Médias transnationaux et représentations: le cas de la réception de RFI par les étudiants sénégalais( Télécharger le fichier original )par El Hadji Malick NDIAYE Université Gaston Berger de Saint-Louis - Master 2 2016 |
Partie II : Les médias internationaux :d'une réception hégémonique à une réception négociée 46 La deuxième partie de notre mémoire est consacrée à la réception qui est faite du média transnational RFI. Elle s'intéresse aux théories de la réception en rapport avec les flux transnationaux d'informations et présente les résultats d'enquêtes menées auprès des étudiants. Ceci, dans le but de jauger le niveau d'agrément des publics vis-à-vis des informations reçues de RFI. Pour se faire, nous articulons ce segment de notre mémoire en deux chapitres principaux. Le premier chapitre peut-être qualifié d'exercice d'exploration. Il s'agit de convoquer, d'expliciter et de préciser, en utilisant une méthode en entonnoir, les principales formulations théoriques du champ des sciences de l'information et de la communication qui se positionnent du côté de la réception. Cet exercice de mise en apposition de ces formulations théoriques, ouvre la porte à une meilleure compréhension des acceptions sur la réception des médias de manière générale et des médias transnationaux en particulier. Ceci est fondamental dans la perception que nous avons des audiences et de leur évolution. Justement, il s'agit aussi dans ce chapitre, de consacrer des lignes aux publics. Ceux-ci, ont été l'objet de classifications et de catégorisations, surtout quand ils sont les cibles des médias transnationaux. Leur élucidation permet d'avoir une idée claire et précise de notre cible d'enquête qui est la communauté étudiante, circonscrite dans ces publics, et assez représentative de ceux-ci. Le second chapitre de cette partie procède à une articulation de ces formulations théoriques sur la réception, aux résultats de terrain présentés. A cet effet, nous avons choisi de nous inscrire dans la perspective des types de réception introduits par Stuart Hall de l'école des cultural studies que nous corrélons éventuellement à d'autres études qui rendent compte des phénomènes observés. Au terme de ce chapitre, les publics de RFI chez les étudiants au Sénégal seront cernés de sorte à établir si la réception qui en est faite est la même que dans le passé, précisément dans les années 1990. 47 Chapitre 3 : Une réception hégémonique des médias transnationaux dans lesannées 1990 Ce chapitre s'inscrit dans un exercice d'exploration et d'approfondissement d'un des termes clés de notre objet qu'est la réception. Dans le champ des SIC, plusieurs sous domaines se sont formés au gré des angles d'analyse du fait médiatique dans la société. La réception, a pendant longtemps été négligée avant de devenir un pan de recherche prometteur à partir des fonctionnalistes. Elihu Katz et Jay Blumler opéreront ce qu'on appelle un renversement épistémologique dans cette perspective pour s'intéresser pour une première fois à l'usager des médias. Après ces travaux précurseurs, un ensemble de travaux verront jour dont ceux des « cultural studies » qui s'illustreront particulièrement. Nous allons donc dans un premier temps tenter d'exposer les lignes essentielles de ce parcours du concept. Dans une autre perspective, les récepteurs de l'information médiatique obéissent à des dynamiques multiples selon les cadres, les contextes et leurs relations avec les médias en question. La spécificité des médias que nous étudions qui sont transnationaux, exige, dans une approche comparative des années 1990 à aujourd'hui, de saisir les caractéristiques des récepteurs. Sont-ils des audiences passives ou des publics actifs ? Consomment-ils l'information médiatique de la même manière que dans le passé ? Entre autres questions qui appellent à une délimitation des paramètres intrinsèques à ces récepteurs pour voir s'il existe ou non des différences. Nous allons donc étudier les publics des médias transnationaux, selon différentes approches et classifications pour comprendre ce qu'il en est pour notre objet. 