I - Cadre théorique
1. Problématique et objectifs du travail
Longtemps maintenu à l'abri des soubresauts politiques
qui ont marqué les premières décennies de
l'indépendance de plusieurs pays francophones d'Afrique noire, la
Côte d'Ivoire a basculé dans une profonde et longue crise
politique en 2002. La fin de la menace communiste en Afrique à la fin
des années 1980 qui a favorisé une mutation des relations
franco-africaines pour les faire évoluer vers une
"normalisation"4 a ouvert la voie au sein des Etats à
l'expression, bien souvent dans la violence, de contradictions et
d'antagonismes longtemps étouffés par l'activisme de la
Françafrique. La France en effet, « considérée
après la colonisation comme le gendarme de l'Afrique, a choisi de rompre
avec les modes traditionnelles de gestion des crises dans le pré
carré africain, où pendant longtemps la règle était
de porter secours aux régimes en place contre les rebelles. ».
5 De plus, désormais orpheline en décembre 1993 du
père tutélaire, le président Félix
Houphouët-Boigny connu pour son habileté à arrondir les
angles et trouver des compromis dynamiques, la Côte d'Ivoire n'a pas pu
échapper aux tourments auxquels nombre de pays ont été en
proie en Afrique dès le début des années 1990 pour les
raisons indiquées ci-dessus.
Ainsi, en décembre 1999, le pays est secoué par
un coup d'état militaire qui permet au Général à la
retraite Robert Guéï de prendre le pouvoir en renversant Henri
Konan Bédié qui avait pris la succession du défunt
président Houphouët-Boigny six ans plus tôt. On pourrait
penser que l'armée qui disait vouloir "faire une oeuvre de
salubrité publique", allait réussir « après la lente
dérive xénophobe des derniers mois, orchestrée par l'ex
président Bédié »6, à rassembler
à nouveau la population ivoirienne dans une perspective pluriethnique,
mais très tôt, les intrigues politiques nourries par les
appétits du pouvoir, des uns et des autres ont ravivé les
clivages socio-politiques. Laurent Gbagbo, élu président de la
République à la suite d'une élection que lui même a
jugée "calamiteuse" sera confronté dès 2002 à une
rébellion
4
BAT, (Jean-Pierre), Le syndrome Foccart. La politique
française en Afrique de 1959 à nos jours, in La Revue
Internationale et Stratégique, N° 91, automne 2013, p203
5
DUBLIN, (Antoine), La gestion par la France de la crise
en Côte d'Ivoire, de
septembre 2002 à avril 2005,
Séminaire de relations internationales, institut d'Etudes Politiques de
Lyon, 2004-2005, p6
6
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GANTIN, (Karine), Que devient le modèle ivoirien ? in
L'Humanité, Paris, 27 décembre
|
1999, p.11
10
qui se soldera par une partition du pays qui ne prît fin
qu'en avril 2007, après les accords de Ouagadougou signés entre
Guillaume Soro, le chef de la rébellion et le président Laurent
Gbagbo. L'élection présidentielle prévue par les accords
successifs et maintes fois reportée a fini par avoir lieu à la
fin de l'année 2010. Mais envisagée comme une élection de
sortie crise, elle va plutôt en ouvrir la plus sanglante après le
refus du président sortant de reconnaître la victoire de son
challenger, Alassane D. Ouattara, pourtant reconnu vainqueur par la
communauté internationale. Après l'annonce par la Commission
électorale, de Alassane Ouattara vainqueur de l'élection,
résultat validé comme le prévoit les accords politiques
par l'Opération des Nations Unies en Côte d'Ivoire (ONUCI), et la
proclamation par le Conseil Constitutionnel de la victoire de Laurent Gbagbo,
l'imbroglio s'installe à Abidjan.
Confrontée à l'urgence d'agir pour éviter
que ces élections laborieusement organisées sous l'égide
de la communauté internationale ne se soldent par un nouvel affrontement
entre les protagonistes de la crise, la Communauté Economique des Etats
de l'Afrique de l'ouest (CEDEAO) ne tarde pas à engager une action
diplomatique tout comme elle s'était vue obligée de le faire
dès le début de la rébellion le 19 septembre 2002. La
crise ivoirienne étant apparue à ses yeux « comme un
défi pour sa crédibilité ». 7 Mais les
missions de bons offices initiées par l'institution régionale
sont toutes restées infructueuses.
