Médias transnationaux et représentations: le cas de la réception de RFI par les étudiants sénégalais( Télécharger le fichier original )par El Hadji Malick NDIAYE Université Gaston Berger de Saint-Louis - Master 2 2016 |
VI.1.2 De l'espace public Habermassien à la « sphère publique transnationale »Le siècle des lumières est le moment de développement d'idéaux, de pensées et d'une conscience plus libre, plus ouverte, plus livresque et critique un peu partout en Europe. Cette dynamique des lumières aura le vent en poupe notamment en France, en Angleterre et en Allemagne. Il s'agit en fait, pour Habermas, de la formation d'un espace entre la société civile et l'Etat, formé par les bourgeois qui ont une capacité d'analyse critique des politiques publiques. Ces derniers se rencontrent dans des sphères privées tels que les cafés pour discuter, échanger, déformer puis former ce que devrait être l'orientation étatique. Cette définition de l'espace public comme un espace élitiste éclairé et dont la publicité servirait comme pan d'éclosion et d'expression des idées, se trouve cependant restrictive et en contradiction avec les principes mêmes d'universalisme et d'égalité des lumières. Si les médias, appareils symboliques de publicité des débats publics politiques servaient de médiatisation de ces débats, il reste aujourd'hui que la dimension commerciale semble avoir dévoyé la conception qu'en avait Habermas. D'abord, les médias sont devenus commerciaux et servent à manipuler ; ensuite, ces médias deviennent de plus en plus banalisés car étant à la disposition de tous. Cette pensée de Habermas, traduit clairement son ancrage dans les axiomes des théories critiques de l'école de Francfort, mais également la dimension iconoclaste de sa pensée. Pour Peter Dahlgren, « si les médias constituent le trait majeur de l'espace public, il s'en suit normativement qu'ils devraient rester techniquement, économiquement, culturellement et linguistiquement à la portée des membres de la société : l'exclusion a priori d'un segment quelconque de la population entre en contradiction avec la prétention de la démocratie à l'universalisme [...]»166.Dans le cercle des penseurs s'inscrivant dans les théories critiques Habermasiennes, nous constatons également, que s'est développé un regard critique et nostalgique à l'égard de la publicité. A propos de la publicité, Jean Mouchon nous dit d'ailleurs que : « (...) Traduction dans le passé de la transparence des débats publics propres à la démocratie, ce principe est maintenant réduit pour ces auteurs à une fonction adjuvante dans la compétition commerciale. »167. Cette dimension élitiste, restreignant et condescendante de la théorie Habermasienne sera critiquée à bien des égards. Si sa théorie reste originale et précurseur, elle reste cependant idéale et non tangible dans la réalité. Peter Dahlgren de souligner que : « l'idéal d'un espace public bourgeois avec ses salons et ses publications littéraires, sert de modèle, bien que ses manifestations historiques fussent en fait relativement modestes. ». Et Dahlgren d'ajouter qu' : « Habermas ne dit rien de l'existence de sphères 166Peter Dahlgren, et, Marc Relieu. L'espace public et l'internet. Structure, espace et communication. 2000, p. 157-186. p. 163. 167 Mouchon Jean, « Les nouvelles formes du débat public, prémices d'une reconfiguration de l'espace public démocratique ? 2005, p. 10. publiques alternatives, plébéiennes, populaires, informelles ou oppositionnelles. »168. La multiplicité des critiques formulées à son encontre fera certes évoluer la pensée Habermasienne qui intègre le « monde vécu »169 dans les années 1990 mais garde la substance de son analyse dans sa dimension spatiale. La théorie Habermasienne, nous interpelle particulièrement dans le cadre de notre objet. En effet, Nancy Fraser, dans ses écrits et notamment dans son fameux article « Transnationalizing the public sphere »170, pose, par rapport au « locus classicus de toutes discussions », deux niveaux de soubassement de la théorie habermasienne. Dans un premier temps nous avons « un niveau empirique, historique, institutionnel » ; dans un second lieu, « un niveau idéologique-critique/normatif-idéal ». Ces niveaux s'enchevêtrent pour former « six conditions préalables au minimum » qu'Habermas « associait tacitement à la sphère publique ». Parmi les six conditions, deux semblent être en rapport direct avec notre objet de recherche ? ... une langue nationale constituant le moyen de communication publique, ? ... une infrastructure de communication westphalienne-nationale: une presse westphalienne-nationale