans la mesure où elles
dépendent des acteurs en présence et du degré de leurs
interactions. La notion de système d'action concret trouve ici toute sa
place.
Le système d'action concret est « un ensemble
humain structuré qui coordonne les actions de ses participants par des
mécanismes de jeux relativement stables et qui maintient la structure,
c'est-à-dire la stabilité de ces jeux et les rapports entre
ceux-ci, par des mécanismes de régulation qui constituent
d'autres jeux »(CROZIER, 1997). C'est le cadre où
s'articulent les différents intérêts (convergents,
divergents voire contradictoires) des acteurs. Leurs comportements
représentent des forces internes qui font mouvoir le système
à travers un ensemble de jeux et de stratégies qu'ils
développent. Jean-Claude Lugan décrit le processus de formation
des systèmes d'action concret comme suit : « Les acteurs,
relativement libres et autonomes, produisent un système, le font
fonctionner à travers un réseau de relations où ils
négocient, échangent, prennent des décisions. Le
réseau relationnel permet à ces acteurs de résoudre les
problèmes concrets de la vie du système selon des relations
d'habitude. Celles-ci sont créées, maintenues, entretenues en
fonction des intérêts des individus, des contraintes de
l'environnement, donc des solutions proposées par des acteurs. Ils le
font en fonction de leurs objectifs qui sont toujours des compromis entre leurs
propres buts et ceux de l'organisation. »(LUGAN, 2005)
Pour ce qui est des espaces réservés, plusieurs
services, malgré leurs mandats respectifs, se retrouvent de loin ou de
près impliqués. C'est ainsi qu'à la question de savoir le
type de gestion des aires protégées qui existent à
Lubumbashi, l'agent LUBUDI du service de l'environnement nous dit
d'entrée de jeu ceci : nous assistons à un
désordre sans nom au sein de l'administration », et
à monsieur KAPANGA du cadastre de
renchérir : « le problème de la gestion
des aires protégées est complexe, à notre niveau nous
avons du mal car les aires protégées n'ont pas de titres
de conservations, d'où nous n'avons pas leurs
traces. »
Nous nous sommes rendu compte qu'effective, bien que la
gestion des espaces réservés à un caractère
collégial, c'est-à-dire la mairie, via sa coordination
urbaine de l'environnement en collaboration avec les services de l'urbanisme,
de l'habitat, des travaux publiques, du tourisme et des affaires
foncières, la majeure partie des espaces réservés de la
villes de Lubumbashi échappent au contrôle, et cette situation
confère une grande marge de liberté aux différents
acteurs.
Pour monsieur LUBUDI, plus de 80% des espaces
protégés de Lubumbashi n'ont pas de statuts juridiques,
ce qui est une aubaine pour certains agents de l'Etat qui poussent certains
particuliers à les occuper pour leurs activités.
La liberté des acteurs se perçoit dans les
situations de contraintes. Celle-ci est illustrée par leur
capacité à opérer des choix stratégiques en
fonction du contexte et de la marge de manoeuvre dont ils disposent. L'acteur
est ainsi porteur de rationalité dans ses actions, dans la mesure
où il est capable de choix et de calculs qui lui évitent de trop
perdre dans une situation donnée. On ne saurait, par conséquent,
lui attribuer une place a priori au sein d'un système qui,
lui-même, est contingent. L'acteur stratégique ne saurait donc
entrer dans un quelconque moule qui détermine ses comportements. Michel
CROZIER et Erhard FRIEDBERG ont démontré, à ce sujet, le
caractère hypothétique des règles organisationnelles et
des structures formelles. En effet, contrairement au résultat
escompté, celles-ci créent des zones d'incertitudes qui sont
autant d'opportunités que les acteurs cherchent à saisir dans
leurs jeux de pouvoir.
