VI.2.1 L'opinion publique dans l'espace public
Historiquement et étymologiquement, l'opinion publique
c'est la «doxa». Epistémologiquement, «
l'opinion » s'oppose à la science et est cataloguée
comme relevant du sens commun différent ou contraire à la rigueur
des vérités scientifiques. D'ailleurs des philosophes comme
Gaston Bachelard établissent que «l'opinion ne pense pas
». L'opinion est ainsi classée, avec la foule, comme
déraisonnable. Pourtant, avec l'avènement de l'espace public dans
le siècle des lumières les conceptions antérieures sur
l'opinion publique fluctuent et se voient rénovées au fur et
à mesure. Rémy Rieffel, dans sa pensée sur l'opinion
publique au sein de l'espace public, procède à une
différenciation de celle-ci par rapport à l'opinion populaire.
« Elle [l'opinion publique] est stable et fondée sur la raison
et en ce sens s'oppose à l'opinion populaire
hétérogène et versatile. Elle s'incarne dans un espace
autonome et ouvert, qu'on appellera ultérieurement espace
public.»177 Cette différenciation des
caractéristiques de l'opinion publique et de l'opinion populaire et la
délimitation de la première dans les bornes de l'espace public
ouvert et démocratique différente de celle Habermasienne, fait de
l'opinion publique un élément incontournable dans les
sociétés démocratiques. Elle devient ainsi l'alpha et
l'oméga de la phonétique plébéienne moderne. A ce
propos, Rémy Rieffel ajoute trois caractéristiques à la
notion « d'opinion » pour préciser les paramètres le
constituant :
- « Elle est d'abord le produit d'un auditoire
particulier (un public tel que l'électorat) ;
- elle est ensuite une opinion partagée par un
grand nombre d'individus, une opinion commune; - elle est enfin une opinion
portée à la connaissance de tous et soumise au jugement de tous ;
elle est rendue publique »178.
Ces caractéristiques annexées à l'opinion
ont surtout pour but d'exclure les théories d'une opinion qui pourrait
être secrète, gardée, intériorisée et
non-exprimée. Les théories de la « spirale du silence
» d'Elisabeth Noelle Neumann179, postulaient en effet
l'existence d'une opinion chez une portion des populations qui
préfère la taire face aux courants dominants. Il semble que cette
acceptation de l'opinion soit inopérante dans l'analyse que nous
comptons faire de l'opinion publique car c'est justement
l'extériorisation de cette opinion à travers les médias
et/ou les sondages, qui permettent de percevoir celle-ci. Nous pensons donc que
la « spirale du silence » ne traduit pas une opinion
publique active, exprimée et consacrée comme telle mais une
opinion passive et enfouie chez les personnes. Il ne s'agit pas là une
opinion publique, qui se veut collective, publique donc touchant aux
représentations collectives.
177 Rémy Rieffel, Que sont les médias ? Pratiques,
identités, influence, op.cit. p.237.
178 Rémy Rieffel, Sociologie des médias, op.cit. p.
41.
105
179 Elisabeth Noelle-Neumann, The spiral of silence: Public
opinion, our social skin. 1993.
180 Georges Burdeau, « L'opinion publique »,
Encyclopédie Universalis, Tome V, Paris, 2000, p. 356.
181 Dominique Wolton. La communication politique: construction
d'un modèle. Hermès, La Revue, 1989, p. 27-42.
182 Peter Dahlgren, « L'espace public et l'internet :
structure, espace et communication », op.cit., p. 159.
183 Thomas Guignard. Le Sénégal, les
Sénégalais et Internet: médias et identité. PhD
Université Charles de Gaulle Lille, 2007, vol. 3. p.92
184 Rieffel Rémy, Que sont les médias ? Pratiques,
identités, influence, op.cit., p. 206
106
Georges Burdeau, grand penseur du droit public
définissait d'ailleurs l'opinion publique comme « une force
sociale résultant de la similitude de jugements portés sur
certains sujets par une pluralité d'individus et qui
s'extériorise dans la mesure où elle prend conscience
d'elle-même»180. Cette définition est assez
édifiante et épouse parfaitement celle d'une opinion publique qui
s'exprime au sein de l'espace par l'entremise symbolique des médias. Si
Dominique Wolton, dans sa définition assez restrictive et
réductrice de la communication politique181 identifiait les
hommes politiques, les médias (journalistes) et les sondages comme
acteurs de l'arène politique, il est clair pour nous que non seulement
plusieurs autres acteurs interviennent dans cette arène mais aussi que
les sondages d'opinion ne sont pas partout importants. Il appert que notre
cadre local d'analyse n'intègre pas les sondages dans son espace public.
