CHAPITRE II
Le passif de la crise ivoirienne de 2002-2007 et les
soubresauts de la médiation de
la CEDEAO
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Les tenants et les aboutissants de la crise
post-électorale de 2010-2011 en Côte d'Ivoire ne peuvent
être appréhendés sans une évaluation des
péripéties du règlement du conflit armé
déclenché par des groupes rebelles en 2002, et du retour de la
paix précaire en 2007. Dans ce chapitre nous ferons une
évaluation de l'implication de la CEDEAO dans le processus de paix qui a
permis l'organisation des élections de 2010 après avoir fait un
rappel du contexte politique et socio-économique qui a favorisé
le déclenchement de cette crise.
A. Les causes profondes de la crise de 2002-2007
Alors qu'on croyait que le coup d'état du
Général Robert GUEÏ du 24 décembre 1999 resterait
marginal dans les annales politiques de la Côte d'Ivoire, l'histoire a
failli bégayer le 19 septembre 2002 lorsque des soldats et des rebelles
du Mouvement Patriotique de Côte d'Ivoire tentent de renverser le
Président Laurent GBAGBO. Elu deux ans plus tôt dans un contexte
particulier, le Président Gbagbo a hérité d'une situation
socio-politique et économique qui semblait déjà porter les
germes d'une crise politique majeure.
Après le décès du Président
Félix Houphouët-Boigny en 1993 et le latent affrontement politique
qui a marqué sa succession au sommet de l'Etat, la Côte d'Ivoire
est plongée dans un malaise social qui va s'approfondir sur fond
d'exclusion. Aussi, aux clivages internes exacerbés par une crise
économique sans précédent va se superposer une
instabilité régionale, conséquence des conflits de plus en
plus tentaculaires qui affectent l'Afrique de l'ouest.
1. Les causes internes de la crise
Au "miracle économique ivoirien" des années 1970
qui a favorisé une forte immigration de populations de différents
pays de l'Afrique de l'ouest29, succède au cours de la
décennie 1980 une sévère crise économique. Le pays
qui a connu une prospérité économique sans pareil dans la
sous-région à la faveur des cultures de cacao et de café
dont il est resté respectivement le premier producteur mondial et
africain a souffert de l'effondrement des cours des matières
premières sur le marché international. Cette conjoncture
économique au niveau international va notablement éprouver le
modèle
29 Au recensement de la population en 1998, la population
d'origine étrangère était de 4 millions d'habitants, soit
26% de la population nationale, contre 5% en 1950.
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économique ivoirien presque exclusivement fondé
sur les deux cultures de rentes. Face à la baisse continue des recettes
issues de l'exportation qui a jusque là porté la croissance,
l'Etat se retrouve en grande difficulté pour honorer ses engagements.
Sous la pression des institutions financières et autres partenaires
occidentaux, le pays qui a de plus en plus de difficultés à faire
face au service de la dette extérieure se voit contraint de
réduire son train de vie. A leur corps défendant les
autorités ivoiriennes finissent par conclure avec le Fonds
Monétaire International (FMI) un Programme d'Ajustement Structurel. Les
mesures d'austérités induites par ce programme ajouté
à l'attentisme économique que provoque l'ambiance de fin de
règne qui prévaut dans le pays30ont contribué
à fragiliser le tissu social. Aussi, l'ouverture au multipartisme
politique engagé au forceps31 par le Parti unique ivoirien
PDCI au début des années 1990 et le repli identitaire qui en a
découlé a t-il contribué à accentuer sur le terreau
déjà favorable de la pauvreté grandissante, les clivages
ethniques.
Dans ce contexte socio-économique très morose,
c'est d'abord les communautés d'origine étrangère dont la
présence massive dans le pays dès les années 1970 a
été favorisée par une agriculture de plus en plus
gourmande en main d'oeuvre qui sont désignées comme boucs
émissaires de l'effondrement des revenus. Ensuite viendra sur fond de
calculs politiques et électoralistes le concept de
l'«ivoirité« qui établit dans la communauté
nationale une échelle d'ivoiriens. Fabriqué en effet de toutes
pièces et entretenu par une certaine classe politique mue par le dessein
de conquérir ou de confisquer dans la facilité le pouvoir
d'Etat
l' «ivoirité« va cristalliser le sentiment
d'exclusion que nourrit désormais une large frange de la population.
Henri Konan Bédié qui prend aux termes de la constitution, la
succession de Félix Houphouët-Boigny décédé le
7 décembre 1993 va remettre en cause la politique d'ouverture du pays
aux peuples d'Afrique et aux étrangers, menée par son
prédécesseur. Il introduit officiellement dans le débat
national la référence identitaire qui est la marque substantielle
du concept de l'«ivoirité«. Ainsi, le 23 novembre 1994,
à la veille de l'élection présidentielle d'octobre 1995,
la première à laquelle il se présentera après
l'achèvement du
30 Les spéculations sur l'Etat de santé du
Président Houphouët-Boigny qui refusait de passer la main à
plus de 80 ans avaient contribué à essouffler la dynamique de
l'économie ivoirienne marquée par une indécision de plus
en plus lisible.
31 La chute du mur de Berlin et les conditionnalités de
l'aide publique au développement indiquées dans le discours de La
Baule du Président français, François Mitterrand ont
contraint la Côte d'Ivoire, tout comme nombre de pays en Afrique à
engager malgré eux des réformes politiques en vue de favoriser
une ouverture démocratique.