Voilà pourquoi monsieur LUBUDI continue en
disant : « certains textes légaux existent, tels que
la loi 11/09 portant principes fondamentaux à la protection de
l'environnement ; le code forestier ; l'arrêté 060/bur -
mairie/ville/L'shi/2013 et l'arrêté 030/bur - mairie/ville
/L'shi/2013. Mais le comble c'est que nous assistons à une
négligence de l'Etat dans l'application des textes et
à une faiblesse de l'Etat pour sanctionner les
coupables. »Par rapport de cette situation, l'informel se
transforme petit à petit en formel car nous sommes sans oublier que
c'est à partir des relations et interactions des acteurs qu'une action
organisée se construit, évolue et se stabilise. Bref, c'est
l'acteur qui fait le système et qui l'actualise.
Pour Erhard FRIEDBERG, « ni les problèmes, ni
les solutions, ni les contraintes, ni les opportunités, ni les
structures formelles ni les institutions n'existent en soi, en dehors et
indépendamment de la perception et des capacités des acteurs qui
seuls peuvent les actualiser dans et par leurs comportements, les entretenant
et les transformant en même temps »(FRIEDBERG, 1993).
La marge de liberté que l'analyse stratégique
confère à l'acteur est également fondatrice de pouvoir, un
autre concept fondamental dans la théorie. Le pouvoir est
considéré comme fondement de l'action organisée. Il est
défini comme étant « la capacité d'un acteur
à structurer des processus d'échangeplus ou moins durables en sa
faveur, en exploitant les contraintes etopportunités de la situation
pour imposer les termes de l'échange favorables à ses
intérêts ».
Le système d'action concret est donc le résultat
de l'interaction et des processus d'échange et de pouvoir entre les
acteurs. Gilles HERREROS, pour sa part, le décrit comme étant
« l'ensemble des tiraillements que les acteurs font connaître
aux contenus et contours formels de l'organisation pour finir par construire
une entité sociale largement informelle et à chaque fois
singulière »(HERREROS, 2008).
Dans la mesure où le système d'action concret
suppose la coexistence d'acteurs dotés d'intérêts et de
rationalités différents, on peut s'interroger sur son
mécanisme de production et de stabilisation. La théorie de la
régulation en fournit une explication qui nous semble bien pertinente.
Partant du principe que « la régulation fonde et institue l'acteur
collectif »(REYNAUD, 1990), Jean-Daniel REYNAUD identifie trois formes de
régulation dont l'articulation permanente assure la stabilité de
tout système social ou de toute action collective. Ainsi, de la
dynamique entretenue par la régulation de
contrôle (ensemble des règles et procédures
formelles) et la régulation autonome (normes sociales
construites de façon informelle par les acteurs), naît une
régulation conjointe (ensemble des règles issues de la
négociation entre les acteurs sociaux).
A la question de savoir comment les responsables des
entités devant collaborer dans la gestion des espaces
réservés, observaient la règlementation chacun dans son
secteur respectif, nous avons recueilli deux sont de cloches.
D'une part, monsieur KANYAMA de l'urbanisme nous renseigne
que : « nous constatons une ignorance criante de la
réglementation dans le chef de certains cadres politico -
administratifs, si nous trouvons un cas litigieux de spoliations d'un espace
réservé, nous tentons de nous entendre avec le
propriétaire » et à monsieur KISENGE
d'ajouter : « dans la plupart de cas, nous assistons au non
- respect et à la non - maitrise des procédures administratives
de la part de nos hiérarchies ». Nous avons compris que
si dans certains cas, les situations de spoliations restent impunies c'est
suite aussi au manque de compétence.
Les règles organisationnelles, définies au
départ pour régir les relations, génèrent des
incertitudes qui donnent lieu à des rapports de pouvoir qui
dépassent ce cadre formel. En conséquence, le chercheur ne
pourrait pas se limiter à ces relations officielles ni non plus les
ignorer. Il devra « trouver les causes des structures et des
règles du jeu caractéristiques d'un contexte d'action non pas
dans des phénomènes, événements ou structures
extérieurs à lui, mais dans les processus d'interaction
mêmes qui s'y déroulent entre les acteurs
concernés»(MAURICE, 1994).
La procédure administrative est la voie formelle des
actes par le biais desquels se déroule l'action administrative pour
accomplir une fin. Le but est l'émission d'un acte administratif.
L'obligation d'obéir à des voies légales strictes assurant
la garantie des citoyens distingue l'action publique de l'activité
privée. Cette garantie est donnée par l'ordre juridique et par
l'assurance de savoir que l'information peut être connue et
fiscalisée par toutes les personnes.