48 49 III.1 La réception : repères conceptuels et contextuels : III.1.1 Premières prise en compte de l'usager-récepteur : Le terme réception a été l'un des mots clés ayant marqué les recherches en Sciences de l'Information et de la Communication. Cependant, des premiers travaux sur la psychologie et la foule, aux travaux empirico-fonctionnalistes, rarement, l'accent a été mis sur l'action du récepteur. Il a fallu que, dans le continuum du courant empirico-fonctionnaliste assuré dans une perspective proche que celle entamée par Lazarsfeld, Elihu Katz et Jay Blumler formulent la théorie des « uses and gratifications » pour faire référence à l'usager ou au consommateur du média. Dans leur ouvrage « The uses of Mass Communication » publié en 1974, ils l'expliquent comme « une tentative d'expliquer un phénomène en interrogeant un individu sur la façon dont il utilise les communications, au lieu d'autres ressources dans son environnement, afin de satisfaire ses besoins et atteindre ses objectifs ». Cette approche, bien que s'inspirant du courant empirico-fonctionnaliste, opère un renversement épistémologique certain. On ne se focalise plus sur le média et ses effets mais sur le récepteur et ses besoins. Une rupture qui dégagea des perspectives nouvelles dans les recherches medias-sociétés et marqua la naissance d'une nouvelle tradition de recherche sur les usages. Serge Proulx semble vouloir l'illustrer en ces termes : « Dans les décennies 1960 et 1970, des chercheurs désirent prendre une distance face à la pensée unitaire dominante décrivant l'action des médias trop exclusivement en termes d'effets (« ce que les médias font aux gens »). (...)Ils proposent un déplacement du programme de recherche vers les usages (« ce que font les gens avec les médias »). Ils postulent ainsi que les membres des audiences utilisent `' activement» les médias pour en retirer des satisfactions spécifiques répondant à des besoins psychologiques ou psychosociologiques. »94 En identifiant la distraction, les relations sociales, l'identification personnelle et l'information comme les formes d'usage dont le récepteur tire des gratifications des medias, Katz jette par là même, les bases d'une nouvelle sous discipline au sein des Sciences de l'Information et de la Communication et de la sociologie qui s'intéressera à l'usage des TICs ou des médias. Les études sur les usages quitteront plus tard le champ des médias stricto sensu pour s'arrimer aux innovations technologiques et à leur diffusion. Si la tradition Française s'oriente vers les usages des TICs et des médias dans une moindre mesure, les « cultural studies » vont eux s'intéresser à la réception de l'information médiatique 94 Lise Vieira et Nathalie Pinède, Enjeux et usages des TIC : aspects sociaux et culturels, Tome 1, Presses universitaires de Bordeaux, Bordeaux, 2005, p. 7-20. p.2 95, Richard Hoggart. The uses of literacy. Transaction publishers, 1957. 96 Karima Aoudia, réception par satellite et internet des médias arabes transnationaux: intégration et transformations identitaires d'immigrants maghrébins à Montréal thèse présentée comme exigence partielle du doctorat en communication, décembre 2009. p.76 97 Brigitte Le Grignou. Retour sur les théories de la réception. In: Quaderni, n°17, Printemps 1992. Discours de l'écologie. pp.125-126. 98 Dominique Pasquier, Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS) Culture populaire à l'épreuve des débats sociologiques, Hermès 42, 2005, p.62 50 dans les foyers britanniques. Ce courant fortement controversé en France du fait de la prolixité des objets étudiés, a consacré une abondante réflexion sur la réception des médias. Nous allons nous intéresser à ceux-ci afin d'en élucider les fondements et les conclusions. III.1.2 Les théories de la réception à partir des « cultural studies » Depuis les travaux des « uses and gratifications » de l'autre côté de l'océan, les travaux sur la réception n'ont pas connu de répondant en Europe jusqu'au début des années 60 où, l'école anglo-saxonne de Birmigham spécialisée dans les études culturelles, s'intéresse à la réception des médias. Crée en 1964 par Richard Hoggart, le Center for contemporary cultural studies entretient une certaine proximité avec les cultures populaires mais aussi avec des problématiques culturelles encore inexplorées jusque-là. Déjà en 1957, la publication de l'ouvrage 95The uses of literacy, ouvrage où Richard Hoggart, analysant les cultures des milieux populaires dont il est issu en Angleterre, annonce la couleur qu'opérera ce centre. Les plaisirs immédiats, le groupe familial ainsi que l'intimité seront entre autres abordés dans les travaux de ce précurseur qu'est Hoggart. Les « `'cultural studies'', constitués en école de pensée, vont ensuite peu à peu s'intéresser à la réalité médiatique en rapport avec les cultures populaires. Ils (les Cultural Studies) soulignent ainsi la capacité critique des consommateurs, et remettent en cause le rôle central de la classe sociale en tant que facteur explicatif isolé, pour incorporer d'autres variables comme celles de l'âge, du genre, et des identités ethniques (Mattelart et Neveu, 2003). »96.Contrairement aux théoriciens de