puis, plus tard, des médias de radio transmettant les informations westphaliennes-nationales. »171 Dans une perspective critique de « repenser la sphère publique »172 qu'elle explore aussi dans un article voisin, Nancy Fraser va à la suite d'une élucidation de ces six points qui s'imbriquent étroitement pour former le fondement de l'espace public Habermasien, procéder à leur déconstruction à l'aune du monde contemporain. Six contre-arguments corollaires seront donc développés. ? La langue nationale elle, dans un contexte Africain où la plupart des ex-colonies ont adopté comme langue officielle celles de leurs anciens colonisateurs et que des langues universelles telles que l'anglais ou le Français sont les plus homogénéisant, la langue nationale est souvent transnationale et peut couvrir toute une région (au sens des
relations internationales). « Le problème réside bien plus également dans le fait que des États existants sont en réalité multilingues tandis que des groupes linguistiques s'avèrent éparpillés sur des territoires et qu'un nombre croissant de personnes sont multilingues ». Entre diversité et uniformité linguistique, bien des Etats se placent sous une lanterne internationale avec les « lingua-franca ». ? L'infrastructure de communication westphalienne-nationale se voit donc supplantée quelquefois et complétée souvent par des médias transnationaux. « Le "où" de la communication, qui était autrefois conceptualisé comme territoire westphalien-national, s'avère désormais être un cyperespace déterritorialisé. ». Et « dans ce contexte, il ne s'agirait que de prendre en compte la croissance du nombre de média de niches qui peuvent être tout aussi sub-nationaux que transnationaux(...) ». Nous voyons donc que cette infrastructure valse entre la national et le transnational ou le mondial. Au vu de cette remise en cause apportée par Nancy Fraser, nous constatons, que ni le contexte et l'espace de conceptualisation de l'espace public, ni les aspects temporels qui la déterminaient ne sont les mêmes présentement. Il est en effet, concevable de penser à une ébauche d'opinion publique transnationale qui se forme ponctuellement sur des thématiques et évènements internationaux précis. Au regard des avancées technologiques, l'existence d'un espace public transnational, régional qui exerce ses discussions lors d'émissions participatives, sur les réseaux sociaux et à travers différents réseaux est probante pour nous. Si elle est ponctuelle et s'active d'ailleurs souvent sur le terrain lors de crises ou à travers des mouvements sociaux, cet espace public transnational est souvent une « communauté imaginée » (Anderson, 1996173). Les médias transnationaux comme RFI jouant un rôle important dans leur formation en informant dans un premier temps, puis en étant les « agoras » symboliques d'expression de ces citoyens sur des questions d'envergures nationale et sous régionale, occasionnant des solidarités et des actions collaboratives. De ce point de vue, nous pouvons penser à une opinion publique ouest-africaine dans le cadre des affrontements au Nord-Mali ou des évènements en Côte d'Ivoire. Seulement, il faudrait aussi souligner que le courant d'opinion dominant souvent confondu avec l'opinion publique cohabite avec d'autres courants. D'ailleurs c'est l'espace qu'offrent ces médias transnationaux qui permettent à ces courants de s'affronter. Les résultats de ces affrontements ne débouchent pas forcément à la constitution d'une opinion puisque ces publics actifs approfondissent souvent et recoupent l'information pour se faire une opinion comme en 173 Benedict Anderson et Pierre Emmanuel Dauzat. L'imaginaire national: réflexions sur l'origine et l'essor du nationalisme, 1996. 102 témoignent les données de notre enquête. Cette donne peut nous inviter à relativiser les représentations collectives circonscrites dans le cadre uniquement national puisqu'on voit que des « inter nations » des publics existent. Alain Ambrosi nous invitait d'ailleurs à cette réflexion dès la fin du XXème siècle. Il nous dit en ces termes que « la question de la multiplicité des appartenances et des identités autant que des lieux d'implication et d'action politique doit être reposée en des termes qui tiennent compte des nouvelles transversalités géographiques et politiques et qui, en créant des nouveaux ``lieux» et de nouvelles ``situations» déterritorialisées, questionnent la notion de communauté et dépassent l'enfermement dans le local ou le national. Le nouveau contexte sociotechnique créé par les NTIC et le fonctionnement en réseaux forcent donc à une redéfinition du concept d' ``espace public» et de sa relation avec ``l'espace politique» et nous obligent à considérer la pluralité de l'un et de l'autre, et leurs multiples modes d'articulations [...]