Ainsi, la procédure administrative est en quelque sorte
le garant de l'action administrative, ne pouvant être ni arbitraire ni
discrétionnaire puisqu'elle doit impérativement respecter les
règles de la procédure. La procédure administrative
englobe quatre grands principes, à savoir: le principe d'unité,
le principe de contradiction, le principe d'impartialité et le principe
d'officialité.
- Le principe d'unité soutient que la procédure
est un processus unique qui a un début et une fin (elle doit se
résoudre peu importe sa forme initiale).
- D'après le principe de contradiction, la
résolution de la procédure est basée sur les faits et les
fondements de droit, suite à la vérification des faits et des
preuves.
- Le principe d'impartialité assure que l'action se
déroulera sans favoritismes ni inimitiés. Les fonctionnaires
doivent s'abstenir s'ils ont un intérêt personnel dans l'affaire,
un lien de parenté ou une certaine amitié/inimitié, ou
bien s'ils font partie des témoins.
- Enfin, le principe d'officialité oblige à ce
que la procédure soit développée d'office au cours de
toutes les démarches.
D'autre part, monsieur TUMBWE nous
explique : « nous avons d'autres chefs
compétents et qui connaissent le travail, mais qui, pour certains cas
ferment les yeuxpour les raisons que nous ignorons et qui,
pour d'autres cas, sont incapables de réagir suite aux instructions qui
viennent d'en haut. » il continue en disant :
« l'un de nos responsable avait voulu suivre le dossier de la
maison en étage qu'on construit au niveau de l'espace
protégé situé entre l'arrêt de bus KASAPA et
l'avenue Lumumba, cela a failli lui couter son boulot du fait le
propriétaire faisait partie de la famille
présidentielle ».
Par rapport à tout cela, nous comprenons que la mise en
évidence du système d'action concret requiert, toutefois, que
certaines conditions soient remplies. Pour CROZIER et FRIEDBERG, il faut
« un minimum d'interconnaissance, de circulation d'informations et de
connaissances communes, permettant des anticipations correctes des
comportements des autres ainsi qu'un minimum de contrôle
»(FRIEDBERG, 1993).
Pour ce qui est da la collaboration entre les
différentes entités, monsieur KASOMBO nous renseigne ceci :
c'est compliqué de fois la situation dans laquelle nous travaillons,
nous assistons à des conflits sérieux de compétences dans
les traitements de dossiers d'occupations des espaces réservés
entre les services des affaires foncières, de l'urbanisme, de
l'environnement et de l'aménagement du territoire »
Dans l'administration publique de la République
Démocratique du Congo chaque ministère, chaque division et chaque
service a un mandat bien défini, mais il se fait que pour des raisons
liées aux intérêts individuels, certains services font le
travail des autres pour by passer certaines contraintes.
En se référant à l'Ordonnance
n° 12/008 du 11 juin 2012 fixant les attributions des
ministères, nous avons eu ceci comme renseignement :
1. Ministère de l'Aménagement du
Territoire, Urbanisme, Habitat, Infrastructures, Travaux Publics et
Reconstruction
a) Aménagement du Territoire
§ Conception et élaboration des plans
d'aménagement du Territoire et suivi de leur exécution ;
§ Exécution des politiques et des
stratégies opérationnelles et d'orientation visant la meilleure
répartition dans l'espace des activités humaines ;
§ Evaluation des potentialités du Territoire en ce
qui concerne les ressources naturelles renouvelables et non renouvelables du
sol et du sous - sol national ;
§ Contrôle et surveillance de manière
permanente de l'utilisation de l'espace physique du pays ;
§ Etablissement des programmes et des stratégies
de mobilisation des ressources tant humaines, institutionnelles que
financières pour codifier, implanter et administrer le
développement.
