Réconciliation et socialisation politique post-guerre civile libanaisepar Nisrine HADDAD Université Clermont-Auvergne - Master II, Relations Internationales 2021 Dans la categorie: Droit et Sciences Politiques > Relations Internationales |
Conclusion :« Le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître et dans ce clair-obscur surgissent les monstres »309. Cette fameuse citation d'Antonio Gramsci illustre parfaitement la situation du Liban aujourd'hui. En effet, et même si lentement, la situation libanaise change avec les nouvelles générations et mentalités qui apparaissent. Suite à de nombreuses crises et malgré la socialisation politique bloquant toute réconciliation nationale possible, de plus en plus de libanais se tournent contre leurs dirigeants politico-confessionnels vers la société civile opposante aux élites politiques. Surtout durant les dernières quatre années, une identité libanaise s'est apparue au sein d'une partie des libanais en remplaçant l'autre confessionnelle. En parlant de la complexité de la réconciliation au Liban face à la socialisation politique confessionnelle et du cercle vicieux bloquant toute initiative de réconciliation nationale à cause de la place que le système communautaire donne aux ex-chefs de milices, la question se pose concernant des solutions émanant en dehors du système corrompu et bloquant. En d'autres termes, les questions se posent concernant la société civile libanaise. D'après Dr. Fadia Kiwan, la société civile est définie «comme l'ensemble des institutions, organisations et associations qui fonctionnent dans les différents secteurs sociaux indépendamment de l'Etat. Elle inclut aussi bien les entreprises privées, les syndicats et ordres professionnels, les fondations religieuses et de l'éducation et les ONG »310, le dictionnaire Larousse a rajouté à cette définition « les individus [..] agissant en dehors de la classe politique et du pouvoir » 311. Dans ce qui suit, la société civile est considérée comme « l'opposé de la société politique, qui représente le pouvoir »312. Suite à la guerre civile libanaise, la société civile s'est fortement renforcée, « d'environ 250 ONG existantes dans les années 90, ce sont maintenant plusieurs milliers de structures de tailles, d'objectifs et de moyens extrêmement divers »313. En effet, durant les années 70 et avec l'émergence des milices considérées comme des entités de la société civile, le but de la majorité des acteurs de la société civile était purement communautaire et guerrier. Suivant la fin de la guerre civile et surtout l'échec des réconciliations mythiques mises en place par les autorités libanaises pro-syriennes, la vague de la société civile anti-communautariste et pro-réconciliation nationale a commencé et ne s'est toujours pas terminée. Les années de l'occupations syrienne étaient les plus contraignantes pour les OSC (Organisations de la Société Civile) libanaises, malgré cela, en 2005, suite au départ du dernier soldat syrien du territoire libanais, la société civile a montré à quel point elle était résiliente durant l'occupation et a pu rebondir. Depuis 2005 jusqu'aujourd'hui, plusieurs évènements ont contribué à 309 SAMRANI A., « Pourquoi la révolution libanaise n'a pas (encore) eu lieu », L'Orient-Le Jour, 15 Octobre 2020. [en ligne] : Pourquoi la révolution libanaise n'a pas (encore) eu lieu - L'Orient-Le Jour ( lorientlejour.com). 310 KIWAN F., « La société civile au Liban : un levier pour le changement ? », Les Cahiers de l'Orient, vol. 112, no. 4, 2013, p. 49. 311 GOLDSTEIN S., « Les différents types de sociétés civiles et leurs spécificités », LegalPlace., 29 Janvier 2022. [en ligne] : Société civile : types et modalités de création - Guide ( legalplace.fr). 312 Ibid. 313GRÜNEWALD F., BACHE J., DE GEOFFROY V., BACHAWATI S., KELDANI E., Société civile et pouvoirs locaux au Liban :Principaux enjeux et dynamiques d'acteurs, Groupe URD, Rapport de Recherche, Mai 2021, 22 p. 85 Réconciliation et socialisation politique