l'Ecole de Francfort qui postulaient que les médias de masse distillaient une culture de masse qui abêtissait les basses classes, les théoriciens du CCCS relativisent cette dissection culturelle pour prôner une culture hybride qui peut se trouver aussi bien chez les prolétaires que les bourgeois. En fait, la culture serait plus complexe que théorisée antérieurement par les penseurs de Francfort. Elle fait sens et fait intervenir un ensemble d'aspects. L'approche «culturaliste» consiste en une jonction, une « médiation entre structure économique, stratification sociale et «nature de la culture produite par les médias. »97.Il s'ensuit que dans The Uses of Literacy, Hoggart parle de «consommation nonchalante» ou d' « attention oblique» pour caractériser « la relation des classes populaires à la presse ou à la radio. »98. Cette « attention oblique » signifie que les individus présents devant la télévision peuvent s'y regrouper plus pour discuter ou pour dîner que pour suivre les programmes qui y sont proposés. Le média n'influence pas, dans ce cas de figure, les individus qui l'allument mais le suivent nonchalamment. L'approche développée ici est originale et alternative par rapport aux formulations théoriques précédentes. En effet, « Leur grande originalité vient du fait qu'elles sont le support d'une exploration des identités et des contours d'un public qui se façonne au contact des médias de masse, par le biais des activités d'amateurs et des nouvelles pratiques corporelles, s'imposant d'abord des règles de domination de type groupal (réseaux) »99. Les individus seraient donc en perpétuelle négociation avec les informations, les identités auxquelles ils sont exposés, et effectuent un travail de tri et d'adaptation. Cette description colorée des identités culturelles leur fera explorer d'autres paysages de recherche considérés comme illégitimes par une grande partie du monde scientifique en France. Nous verrons ainsi naître les « minority studies », les « queer studies », les « gays studies » comme porte étendard d'une internationalisation des cultural studies et comme répondants scientifiques à des mouvements en vogue dès les années 70-80 (Féminisme, Gay pride, écologisme etc.). Un grand penseur comme Pierre Bourdieu (Bourdieu, Wacquant, 1999) par exemple, accuse expressément les études des cultural studies de représenter les tentatives hégémoniques d' « américanisation ». Ce qui explique d'ailleurs qu'Edgar Morin ou encore Michel de Certeau, proches des pensées des « cultural studies » sur certains aspects de la réception, soient isolés pour un temps par Bourdieu et ses contemporains. Eric Maigret l'illustre en ces termes : « la minimisation active (de Bourdieu et son école) de l'influence d'Edgar Morin puis de celle de Michel de Certeau, deux auteurs inévitables si l'on veut saisir toute la complexité des industries culturelles et la dimension micropolitique des pratiques sociales, la quasi-absence de travaux sur les médias dans le courant bourdieusien, ont bloqué toute formulation de cultural studies à la française en renforçant l'illégitimité des objets communicationnels- ce qui a été confirmé par l'essor de sciences de l'information et de la communication en dehors des sciences sociales. »100. Maigret de postuler également que les études sur la réception des cultural studies souffraient de trois limites que sont : un « manque de rigueur », un « radical chic », un « manque de sérieux épistémologique »101. Lynchés pendant longtemps dans le champ de la recherche francophone, les travaux des cultural studies sont cependant convoqués et suscitent toujours l'intérêt lorsqu'il s'agit d'étudier les phénomènes de réception. Stuart Hall, successeur de Richard Hoggart à la tête du CCCS, formula à son tour une grille de lecture des modes de décodage des informations médiatiques. 99 Eric Maigret et Eric Macé, Penser les médiacultures, Nouvelles étapes et nouvelles approches de la représentation du monde. Armand Colin-INA, 2011. p.13 100 Eric Maigret et Eric Macé op.cit. p.24 51 101 Eric Maigret et Eric Macé op.cit. p.21 102 Dominique Pasquier. " Dallas... The export of meaning, cross cultural readings of Dallas"(Elihu Katz et Tamar Liebes). Réseaux, 1991, p. 140-144 103 Armand Mattelart, op.cit. 2007, p.70 104 Stuart Hall, Michèle Albaret, Marie-Christine Gamberini. Codage/décodage. Les théories de la réception. 1994. pp. 27-39. 