Les médias sont quant à eux incontournables. « Rendant
visible le politique (et la société), diffusant des informations
et des analyses, proposant des forums de débats, les médias
alimentent la culture civique commune et participent incontestablement de
l'espace public » nous dit Peter Dahlgren182.
Les médias apparaissent ainsi simultanément
comme « des lieux d'expression de l'opinion publique et donc des lieux
d'identification collective tout en influençant la construction
identitaire des individus. »183. La construction des
représentations collectives s'effectue donc nécessairement
à travers l'opinion publique. Les représentations collectives
pourraient donc être formées par, et s'exprimer par les
médias. La formation de l'opinion publique doit passer, s'il l'on en
croit Rémy Rieffel, par quatre phases que sont : « l'exposition
aux médias, la discussion autour des messages reçus, la formation
des opinions en public et la participation à la
délibération politique.»184. Cette opinion
publique se trouve donc, d'une manière ou d'une autre, liée aux
médias qui, du seul fait qu'ils informent, sont des agents
déterminants dans la perception des évènements. Ainsi
Rieffel parle de trois dimensions de l'influence des médias. Ces trois
dimensions sont les suivantes :
- Favoriser l'agenda de nos priorités (fonction
d'agenda) , ·
- Orienter certaines de nos perceptions (effet de cadrage)
, ·
- Changer nos préférences politiques (effet
d'amorçage).
Justement, les priorités, les perceptions et les
préférences font référence aux
représentations. Même si elles peuvent se trouver mouvantes, les
représentations collectives que nous étudions
sont imbriquées aux médias. Aussi nous avons
cherché à savoir dans quelle mesure les médias
transnationaux comme RFI peuvent jouer un rôle dans la formation
de l'opinion publique sénégalaise et par conséquent des
représentations politiques des citoyens ? Pour le savoir,
intéressons-nous d'abord aux variables de nos données empiriques
relatives à l'opinion publique.
VI.2.2 RFI et opinion publique nationale
« Les publics sont d'abord et avant tout des acteurs
sociaux munis de mémoire et de capacités critiques auxquels il
faut accorder la liberté de choix, et non des récepteurs passifs
dans un système qui s'imposerait à eux. »185
nous dit Eric Maigret (2003, p.15). Tout au long de ce travail, nous nous
rendons compte que les récepteurs de ces médias transnationaux
sont des publics. Si ces publics peuvent préférer ou non les
médias nationaux sur des questions d'actualité nationale, il est
toujours clair qu'ils ont une liberté de choix. Il est donc
nécessaire de s'intéresser à leur réception des
médias transnationaux sur des problématiques locales. Les liens
entre les médias transnationaux et l'opinion publique nationale sont
importants à étudier pour percevoir les relations qui existent
entre leurs informations sur l'actualité nationale et les
représentations qui se forment. Pour cela, nous avons posé la
question suivante : Ecoutez-vous prioritairement RFI Afrique sur des
questions d'actualité nationale ?
Sur 100 réponses, 27 répondants coché sur
le « Oui », 32 disent « Non » et 41
disent l'écouter « dès fois » sur des
questions d'actualité nationale.
40
50
30
20
10
0
OUI NON DÈS FOIS
RFI et actualité nationale
RFI et actualité nationale
RFI et
actualité
nationale
Histogramme de représentation de l'écoute de
RFI sur l'actualité nationale
185Eric Maigret, Sociologie de la communication et des
médias, op.cit., 2003, p. 15.
107
Sur les 100 répondants à la question sur
l'écoute de RFI sur l'actualité nationale, 75 se sont
justifiés en donnant les raisons de leur choix.
D'abord nous avons les répondants du « Oui
» et des « Dès fois » qui
développent trois arguments principaux qui les poussent à
écouter RFI sur des questions d'actualité nationale.