Après quatre mois de crise où deux
présidents "proclamés élus" se disputent la
légitimité de la direction du pays, les Forces Nouvelles (ex
rebelles) lancent une grande offensive militaire le 28 mars 2011 et parviennent
à Abidjan où ils se heurtent à la résistance des
partisans de Laurent Gbagbo. La situation humanitaire devient chaotique
à Abidjan. La France, s'appuyant sur le mandat de l'ONU exige la
reddition de Laurent Gbagbo en brandissant la menace d'une action militaire. La
crise ne trouve son dénouement dans le sang que le 4 avril 2011,
après l'offensive menée par les Forces Nouvelles appuyées
par les forces de l'ONUCI et surtout celles de l'opération
française Licorne contre la résidence de Laurent Gbagbo qui,
à son corps défendant finit par baisser l'échine.
Si on peut louer la célérité de la
mobilisation politique de la CEDEAO pour endiguer la crise, son
incapacité à parvenir à un accord entre les protagonistes,
ou à défaut, à user de la force pour faire triompher la
légitimité populaire a laissé perplexe bien
d'observateurs. En dépit de sa détermination à montrer sur
le champ ivoirien, sa capacité à rétablir la paix dans
7 SADA, (Hugo), Op. Cit., P327
11
la sous-région, son mécanisme de
prévention, de gestion et de règlement des conflits
laborieusement mis en place pendant plus de deux décennies a une fois
encore déçu les espoirs, à l'épreuve. Tant et si
bien que la crise post-électorale n'a connu son dénouement que
grâce à une action diplomatique et militaire décisive de la
France, mais malheureusement après des affrontements qui avaient
déjà fait plus de trois mille morts à travers le pays.
Comme on le voit, le salut une fois encore vient de l'ex puissance coloniale
qui déjà, dès le lendemain du 19 septembre 2002, et
à la demande du gouvernement ivoirien,8 avait mobilisé
ses soldats de la base militaire française de
Port-Bouët9, pour s'interposer entre les belligérants et
éviter le chaos. Cette difficulté, voire cette incapacité
de la CEDEAO à faire aboutir le processus de règlement du conflit
en faisant triompher l'approche régionale, ajouté aux
résultats très mitigés qu'elle a enregistrés dans
ses interventions sur des champs de conflit précédents dans la
région peut justifier des questionnements sur sa capacité
intrinsèque à conduire et réussir les missions de paix
dont les orientations diplomatiques et stratégiques
ont du mal a faire l'unanimité au sein même de
l'instance suprême de décision de l'organisation
régionale. Au vu de cet ultime échec de l'action de la CEDEAO
dans la crise post-électorale en Côte d'Ivoire, en dépit
des moyens diplomatiques et militaires à sa portée, On peut se
demander si dans les approches de solutions dans la gestion des crises,
l'opérationnalisation du mécanisme de règlement des
conflits de la CEDEAO n'est pas souvent trop influencé, voire compromis
par des considérations géopolitiques internes des Etats membres.
Autrement dit, l'efficacité des missions de règlement des
conflits par la CEDEAO, n'est-elle pas trop souvent prisonnière des
enjeux géopolitiques internes des Etats par rapport aux ambitions
pacifistes régionales? C'est à cette préoccupation majeure
que nous voulons tenter de répondre au travers du décryptage de
l'implication de la CEDEAO dans le règlement de la crise
post-électorale en Côte d'Ivoire en nous fondant sur les
hypothèses de travail ci-après:
8
Se référant aux accords de défense existant
entre la Côte d'Ivoire et la France, le gouvernement Ivoirien excipe de
ce que son pays est victime d'une agression extérieure et demande
l'appui militaire de la France. Mais la France a préféré
s'interposer entre les deux parties en conflit pour des raisons officiellement
qualifiées d'humanitaires.
9
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Base militaire française installée à
Port-Bouët, au sud d'Abidjan dans le cadre des accords
|
de défense du 24 avril 1961 entre la France et la
Côte d'Ivoire
12
- Malgré les menaces évidentes de
déstabilisation de la région que comporte chaque conflit
armé, les calculs stratégiques nationaux ne priment-ils pas le
plus souvent sur les réponses communautaires aux crises?
- Les rivalités politiques et parfois personnelles
entre les Chefs d'Etat dans la mise en oeuvre des approches diplomatiques et
militaires de la CEDEAO dans la résolution des conflits n'ont-elles pas
souvent un effet plus inhibiteur que l'on puisse imaginer?
- la grande disparité de l'ancrage de la
démocratie dans les différents pays de la sous-région
ouest africaine et les élans totalitaires qui caractérisent
encore bon nombre de régimes politiques ne peuvent-ils pas compromettre
la convergence des positions, nécessaire à toute action
communautaire efficace dans le cadre de la résolution des conflits
internes dont les causes sont essentiellement liées à un
déficit démocratique?
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