105 Stuart Hall, op.cit. p.37 106 Karima Aoudia, op.cit, décembre 2009. p.80 52 Dans un cadre plus élargi, les études sur la réception des séries de télévisions telles que Dallas102 déroulées dans les 1980 ont jeté les bases de la réception de flux médiatiques transnationaux. « C'est à travers leurs études sur la réception de la fiction télévisuelle transnationale que l'influente école britannique des Cultural studies s'est internationalisée (Morley, 1992). Et c'est en essayant d'ouvrir la boîte noire de la réception que des anthropologues se sont investis dans les études sur la culture médiatique depuis les années 1980 (Dayan, 1992). »103. Hall va étudier déjà dans les années 1990 les cultures diasporiques et l'identité dans le cadre des flux médiatiques transfrontières. Mais bien avant, dans Codage/Décodage104, en partant d'une critique de la théorie de la « perception sélective » qu'il ne rejette pas entièrement pour autant, Stuart Hall tente d'établir trois positions hypothétiques à partir de la réception d'un discours télévisuel. Une position dominante-hégémonique, une position négociée et une position oppositionnelle. Le décodage hégémonique fait sens lorsqu'il y'a correspondance entre le message formulé et le message démêlé. Entre l'information codée et l'information décodée. Hall nous dit ainsi : « Lorsqu'un spectateur intègre directement et sans restrictions le sens connoté d'informations télévisées ou d'une émission d'actualités, par exemple, et décode le message en fonction du code de référence qui a servi à le coder, on pourrait dire que ce téléspectateur opère au sein du code dominant. »105 Le décodage négocié signifie que le récepteur « négocie » son acceptation ou non en fonction de ses intérêts propres. Dans ce cadre, une appropriation ou rejet du message peut intervenir dépendamment de son adaptation. Hall donne l'exemple d'un ouvrier qui pour des questions d'intérêt public comprend le gel de son salaire mais décide d'aller en grève pour son intérêt. Dans la réception négociée l'acceptation ou le rejet du message dépendent des intérêts du récepteur et des ajustements qu'il opère à cet effet. Le décodage oppositionnel fait jour lorsque « Le destinataire s'approprie le message mais en interprète la signification en fonction d'un code totalement différent. (...) ». C'est l'exemple de l'ouvrier qui reçoit les informations avec un code oppositionnel et qui comprend intérêt de classe à la place d'intérêt national selon l'exemple de Hall. « À travers ce mode, Hall a contribué à la formulation de la théorie de la réception active des contenus médiatiques.»106 Les trois modes de réception théorisés par Stuart Hall, trouvent un écho favorable dans le cadre de notre mémoire que nous comptons dérouler, en analysant la réception de RFI Afrique à partir de ces modes. Seulement, l'utilisation de ces notions pour qualifier la réception dans notre cas fera sens si nous circonscrivions dans une perspective actuelle, conceptuelle et contextuelle adaptée. A la suite des études des fonctionnalistes, du renversement épistémologique opéré par les « uses and gratifications » et des modélisations théoriques de la réception faites par les « cultural studies », il est important de souligner que d'autres écoles telles que l'école de Constance ont travaillé sur la réception. La théorie herméneutique de la réception qui met l'accent sur l' « esthétique de la réception » est un modèle reconnu dans les Sciences de l'information et de la Communication même si elle ne s'inscrit pas dans notre cadre d'analyse. De plus si l'on en croit Louis Quéré107 dans sa tentative de « reconceptualisation » de la réception, celle-ci est un « acte situé » nécessitant des compétences et des méthodes de la part du récepteur ; un « acte configurant » qui dote le texte ou l'émission d'un certain ordre, observable et descriptible par le récepteur -- ce qui lui permet d'en faire sens et d'y ajuster son comportement. Il est évident que l'étude des genres, des modes de lecture et des « frames »108 doit jouer un rôle important dans l'analyse de cet aspect de la réception ; un aspect de la réception comme « appropriation ». Ces trois aspects de la configuration actuelle de la réception postulée par Quéré définissent celle-ci comme une expérience temporelle, une expérience sociale mais aussi à un aspect pratique d'appropriation. Nous nous inscrivons dans l'approche de la réception énoncée par Hall tout en n'excluant pas, de convoquer accessoirement, ces autres penseurs que nous avons cité supra. Le concept de réception conceptualisé, il reste que notre cas d'étude concerne la réception des médias transnationaux qui sont des médias spécifiques. Quelle réception était faite des médias transnationaux en l'occurrence RFI, dans le passé (années 1990) ? Comment est cette réception aujourd'hui ? C'est à ces questions que seront consacrées nos prochaines lignes. Pour y répondre, nous allons ausculter comparativement les audiences du passé et les publics d'aujourd'hui afin de connaitre les profils de récepteurs de ces deux âges. 107 Louis Quéré. Faut-il abandonner l'étude de la réception ? 