b) Urbanisme et Habitat
§ Aménagement de l'espace urbain en matière
d'urbanisme et d'habitat ;
§ Gestion et administration du patrimoine immobilier
relevant du domaine privé de l'Etat ;
§ Etude et promotion des matériaux de construction
locaux ;
§ Mise en oeuvre du Plan National d'habitat ;
§ Police des règles de l'Urbanisme et Habitat ;
§ Apport d'une assistance technique permanente à
l'auto - construction ;
§ Elaboration des études en vue de la
création de nouvelles villes ou de la modernisation des villes
existantes ;
§ Développement et promotion de la construction
des établissements humains tant par le secteur public que privé
;
§ Etude et promotion des organismes financiers et banques
d'habitat en collaboration avec le Ministère ayant les finances dans ses
attributions ;
§ Elaboration des normes en matière de
construction des établissements humains ;
§ Création et agrément des agences et
courtiers immobiliers.
2. Ministère de l'Environnement, Conservation
de la Nature et Tourisme
a) Environnement et Conservation de la
Nature
§ Exécution des politiques nationales de gestion
durable de l'environnement et de la préservation de la
biodiversité et des écosystèmes ;
§ Elaboration des plans de mise en oeuvre desdites
politiques, leur suivi et évaluation ;
§ Gestion durable des forêts, des ressources en
eau, des ressources fauniques et de l'environnement ;
§ Gestion des établissements humains ;
§ Evaluation et suivi des études environnementales
et sociales de tout projet susceptible de porter atteinte à
l'environnement;
§ Réglementation de toutes les activités
susceptibles de porter atteinte à l'environnement, à la
biodiversité et aux écosystèmes ainsi qu'à la
salubrité des milieux ;
§ Elaboration et mise en application des normes relatives
à l'assainissement des milieux ;
§ Création et aménagement des zones vertes
et parcs d'attraction ;
§ Elaboration des normes relatives au respect de
l'environnement dans les secteurs mines, carrières et hydrocarbures ;
§ Réglementation de la chasse et de la pêche
;
§ Protection de la faune et de la flore ;
§ Promotion et coordination de toutes les
activités relatives à la gestion durable de l'environnement, des
ressources forestières, fauniques et aquatiques, et à la
conservation de la nature ;
§ Suivi et audits environnementaux des
établissements publics et des entreprises privées ainsi que des
organisations non gouvernementales oeuvrant dans les secteurs de
l'environnement et conservation de la nature;
§ Détermination et gestion des
écosystèmes ;
§ Gestion des services environnementaux ;
§ Création des aires protégées
autres que les réserves naturelles intégrales et propositions de
création de ces dernières ;
§ Gestion des aires protégées
;
§ Création et gestion des stations de capture de
la faune sauvage ;
§ Elaboration, vulgarisation et gestion des programmes
d'éducation environnementale.
3. Ministère des Affaires
Foncières
o Application et vulgarisation de la législation
foncière et immobilière;
o Notariat en matière foncière et cadastrale
;
o Gestion et octroi des titres immobiliers ;
o Lotissement en collaboration avec le Ministère ayant
en charge l'urbanisme et l'habitat ;
o Octroi des parcelles de terre en vue de la mise en
valeur.
Dans l'exercice de leurs fonctions, les animateurs de quatre
entités évoquées font de fois face à un
conflit d'intérêts, l'expression "conflit
d'intérêts" désigne une situation avérée ou
apparente dans laquelle un individu ou une organisation est soumise à
des intérêts multiples du fait des fonctions ou des
responsabilités occupées dans des institutions publiques, dans
une entreprise, une association, une fondation, etc. Ces intérêts
multiples peuvent entrer en opposition et corrompre les décisions ou la
façon d'agir. Le conflit d'intérêts apparaît ainsi
chez une personne qui doit accomplir une fonction d'intérêt
général et dont les intérêts personnels sont en
concurrence avec sa mission. Il est plus fréquent dans certaines
professions réglementées qui mettent alors en place une charte
déontologique afin de faire respecter les règles de
neutralité ou d'impartialité.
Ainsi, nous avons compris que les conflits et autres
dysfonctionnements témoignent des limites de la structuration formelle.
La prise en compte de facteurs d'ordre informel dans le fonctionnement de
l'organisation est, par conséquent, un impératif pour toute
analyse sociologique qui se veut pertinente. Cela constitue d'ailleurs l'un des
mérites de l'approche stratégique.
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