après la guerre civile libanaise. l'apparition de nouveaux acteurs de la société civile libanaise. Effectivement chaque période de crise a entrainé l'émergence de nouvelles OSC, que ça soit « la Guerre de Juillet » en 2006 entre le Hezbollah et Israël, les vagues de réfugiés syriens qui ont commencés à arriver en 2012, les manifestations de 2019, la double explosion du port de Beyrouth en 2020, la crise du Covid-19 et la crise économique flagrante qui n'est toujours pas résolue. Avec la cumulation de tous ces évènements, de plus en plus de projets, d'organisations et de militants influencent la population libanaise pour changer la situation sociopolitique et économique actuelle à travers le changement du pouvoir qui était à l'initiative de la plupart des crises libanaises et qui a mal géré leur totalité (I). En effet, le développement de la société civile libanaise avec le temps est un moyen pour casser le cercle vicieux bloquant toute initiative de réconciliation nationale (II). I. Les Libanais se « révoltent » de plus
en plus suite à de nombreuses Si par leurs discours de haine et de « tirage de nerfs » les leaders politico-confessionnels ont comme but de renforcer la socialisation politique confessionnelle à travers l'appui sur la mal-confiance entre les différentes confessions, les événements qui ont eu lieux au Liban ces 4 dernières années n'ont fait qu'augmenter la mal-confiance entre les libanais et leurs dirigeants. Nous pouvons faire référence ici à Annick Percheron dans « la socialisation politique »314 qui, à la différence de David Easton, considère que la socialisation politique peut conduire au rejet du système politique en place. Ce rejet a été exprimé par la société civile libanaise au niveau social sur le terrain lors des manifestations du 17 Octobre (A) et surtout suite à la double explosion du port de Beyrouth (B), et au niveau politique suite aux élections législatives de 2022 (C). A. Les manifestations du 17 Octobre 2019« Si la 1re fête du 22 novembre 1943 célébrait l'indépendance vis-à-vis de la mainmise étrangère, cette 2e fête du 17 octobre 2019 célébrera l'indépendance vis-à-vis de la mainmise de la classe dirigeante corrompue et le souhait pour la formation d'un gouvernement de gens cultivés et instruits, intègres, compétents et expérimentés qui saura effacer les séquelles de 4 décennies d'un pouvoir corrompu et abject. »315 - Jacques Moufarege Trente ans après la fin de la guerre civile libanaise, la société civile libanaise a prouvé que la socialisation politique nationale n'était pas à 100% remplacée par l'autre confessionnelle. Suite à 3 décennies de corruption, de mensonges, de promesses vides, de chutes économiques progressives et de mal gestion de crises, le 17 octobre 2019, des dizaines de milliers316 de Libanais se sont trouvés dans les rues tenant uniquement le drapeau libanais et chantant l'hymne national libanais. Cela suite à de nombreux compagnes sur les réseaux sociaux contre la mal gestion de la crise économique par les dirigeants libanais et surtout contre 314 PERCHERON A., La socialisation politique, op.cit. 315 MOUFAREGE J.M., « Révolution du 17 octobre 2019 : être libanais par défaut ne suffit pas ! », L'Orient Le-Jour, 27 Novembre 2019. [en ligne] : Révolution du 17 octobre 2019 : être libanais par défaut ne suffit plus ! - L'Orient-Le Jour ( lorientlejour.com). 316 AMNESTY INTERNATIONAL, « Manifestations et répression », Amnesty International, 18 Septembre 2020. [en ligne] : Tout savoir sur les manifestations au Liban - Amnesty International. 86 Réconciliation et socialisation politique