1996. Recherches anglaises. pp. 31-37 53 108 Frames veut dire cadre en Français. Ce terme se retrouve dans les travaux de plusieurs penseurs en sciences sociales et surtout chez les anthropologues. Des penseurs tels que Erving Goffman ou encore Arjun Appadurai l'ont beaucoup utilisé III.2 Les publics des médias transnationaux en questions : Les médias transnationaux sont des médias bien spécifiques. Si on peut les appréhender comme des médias tout court, ils s'en démarquent par leur déploiement transfrontière mais aussi et surtout par les présupposés idéologiques et politiques qui les accompagnent. De ce point de vue, les médias transnationaux comme RFI se déployant dans des univers géoculturels prioritaires pour les gouvernements (D.K.Thussu, 2007) qui les financent selon les facteurs linguistiques et culturels (la francophonie par exemple), ont correspondu à une théorie de la modernisation visant à civiliser « l'autre » qui, aujourd'hui s'est transmuté en publics. En fait, il faut dire que « les perspectives modernes, sinon postmodernes, sur l'autonomie de l'individu, liées à l'évolution des dispositifs sociotechniques de consommation et du niveau global d'éducation à l'échelle mondiale ont, à leur tour, contribué à bousculer les points de vue traditionnellement portés jusqu'ici sur la question des publics. »109 (Frédéric Gimello-Mesplomb and Jean-Christophe Vilatte, 2015, p.2) La question des publics médiatiques « reste un chantier de recherche dont on commence seulement à soupçonner l'étendue » (2003, p. 18) nous disent Daniel Cefaï et Dominique Pasquier. En fait, appréhender les publics et non le public, traduction de leur pluralité, nécessite de prendre en compte leur hétérogénéité malgré des traits caractéristiques généraux qu'ils peuvent partager. Hervé Glévarec, en faisant allusion aux travaux de Dominique Pasquier (1999), précise que la sociologie de la réception « tend à rappeler sinon l'existence, du moins la possibilité de «publics» au sens non plus d'une agrégation mathématique, mais d'une «communauté imaginée» » (Glévarec, 2007, p. 185). Dès lors, « il n'y a plus un public, mais des publics, une figure, mais des figures » (Mehl et Pasquier, 2004, p. 10). Ces publics auraient une dimension d'imaginaire, de représentation chez les émetteurs ou producteurs de l'information, en dépit de leur réalité qui peut y correspondre ou en diverger. « Réels et imaginaires, rêvés et observables, mobilisés ou invoqués »110 (Smati et Ricaud, 2015, p.3), les publics des médias transnationaux affichent dans un premier temps une certaine passivité tels que représentés par les occidentaux. Aujourd'hui, « auditeur, internaute, source d'information, expert, citoyen, autant de portraits possibles du public de la radio. `'L'hétérogénéité» semble, selon Jean-Pierre Esquenazi `'le trait dominant de nombreux publics» (2009, p. 3). Acteur polymorphe, plus personne n'ose aujourd'hui écrire ce mot public au singulier. »111 (Smati et 109 Frédéric Gimello-Mesplomb and Jean-Christophe Vilatte, « Les recherches sur les publics en Sciences de l'Information et de la Communication », RFSIC,2 015, 110 Nozha Smati et Pascal Ricaud, « Les nouveaux modes de relation des journalistes à leurs publics. Les usages numériques chez les journalistes de RFI », RFSIC, 2015
112 Nozha Smati et Pascal Ricaud, Op.cit. 2015, p. 36 113 Nozha Smati et Pascal Ricaud, Op.cit. 2015, p. 37 114 Thomas Guignard, Le Sénégal, les Sénégalais et Internet : médias et identité, 2007.p.21 115 Mattelart Michèle et Armand, Histoire des théories de la communication, Repères-La Découverte, Paris, 2004, p. 9. 55 Ricaud, 2015, p.27). Il s'agit donc, de décrire les représentations que les émetteurs du « centre » se faisaient des publics de la « périphérie » afin de comprendre l'esprit qui a guidé l'encodage de l'information dans un premier temps avant de nous intéresser aux publics des médias transnationaux tels que RFI tels qu'on les a conçus, classifiés et catégorisés actuellement. Pour ce faire, nous allons procéder à une subreptice élucidation des publics par rapport aux audiences. Bien que les deux termes puissent désigner les mêmes réalités et ne soient pas souvent disjoints. « Une audience ne se caractérise ni par un impératif de sociabilité ou de stabilité, ni par une obligation de performance (elle reste confinée dans l'espace privé), ni par une référence nécessaire à un bien commun. Son