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mandat présidentiel dont il a constitutionnellement
hérité du défunt président, il fait adopter un
nouveau code électoral. Le texte dispose en son article 49 que «
nul ne peut être élu président de la République,
s'il n'est ivoirien de naissance, né de père et de mère
eux-mêmes ivoiriens de naissance. » Cette disposition qui vise
à exclure de la compétition électorale un concurrent
gênant en la personne de l'ancien Premier Ministre Alassane Dramane
Ouattara dont on dit être d'origine burkinabé, va notamment
consolider au niveau des populations du nord, sa région et de la
communauté musulmane dont il fait partie, le sentiment d'exclusion. Elu
Président de la République dans cette atmosphère
délétère, Henri Konan Bédié qui était
attendu par les ivoiriens pour apporter les réponses idoines aux effets
de la crise économique se montre plutôt plus
préoccupé par l'affaiblissement de ses adversaires politiques. Le
sentiment d'ostracisme qui se développe au sein de l'opposition
politique incarnée d'un côté par le Front Populaire
Ivoirien (FPI) et de l'autre par le Rassemblement Des Républicains (RDR)
ayant respectivement leurs ancrages en pays Bété dans le
sud-ouest et dans le nord, fait le lit à des contestations qui peuvent
déborder du champs politique. Le 24 décembre 1999, un groupe de
militaires renverse le président Bédié par un coup
d'état qui permet à l'ancien Général Robert
Guéï de prendre le pouvoir. Ce dernier qui propose une transition
politique afin de « balayer la maison »32 va reprendre
à son compte le concept de l'ivoirité pour exclure à
nouveau de l'élection présidentielle organisée en octobre
2000 à l'issue de la transition politique, le leader du RDR, Alassane
Dramane Ouattara. Le Général Guéï qui se
déclare "candidat du peuple" à cette élection après
avoir vainement tenté de se présenter sous la bannière de
l'ex parti unique, le PDCI, est déclaré vainqueur par le
ministère de l'intérieur. L'opposant historique Laurent Gbagbo se
déclare président élu et appelle ses militants à
descendre dans la rue afin qu'on ne leur "vole leur victoire." Les
contestations qui éclatent à Abidjan le 24 octobre
déboucheront sur un ralliement des Forces armées qui se mettent
à la disposition de Laurent Gbagbo qu'elles reconnaissent comme Chef de
l'Etat. Ce ralliement sera consolidé par la Commission Electorale
Nationale qui proclame la victoire de Laurent Gbagbo. Dès le lendemain
de cette annonce, de violents affrontements éclatent entre militants
nordistes musulmans, partisans du RDR d'Alassane Ouattara et militants sudistes
du FPI de Laurent Gbagbo. Le bilan de ces manifestations qui ont fait plus de
cent morts va rapidement se corser quelques semaines plus tard avec la
découverte à Yopougon dans la banlieue ouest
32 L'expression « balayer la maison » a
été utilisée par le Général Robert
Gué · qui , rassurant la communauté internationale sur
les intentions de l'armée voulait indiquer qu'elle ne voulait pas
conserver le pouvoir, mais était intervenue pour assainir
l'échiquier politique devenu vicié par des tensions de toutes
sortes.
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d'Abidjan d'un charnier contenant cinquante sept corps
identifiés comme étant essentiellement des musulmans du nord.
Dès le début de sa présidence Laurent
Gbagbo reprend le concept de l'ivoirité à son profit pour en
faire un instrument essentiel de la stratégie de consolidation de son
pouvoir. "Il remettra en cause cette conception de l'ivoirité
basée sur l'ethnie Akan33 et lui donnera plutôt une
base régionaliste et religieuse en l'élargissant à
l'ensemble du sud chrétien. Preuve que l`ivoirité est un
construit social contemporain à géométrie variable. Cette
nouvelle donne ne fera qu'aggraver l'instrumentalisation d'une opposition
séculaire supposée entre ivoiriens chrétiens du sud
forestier et ceux majoritairement musulmans des savanes du nord."34
Le nouveau pouvoir se dévoile dans cette volonté par son rejet de
la candidature d'Alassane Ouattara aux élections législatives
organisées juste après la présidentielle en
décembre 2000. Le RDR qui proteste contre l'exclusion de son leader du
scrutin, renonce à y participer et appelle ses militants à
manifester dans les rues d'Abidjan. La manifestation violemment
réprimée fera selon un bilan officiel une vingtaine de morts.
Dans de nombreuses circonscriptions électorales au nord du pays, fief
électoral d'Alassane Ouattara les élections n'ont pas pu avoir
lieu.
En définitive la tension sociale que le coup
d'état du 24 décembre 1999 est censé résorber
n'aura fait que monter en puissance, à tel point que le président
Laurent Gbagbo dût se résoudre en août 2002 à mettre
en place un gouvernement d'union nationale incluant toutes les grandes
formations politiques du pays. Mais cette décrispation semble être
amorcée trop tard puisque le 19 septembre 2002, avec le
déclenchement de la rébellion, le pays va se retrouver dans la
tourmente d'une crise politique sans précédent dont le
règlement va se révéler très complexe dans un
environnement régional déjà assez agité par les
conflits internes.
33 Les Akan représentent un groupe ethnique
implanté dans le sud-est de la Côte d'Ivoire, et qu'on retrouve
également dans l'ouest du Ghana. Les Baoulé, ethnie du
président Bédié constituent en Côte d'Ivoire le
noyau central de ce groupe.
34MEMIER, (Marc) et LUNTUMBUE, (Michel), La
Côte d'Ivoire dans la dynamique d'instabilité ouest africaine :
les racines de la crise postélectorale 2010-2011, Bruxelles,
Note d'analyse du Groupe de Recherche et d'Information sur la Paix et la
Sécurité (GRIP), 31 janvier 2012, p5
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