Dans un premier temps la plupart des répondants affirment que nos
dirigeants et hommes politiques y font leurs déclarations importantes,
s'expriment sur les ondes de RFI notamment en période de crise.
Pour ces répondants, il est donc plus bénéfique
d'écouter directement RFI puisque les déclarations des
politiques se font là-bas. La deuxième explication fournie par
ces répondants est le fait de leur « neutralité
», « distanciation », « précision
» et « crédibilité » par rapport aux
informations concernant le pays. La troisième forme d'explication
rejoint le fait de connaitre le point de vue étranger, l'angle d'analyse
d'un média extérieur mais aussi de recouper les informations. Le
constat principal étant que les autorités font leurs grandes
déclarations sur RFI et que RFI devient une radio
très écoutée en période de crise et/ou
d'effervescence politique au plan national.
Nous avons ensuite les répondants du « Non
» qui disent presque tous que les médias nationaux sont «
les mieux indiqués » pour traiter l'actualité
nationale. En outre, ils mettent en avant le caractère local et de
proximité des médias nationaux. Nous pouvons donc dire qu'une
majorité des répondants suit RFI sur des questions
d'actualité nationale mais la plus grande partie (répondants
«dès fois ») la suivent ponctuellement. Nous faisons le
constat suivant la majorité des publics ne suit RFI que sur des
questions qui concernent l'actualité nationale que lorsque les hommes
politiques y font des déclarations ou y tiennent des interviews dans des
situations de crise.
C'est donc dire que le capital de confiance et de
crédibilité dont dispose RFI en tant que média
transnational fait qu'elle devient très écoutée lorsque
l'espace public national est agité sur le plan politique.
En plus de la variable sur l'écoute de RFI
concernant l'actualité nationale, nous avons cherché
à savoir si l'écoute de RFI suscite des débats
entre étudiants. La question suivante leur a été
posée en ce sens : « Les émissions de la RFI
suscitent-elles des débats entre étudiants ? ». Pour
cette question, 75 répondants déclarent que des débats
naissent à partir des émissions de RFI et 25 affirment
ne pas en débattre. Cette majorité de réponses pour le
« Oui » montre à suffisance que RFI a bien
un rôle dans la construction des représentations collectives
puisque celles-ci naissent des débats et des échanges. De
là, nait aussi une opinion publique nationale. Les
108
répondants ont, en outre, indiqué plusieurs
thèmes qu'ils abordent en débat à la suite de leur
écoute de ces émissions.
Soixante-huit (68) répondants ont parlé des
domaines sur lesquels ils débattent après leur écoute des
programmes de RFI. Parmi ces répondants, 47 répondants
s'intéressent au domaine « politique » avec des
variantes comme les « conflits », la «
géopolitique internationale », les questions «
nationales », « sous régionales », la
« sécurité », les « guerres
», les « relations internationales ». Ces
variantes qui accompagnent le terme « politique » dans les
réponses données par nos enquêtés renseignent sur le
fait que les questions sous régionales et internationales sont aussi
débattues.
Smartart de représentations des questions politiques
débattues par les publics de la RFI (réponses en annexes)
Après la « politique », le domaine
le plus évoqué est le « sport » (11 citations)
sans doute parce que les émissions de sport sont elles-mêmes des
débats mais aussi parce que les jeunes sont passionnés de sport.
Ensuite, viennent respectivement l'« économie » (8
citations), « l'éducation », « la formation
», « l'enseignement supérieur » (7
citations) et la « santé » (6 citations). La
« culture », les questions relatives à «
l'immigration », « le traitement de l'information par la RFI
» entres autres font aussi l'objet de débats mais ont
été rarement cités.