attention est réactive : elle est réponse à une offre. » (Dayan, 2000, p. 433). L'audience ne renvoie pas à des publics « réels », mais « à des agrégats statistiques qui ne peuvent renseigner sur ces goûts »112. (Smati et Ricaud, 2015, p. 36) Nous adoptons donc la notion de publics, telle que conçue par Daniel Dayan. En effet, pour cet auteur les publics sont non seulement plus positifs, à l'heure de l'interactivité on-line et de la convergence médiatique mais participent en même temps à la réalité-médiatique. « Un public constitue un milieu et se caractérise par un certain type de sociabilité. Cette sociabilité s'accompagne d'une capacité de délibération interne, renforcée aujourd'hui par des dispositifs tels que les forums (présents par exemple dans l'Atelier des Médias) ou les réseaux sociaux (twitter, Facebook) quand ils sont utilisés dans le cadre d'émissions (réactions en direct, commentaires a posteriori...). »113 (Nozha Smati et Pascal Ricaud, 2015, p.37). III.2.1 Des médias transnationaux messianiques face à des audiences colonisées Attribuant aux médias transnationaux un rôle civilisateur, une mission salvatrice, pour attirer les peuples arriérés vers la modernité une logique messianique a longtemps guidé les grilles d'analyse et de lecture de ces médias en Afrique. Le paradigme de la modernisation se mue en darwinisme social et « transforme cet ordre de succession chronologique en échelle dans l'ordre moral »114. Armand et Michèle Mattelart l'illustrent en ces termes : « De façon générale, beaucoup ont trouvé dans ce type de périodisation l'argumentaire qui fixe pour les peuples dits primitifs (de la périphérie), les peuples enfants, donc sous tutelle nécessaire, un horizon à leur développement futur, une trajectoire pour leur accession à l'âge adulte : seul le passage par les stades à travers lesquels ont transité les nations (du centre) qui se disent civilisées est garant d'une évolution réussie »115 Ainsi, ce serait aux médias de diffuser chez ces peuples des images de la vraie modernité pour les pousser à emprunter le chemin de la civilisation. Les peuples qui 116 Walt Whitman Rostow, et M.-J du Rouret. Les étapes de la croissance économique, 1963. Selon Rostow, les 5 étapes de la croissance économique sont les suivantes : La société traditionnelle ; Les conditions préalables au décollage ; Le décollage ; La phase de maturité ; L'âge de la consommation de masse. 117 Sa théorie majeure est celle du développement inégal différenciant les centres du capitalisme où l'appareil de production s'est développé et où le prolétariat peut accéder au statut de classe moyenne consommatrice et leurs périphéries, où sont produits ou extraites les matières premières transformées et valorisées dans les centres et où le prolétariat ne peut accéder à l'autonomie matérielle. https://fr.wikipedia.org/wiki/Samir_Amin 118 Daniel Lerner, The passing of Traditional Society. Modernising the middle East, The Free Press, 1958 119 Ithiel De Sola Pool, « Le rôle de la communication dans le processus de la modernisation et du changement technologique » in Bert F.Hoselitz et Wilbert E.Moore (dir), Industrialisation et société, Unesco, Paris, 1963 56 se situent dans la « périphérie » seraient donc dépourvus de toute capacité de relativisation de ces messages venant des médias transnationaux pour ces théoriciens. Ceux-ci ne devraient que s'éblouir et imiter. Considéré comme retardataire dans la course au « développement », ce pôle de la périphérie doit nécessairement rattraper la locomotive de la modernité. Au plan économique, les phases de développement théorisées par Rostow116 seront le chemin de fer à suivre. D'autres penseurs tels que Samir Amin117 penseront aussi l'émergence des pays du tiers monde dans la même perspective. Au plan communicationnel, la logique est la même. Dans ce sillage, Daniel Lerner qui s'intéressa à l'influence des médias transnationaux dans les pays du tiers monde abonde dans le même sens en prônant une irradiation de la périphérie par les flux médiatiques transnationaux pour permettre son développement. Il postule à cet effet que « le réseau global des mass médias permet aux populations du Tiers Monde d'imaginer comment la vie est organisée dans d'autres pays et à ce titre sert de ferment modernisateur »118. Au sein du Massachussetts Institute of technology, l'influence des médias transnationaux ne fait aucun doute ainsi que leur capacité d'amener les peuples traditionnels vers la modernité. Ithiel de Sola Pool, collègue de Lerner, est lui, plus convaincu de l'efficacité des médias transnationaux commerciaux en soulignant l'inefficacité des médias à