après la guerre civile libanaise. les taxes imposées par ces-derniers sur le peuple. Après 13 jours de manifestations tout au long des 10 452 km2 et de blocages des rues principales du pays, le Gouvernement de Saad Hariri annonce sa démission317, interprétée comme la deuxième victoire de la société civile libanaise, tandis que la première était de créer la peur chez les chefs politico-confessionnels. Cette peur a été exprimée par plusieurs moyens différents, par exemple les FL et les phalangistes ont essayé d' «adopter» la révolution en la considérant comme leur affaire et mission, tandis que le CPL a considéré que cette révolution répondait aux aspirations du fondateur du parti aujourd'hui Président de la République, juste avant de re-adopter la position de leur allié chiite dont la réaction était la plus impactante. En effet, le Secrétaire général du parti pro-iranien Hezbollah, Hassan Nasrallah, a fait plusieurs discours télévisés accusant les manifestants d'être financés par des ambassades étrangères au Liban318, il les a même menacés s'ils insistent sur leurs demandes et revendications en évoquant le danger d'une deuxième guerre civile au cas de vide politique (utilisant le manque de réconciliation comme arme pour rester au pouvoir), il les a même demandés de rentrer chez eux. Des militants du Hezbollah et d'Amal (le couple chiite) descendaient dans les rues libanaises de temps à autres319, surtout suite aux discours de leurs dirigeants, tenant les drapeaux de leurs partis politico-confessionnels pour attaquer les manifestants, bruler leurs tentes et infliger la peur chez les familles, parents et jeunes libanais320. Toutes ces réactions de la part des dirigeants montrent une certaine peur face à la menace de perdre leur pouvoir, certains d'entre eux ont trouvé la solution dans des tentatives d'intégrer la révolution, tandis que d'autres ont adopté les solutions « traditionnelles » privilégiées par le système communautaire libanais : utiliser l'absence de réconciliation nationale en rappelant le risque d'une guerre civile pour renforcer la peur entre les confessions et réveiller l'instinct de survie communautaire. Ces manifestations sont considérées par certains comme une révolution (Thawrat 17 Techrin) et par d'autre comme un soulèvement qui n'a pas abouti à une vraie révolution à cause du manque d'organisation et d'orientation communes entre les manifestants. Dans son article auprès de L'Orient-Le Jour321, Anthony Samrani a expliqué pourquoi les manifestations de 2019 ne sont pas considérées comme une révolution, cela pour 5 raisons: les contradictions entre les manifestants (les libanais sont d'accord sur ce qu'ils ne veulent pas mais pas sur ce qu'ils veulent), la société civile est largement divisée et n'arrive pas à accepter son incapacité de représenter la totalité des opposants, le manque d'accord entre les manifestants sur les 317 EL KHOURY Y., « Le Liban à l'heure de la « révolution » d'octobre : bilan d'étape et interrogations pour l'avenir », Les Clés du Moyen-Orient, 31 Octobre 2019. [en ligne] : Le Liban à l'heure de la « révolution » d'octobre : bilan d'étape et interrogations pour l'avenir ( lesclesdumoyenorient.com) 318 Discours de Hassan Nasrallah le 9ème jour des manifestations. Le cri des peuples, « Manifestations au Liban : Nasrallah dénonce les manipulations politiques et l'ingérence étrangère », Lecridespeuples, 31 Octobre 2019. [en ligne] : Manifestations au Liban : Nasrallah dénonce les manipulations politiques et l'ingérence étrangère - Le Cri des Peuples. 319 Vidéo montrant des militants du couples chiite attaquant les manifestants en portant les drapeaux de leurs partis politiques, et l'armée libanaise au milieu ne réagissant pas. Euronews, « äíÑåÇÙÊãáÇ äæãÌÇåí áã ÉßÑÍæ Çááå ÈÒÍ æÑÕÇäã ÊæÑíÈ í », YouTube, 25 Novembre 2019. [en ligne] : ÊæÑíÈ í äíÑåÇÙÊãáÇ äæãÌÇåí áã ÉßÑÍæ Çááå ÈÒÍ æÑÕÇäã - YouTube. 320 ABOU RAHAL L., « Liban : le Hezbollah appelle ses partisans à la retenue », La Presse, 25 Octobre 2019. [en ligne] : Liban : le Hezbollah appelle ses partisans à la retenue | La Presse. 321 SAMRANI A., « Pourquoi la révolution libanaise n'a pas (encore) eu lieu », op.cit. 87 Réconciliation et socialisation politique