Le postulat selon lequel les questions d'ordre politique,
qu'elles soient d'une dimension internationale ou nationale sont
débattues par la majorité des personnes qui discutent suite aux
informations fournies ou émissions de RFI est donc
vérifié. Ce constat nous pousse à penser effectivement que
les représentations politiques peuvent être construites à
partir des flux
109
110
informationnels diffusés par RFI. Rémy
Rieffel nous dit à ce propos que l': «interaction continuelle
entre différents éléments participe à la
construction des opinions politiques des individus. Ce sont des
expériences personnelles, les solidarités ressenties dans la vie
quotidienne, le flux d'informations contradictoires qui sont à la source
des identités politiques.»186 (Rieffel, 2005,
p.211). Les représentations politiques naissent en effet, non pas
d'opinions homogènes et partagés mais d'une certaine conception
des affaires politiques et de la participation citoyenne. Ici, les
représentations regroupent les modes d'expression, d'action collective
ainsi que le niveau de conscience démocratique. Cette dernière
implique d'être informé sur l'actualité nationale. Si
beaucoup de citoyens s'informent aussi via un média
transnational comme RFI, il est clair que celui-ci, est à la
fois vecteur d'informations et traduction d'une vision du monde. C'est une
vision d'un monde libre, ouvert, avec des valeurs démocratiques et
républicaines promues et que les auditeurs intériorisent au fur
et à mesure. L'espace public Sénégalais est fait de
débats entre citoyens, dans les places publiques, dans les chambres
d'étudiants, via les médias lesquels deviennent les
cadres symboliques de son expression. Dans une perspective plus élargie,
cet espace public est même transposé sur les ondes de RFI
à travers des émissions comme « Appels sur
l'actualité » qui peuvent porter sur des thématiques de
politique nationale.
L'espace public national est configuré suivant
plusieurs facteurs. Un média transnational comme RFI y joue un
rôle important puisqu'il est consulté quand ça devient
vraiment important. RFI est très écouté dans les
périodes de crise. Ceci est en effet grandement dû au fait que les
hommes politiques préfèrent s'y exprimer. Rappelons
également que près de quatre cadres et dirigeants sur cinq
(79%) écoutent la RFI187. S'agit-il d'une manie
délurée des politiques pour atteindre un plus grand public et
donner une plus grande portée à leurs affirmations ? S'agit-il
d'un complexe ou encore est-ce la résultante d'un manque de
professionnalisme d'une partie de la presse locale souvent
dénoncée ? Le constat est que les médias transnationaux
restent toujours privilégiés de ce point de vue même si la
presse nationale gagne de plus en plus de terrain. Il est clair donc que ces
médias transnationaux pénètrent et participent à la
construction des représentations. Les représentations collectives
des Sénégalais se construisent concomitamment à partir de
plusieurs facteurs qui peuvent être médiatiques et dont les
médias transnationaux sont partie intégrante.
186 Rémy Rieffel, Que sont les médias ? Pratiques,
identités, influence, op.cit., p.211 187Kantar
TNS-Africascope 2016
Tout au long de cette partie, nous avons examiné
à la loupe les incidences des flux médiatiques transnationaux sur
les publics. Il en est ressorti que la réalité n'est plus
à l'impérialisme culturel, la réalité d'aujourd'hui
nous dicte un mélange, une fugacité et une multiplicité
des représentations culturelles qui, gardent leur ancrage local
malgré l'exposition des étudiants aux médias
transnationaux. Les représentations collectives elles, analysées
sous l'angle politique, nous mènent à un caractère
transnational ponctuel de l'espace public et des publics dans les situations
d'évènements ou de crises à dimension sous
régionale, régionale ou même mondiale. Des espaces publics
géoculturels, pour ainsi dire, se créent et s'effritent lorsque
des questions cruciales d'ordres sécuritaires, sanitaires,
économiques et politiques surviennent et concernent un ou plusieurs
pays. Dans une autre perspective, nous nous rendons compte que circonscrits sur
le plan national, les publics aussi actifs soient-ils, sont quelque peu
orientés par les médias transnationaux lesquels sont
privilégiés par les hommes politiques nationaux lorsqu'il s'agit
de faire des déclarations sur la situation nationale. Cependant, cette
démarche, ne relève pas de l'endoctrinement mais de la prise en
conscience de certains enjeux et de certaines informations concernant les faits
politiques. Avoir une meilleure appréhension des informations avec une
vision civilisationnelle de démocratie athénienne promue par les
occidentaux, la France ici en particulier, concoure à la construction de
représentations politiques à partir de cette vision du monde.
L'exemple de la promotion et de la focale mise par RFI sur des
mouvements sociaux tels que « Y'en a marre » illustre cet
état de fait. In fine, nous retenons les représentations
peuvent se trouver déterritorialisés, régionalisés
voire internationalisés.
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