vocation éducative119. Cette pensée issue du MIT est largement partagée dans la communauté des chercheurs américains. Ainsi, Wilbur Schramm, dans son étude commanditée par l'UNESCO et intitulé Mass Média and National Development, ne manque pas, après avoir établi le lien consubstantiel entre les médias et la construction d'une nation, de défendre dans ses conclusions la libre circulation des flux d'informations au niveau mondial pour alimenter le cadre national. Ce paradigme de la toute-puissance des médias transnationaux chez les peuples de la « périphérie » développé par ces penseurs, rejoint une vision libérale de la doctrine du « free flow of information ». Ils sont convaincus que les médias transnationaux peuvent modifier les systèmes de représentations des populations du Sud. A l'évidence, les audiences ne sont pas pris en compte dans ces modèles qui conçoivent ceux-ci comme passives et ouvertes à tous les messages. Ces théories qui s'apparentent à un diffusionnisme exacerbé, préconisent un champ de la communication internationale où les médias seraient un pont entre les moins et les plus développés. La culture des pays les plus riches économiquement, primant sur celle des plus pauvres, cette « perspective diffusionniste considère les cultures et les identités comme des entités hermétiques où l'interaction et l'échange n'ont pas leur place. » (Guignard, 2007, p.21)120 Le constat est que pour ces théoriciens de la sociologie de la modernisation, les audiences qui reçoivent ces flux d'informations internationaux opèrent une réception hégémonique. En d'autres termes, le récepteur est fortement influencé et déterminé par ces flux d'informations qui émanent des médias transnationaux. Cette non prise en compte de celui-ci, renseigne sur leur croyance en une toute-puissance des médias transnationaux au service de l'influence du tiers-monde à des fins de civilisation, de développement et de modernisation. A présent intéressons-nous précisément à RFI et à ses récepteurs pour saisir véritablement la réalité des publics. III.2.2 RFI et ses publics : d'hier à aujourd'hui ? Dans le cadre de notre objet sur RFI, l'étude des publics s'avère plus qu'importante, d'où la nécessité d'y consacrer cette section de notre travail. Pour clarifier la position de RFI Afrique dans cette vision civilisatrice et de développement il parait important pour nous de partir des entretiens déroulés dans le cadre de notre étude. Sur les dix personnes interviewées ayant répondu à la question sur ce que représenterait RFI, la totalité des répondants déclare avoir écouté RFI dans les années 1990 et affirme que c'était leur média favori lorsqu'ils étaient étudiants. Même si « la réception de contenus symboliques et les expériences médiatiques sont des phénomènes complexes. »121, il est clair qu'une identification à ce média transnational était effective. Si l'on observe l'environnement médiatique dans les années 1990 où tous ces interviewés ont été étudiants, RFI était une panacée face à l'information gouvernementale émanant des médias publics nationaux. Dans cette optique, nous pensons, à la suite de Hafez (2007, p. 123), que RFI structurait l'espace national Sénégalais à travers trois fonctions qu'il identifie. « First priority is the «compensatory function» (...). Secondly, Hafez points to the «dialogue function» The third function is the «crisis intervention function.» (Hafez, 2007, p. 123)122. Les fonctions de compensation, de dialogue et d'intervention dans les crises sont effectivement assumées par RFI qui, de plus, 120 Thomas Guignard, Le Sénégal, les sénégalais et Internet : médias et identité. 2007. p.21 121 TDR du colloque international 2-3 Avril 2015 de Bruxelles, Jeunes, média et diversités, Les pratiques de la diversité : de la production à la réception 57 122 Anke Fiedler et Marie Soleil-Frère « Radio France Internationale and Deutsche Welle in Francophone Africa, 2016, p.70 58 participe à éveiller une conscience démocratique chez les jeunes de cette époque. La participation via des émissions comme « appels sur l'actualité » invite les jeunes africains à débattre sur des thématiques touchant leurs pays. C'est une aubaine pour les publics de ces médias de ces pays du Sud qui n'étaient pas encore démocratisés, de pouvoir s'exprimer. D'ailleurs Niepalla distingue trois types de publics de ces médias: « In view of the above it canbe assumed that international broadcasters serve mainly three types of audiences: (a) the political elites (for instance multipliers, opinion leaders, and decision makers), as well as people belonging to the better educated parts of society; (b) people in war