après la guerre civile libanaise. priorités des manifestations322, la résilience de la classe politique actuelle et la place qu'occupe le Hezbollah comme le coeur du pouvoir décisionnel étatique. A la différence de Samrani, beaucoup d'autres auteurs, comme Jacques Moufarrege323, considèrent les manifestations de 2019 comme une vraie révolution contre une classe politique corrompue. Mais une chose est commune entre ces deux courants de pensées, le fait que les manifestations couvraient tout le Liban en dépassant les barrières confessionnelles, sociales et générationnelles, visant à faire tomber une classe corrompue, un système communautaire clientéliste et à réparer l'argent volé. Au niveau politique, les manifestations du 17 Octobre 2019 n'ont pas changé grand-chose, les même dirigeants sont restés au pouvoir, le système communautaire est toujours en place et la crise économique n'a fait qu'empirer. Outre les 5 limites d'une vraie révolution expliquées par Samrani, les manifestants ont petit à petit baissé les bras pour des raisons économiques (ils avaient besoin de travailler pour vivre), pour des raisons sanitaires (la crise du Covid-19) et enfin pour des raisons d'immigration dans des pays tiers (surtout les jeunes et suite à la double explosion du port de Beyrouth (2)). Ce baissement de bras sur le terrain ne signifie pas que les manifestations ont échouées et cela pour plusieurs raisons. D'abord les manifestations du 17 Octobre ont montrées, pour la première fois depuis 30 ans, que plus de 10%324 des libanais voulaient effectivement changer tout un système et étaient prêts à bloquer tout un pays pour changer leurs vies. Ensuite, ces manifestations ont fait évoluer la société civile libanaise tout en commençant une nouvelle histoire avec une base populaire plus grande et une « révolution » sans précédent. D'après le rapport du groupe URD sur le sujet de la société civile libanaise, de nouvelles formes d'OSC se sont apparues suite aux manifestations, « il s'agit des « groupes informels de réflexion et de pression » (Li Hakki, MNFID, etc.) »325. Enfin, le média et les réseaux sociaux326ont joué un très grand rôle pour influencer le reste de la population libanaise ne participant pas aux manifestations, ce qui a augmenté le nombre des supporteurs de la société civile libanaise et des opposants au pouvoir actuel. Même au niveau international, les réseaux sociaux ont touché la diaspora libanaise qui elle aussi s'est manifestée en ligne et dans les rues des pays accueillants327. 322 Une partie des manifestants considère que la priorité est de régler la crise économique résultante de la mal gestion des flux de réfugiés syriens depuis 2011, tandis que l'autre partie pense que la priorité est de changer le système politique communautaire pour arrêter le clientélisme et sauver la situation économique. 323 MOUFAREGE J.M., « Révolution du 17 octobre 2019 : être libanais par défaut ne suffit pas ! », L'Orient Le-Jour, 27 Novembre 2019. [en ligne] : Révolution du 17 octobre 2019 : être libanais par défaut ne suffit plus ! - L'Orient-Le Jour ( lorientlejour.com). 324 Ibid. 325 Rapport Groupe URD, op.cit., p. 07. 326 Nous pouvons prendre l'exemple de AL-Jadeed TV, Lebanese_revolution_19 (Instagramme), Political.pen (Instagramme), Thouwar 17 Techrin (Facebook), Wassef El Haraki (influenceur et activiste politique), Pierre El Hachach (influenceur et activiste politique), etc. 327 Pour plus de détails sur les manifestations de la diaspora libanaise partout dans le monde: OLJ, « De Paris à Washington, la diaspora libanaise mobilisée », L'Orient-Le Jour, 20 0ctobre 2019. [en ligne] : De Paris à Washington, la diaspora libanaise mobilisée - L'Orient-Le Jour ( lorientlejour.com). Réconciliation et socialisation politique
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