. »174 Nous pouvons considérer que les publics de la radio RFI peuvent former des variantes d'espaces publics à un échelon transfrontière dans des limites temporelles ponctuelles et convenir avec Jean Tardiff qu' « en s'affranchissant du nationalisme méthodologique, on peut identifier des aires d'interaction humaine à fondement linguistique et/ou culturel qui traduisent les multiples possibilités d'appartenance, d'identités composites, d'alliances et de choix qui forment les aires géoculturelles en constante évolution. »175. L'éclatement et le morcellement des espaces ainsi que l'apparition de nouvelles modalités d'exercice des interactions sociales176 (Miège, 2010, p.172) avec comme corollaire la fragmentation, la parcellisation et la diversification de l'espace public. Cependant, il faut noter que même quand l'espace public se détache des barrières et des bornes des frontières traditionnelles, l'asymétrie et l'inégalité de participation aux espaces publics elles, sont toujours à jour. La fragmentation de l'espace public, qu'il soit national ou transnational demeure l'un des principaux écueils. 174 Ambrosi Alain, « Difficile émergence des réseaux de communication démocratique dans l'espace politique global » 1999, p.119. 175 Jean Tardiff, Mondialisation et culture : un nouvel écosystème symbolique .2008. p.214. 103 176 Bernard Miège, L'espace public contemporain, 2010 VI.2 Information nationale politique traitée par RFI Les configurations transnationales qui prennent forme et se structurent n'édulcorent cependant en rien la dimension nationale de l'espace public. En fait, si les six conditions de l'espace public national-westphalien sont remises en cause, elles ne suffisent pas à remettre en cause l'idée d'une nation au sens subjectif, basée sur une histoire commune partagée et des aspirations collectives. Cette idée de nation, même si par ailleurs des Etats sans nation et des nations sans Etats peuvent exister, est véritablement une réalité au Sénégal. Malgré la diversité ethnique, linguistique, culturelle, la croyance en l'existence d'une destinée commune est majoritairement admise au Sénégal. Au sein d'une nation, se constitue une « opinion publique » à partir des échanges au sein d'« espaces publics » aujourd'hui via des médias privés comme publics qui deviennent le terrain privilégié de la lexis. Au Sénégal, bien que les médias locaux aient un ancrage certain, de proximité et de profondeur par rapport aux actualités nationales, les médias transnationaux jouent également leur partition en traitant des évènements nationaux qui peuvent avoir une teneur internationale et en abordant des sujets que les médias nationaux peuvent occulter. Guillaume Thibault l'exprime en ces termes : « Moi au Sénégal je vais traiter de gros sujets et d'autres sujets que je considère comme importants et qui ne vont pas être traités sur les médias locaux (...) je peux par exemple m'intéresser aux parcelles assainies, à un groupe qui fait de l'agriculture raisonnée depuis vingt ans...est ce que ça fonctionne ? Est-ce qu'elles sont indépendantes financièrement ?etc.» Cette logique de niche qu'embrasse un correspondant de RFI qui, en dehors des actualités « brulantes » adopte une posture originale pour pénétrer la société, fait de ce média une radio qui fonctionne autant par ses orientations globales que par son ancrage local. Il appert donc que RFI, au même titre que les médias nationaux, a un rôle déterminant dans les débats au sein de l'espace public Sénégalais, structurant l'opinion et de ce pas les représentations collectives. Dans les deux dernières variables de notre questionnaire, nous nous sommes intéressés à la réception du média transnational RFI sur l'actualité nationale ainsi qu'aux débats qui peuvent résulter de cette réception. Si l'opinion publique accorde une certaine importance et crédibilité à ces médias, il va de soi que ceux-ci pourraient influencer l'espace public et les représentations des enquêtés. Le cas contraire produisant l'effet contraire, une relation de causalité se construit. De ce point de vue, « l'espace public apparaît comme un lieu propice pour observer les tensions entre républicanisme et communautarisme, entre unité et diversité, entre intégration et exclusion. » selon Thomas Guignard (2007). Pour se faire, intéressons-nous d'abord à l'opinion publique qui est une constante des représentations collectives dans leur dimension politique. 104 |
|