and conflict zones and in countries deprived of free access to the média; and (c) expatriates from the countries that sponsor the international broadcasters » (Niepalla, 2007, p. 8)123. Les élites politiques, les peuples en conflits et les expatriés des pays où sont issus un média comme RFI sont ses principales cibles donc à en croire Niepalla. Ces trois cibles suivaient RFI très régulièrement avant l'avènement du pluralisme médiatique. En cause, pour la première cible qu'est l'élite politique où nous avons aussi les leaders d'opinions dont les étudiants, seuls les médias transnationaux leurs permettaient d'avoir une information crédible. RFI faisait partie des rares moyens de contournement de l'actualité nationale telle que présentée par les médias publics nationaux qui eux, étaient au service du gouvernement. Pour les dirigeants, ces médias leurs permettaient de s'adresser aux élites nationales mais aussi d'entendre les voix de ceux-ci et de s'ajuster. Les débats et discussions à la RFI représentaient l' « agora » où se faisaient entendre des voix dissidentes et se créaient de véritables échanges. Dans cette optique, Marie Soleil Frère se demande si les débats radiophoniques participatifs tels que décrits dans l'article de Peter Mwesige ne peuvent-ils pas être considérés comme des « OPNI » (objets politiques non identifiés)? »124 Pour le cas des peuples en conflits, les sources d'information sont externes puisque la liberté de presse ou même l'existence d'une presse privée locale est quasi-inexistante. Au Sénégal, ces publics sont inexistants car ce pays n'a pas connu de graves crises ou des conflits majeurs. En ce qui concerne les expatriés Français, RFI devient le médium le plus accessible, le plus proche pour connaitre toute l'actualité politique, économique et sociale en France et un peu partout dans le monde. C'est donc une information qui sert la diaspora Française. Nous pouvons donc dire, à la loupe de la classification établie par Niepalla (2007) que les élites politiques (actuelles ou potentielles) constituent, avec les expatriés français, des cibles privilégiés de la RFI au Sénégal. Les étudiants sénégalais étant circonscrits dans cette élite. 123 Anke Fiedler et Marie Soleil-Frère Op.cit pp 70-71 124 Sylvie Capitant, Marie Soleil Frère, « Les Afriques médiatiques. Introduction thématique », Afrique contemporaine, 2011, p. 25-41 p.39 59 On se rend bien compte que les cibles principaux du média transnational RFI évoluent tous dans un contexte qui les pousse à aller vers ce média qui devient à la fois informatif, alternatif et libérateur. Aujourd'hui, le cadre a changé car des médias locaux ont émergé. Les publics, à qui sont offerts plus d'informations, deviennent plus exigeants et critiques. Déjà en 1995, Théophile Vittin insistait sur le fait que ceux-ci sont devenus plus critiques à l'endroit des médias transnationaux. Selon Vittin (1995), dans de nombreux pays d'Afrique francophone, face à des « médias locaux discrédités », Radio France internationale était ainsi, « devenue la meilleure source d'information des auditeurs », ce qui ne les empêche pas d'être méfiants, « lucides, critiques et actifs » à l'égard de la station française125. En outre, « Les dimensions collaborative et participative avec les apports du web 2.0 font émerger de nouvelles catégories d'acteurs intermédiaires (Granjon, 2001), mais aussi un renouvellement des formes du militantisme (expression/mobilisation) à travers les médias (Cardon, Granjon, 2010) ». (Smati et Ricaud, 2015, p.35) Ce premier chapitre nous a permis, après une élucidation conceptuelle de la réception, de nous intéresser aux publics des médias transnationaux en général et de RFI en particulier. De figures d'audiences modélisées à l'image des flux transmis par ces médias transnationaux, les récepteurs passent au statut de publics. A l'analyse des classifications des publics des médias transnationaux formulés par Hafez (2007), Niepalla (2007) et des études sur la réception de Vittin (1995), nous constatons que ces publics ont évolué surtout s'ils réagissent par courrier (M.J. Berchoud, 2001) vis-à-vis de RFI. Il est donc clair que nous analyserons la réception de publics qui font recours à des stratégies multiples dans la réception de RFI. Nous allons donc, à l'aide de nos données empiriques, tenter de comprendre et d'expliquer les phénomènes de réception actuels dans le prochain chapitre. 125 Tristan Mattelart, « Présentation », in Tristan Mattelart, La mondialisation des médias contre la censure, De Boeck Supérieur « Médias-Recherches », 2002 p. 7-16. P.9 |
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