Glenn Gould et Jean-Sébastien Bachpar Sami LAB CRR de Rouen - DEM 2019 |
III. Le clavier bien tempéré et la fugue« Gould, l'un des premiers, a su balayer les idées reçues, et le thésaurus qu'on a aujourd'hui en main et dans l'oreille ne se limite pas à la seule interprétation de Bach, qui s'ouvre ici en 1956, gambadant de l'orgue au piano via le genre concertant (où la légèreté dansante et les traits fulgurants du soliste effacent la théâtralité pesante de l'orchestre). La bible du Clavier bien tempéré, en oeuvre ouverte qu'elle est, résiste au temps, et surtout aux coups de semonce de Gould qui dresse avec Richter l'un des monuments sur instrument moderne. Avec ses staccatos soudains, le premier prélude sonne encore aujourd'hui de manière inattendue. Enfin, quel régal que cette enfilade de contrepoints transparents dans les Inventions à deux voix, où se dissimule la simple joie de pratiquer l'instrument, où la virtuosité n'est pas une valeur en soi, où les secrets sont divulgués sans la moindre pesanteur... C'est peut-être là que Gould est le plus profond. Le Concerto italien apparaît d'un prosaïsme confondant dans son attaque de machine à coudre, mais au coeur du morceau, il y a une mélodie infinie qui se déroule avec une retenue bien étudiée. L'association Bach-Gould est un miracle musical qu'on n'a jamais égalé. Que celui qui, volontiers écoeuré devant l'indigestion commerciale, nous parle ici de réchauffé soit foudroyé sur-le-champ ! » Pascal Huynh - Musicologue et rédacteur musical à la cité de la musique www.lesinrocks.com Une fois de plus, Gould ne cesse de nous surprendre dans son interprétation d'un monument fondamental dans l'oeuvre de Bach : Le Clavier bien tempéré. C'est sans doute dans les préludes et fugues de Bach que l'on peut retrouver le plus d'éléments caractéristiques appartenant au jeu de Glenn Gould. Nous allons pouvoir étudier dans cette dernière partie l'approche du pianiste vis-à-vis de cette oeuvre en s'appuyant d'exemples tirés de certains préludes et fugues. Les enregistrements seront publié en 6 volumes : 3 volumes par Livre (ainsi chaque volume comprend 8 Préludes et fugues). Pour situer, le dernier volume est publié en 1971. Prenons pour commencer le Prélude et fugue n° 3 en Ut dièse majeur du premier livre. Gould aborde le prélude avec un tempo extrêmement rapide. Je n'ai par ailleurs jamais trouvé de version plus rapide jusqu'à présent. Le pianiste se sert du piano comme d'un orchestre où les violons joueraient les croches rapides de façon à construire l'harmonie du morceau pendant que les violoncelles joueraient le thème de la main gauche en pizzicati ; puis les rôles s'inversent laissant le thème aux voix aiguës qui pourraient être jouées par des violons ou bien des flûtes. Glenn Gould va s'amuser ainsi à alterner l'importance des voix entre ses deux mains. On trouve dans ce prélude une pédale de dominante que Gould va une fois de plus apparenter à des pizzicati de violoncelles et de contrebasses. Enfin, le prélude est conclu par d'étranges accords arpégés par le pianiste, ce qui ajoute une touche supplémentaire de fantaisie à ce morceau. Dans la fugue, Gould fait usage de son légendaire staccato qu'il utilisera très souvent dans l'exposition des sujets de fugue. En revanche, le pianiste utilise davantage de legato pour le contre-sujet afin de faire ressortir le staccato de la réponse. Pour conclure cette fugue, Gould navigue entre les voix en interchangeant leurs plans (c'est-à-dire leur importance) grâce aux accents ; il termine sur cinq accords joués très droits et secs. Pour mon deuxième exemple, je m'appuierai sur le Prélude et fugue n° 8 en Mi bémol mineur du premier livre. Dans le prélude, on pourrait s'attendre à ce que Glenn Gould fasse une exception à son staccato obstiné en utilisant un jeu plus legato. En effet ce prélude possède un tempo très lent et la partition n'est pas inondée par un océan de notes - deux paramètres qui en général pousseraient un pianiste à l'utilisation du legato de façon à remplir les silences. En faisant l'inverse de ce que l'on pourrait attendre dans cette pièce, Gould crée une ambiance complètement mystique. Le rôle des silences prend une tout autre importance : ils passent au premier plan et le silence devient l'élément clé du prélude. Le pianiste insiste davantage sur la rupture du temps en coupant très sèchement les accords arpégés, donnant l'impression que ceux-ci auraient dû durer plus longtemps. La fugue qui suit semble adopter un point de vue plus neutre en comparaison du prélude si singulier. Gould interprète cette fugue de façon très calme et linéaire, cela évoque une sensation de sereine plénitude. La tension va légèrement augmenter au fur et à mesure que la pièce avance pour annoncer la fin. Plus on avance dans la pièce, moins le pianiste laisse de place au silence. On observe que l'oeuvre n'est pas interprétée de façon démonstrative. Le Prélude et fugue n°5 en Ré majeur du deuxième livre montre de nouvelles facettes du pianiste que je n'ai pas encore abordées. Le prélude commence par une ouverture à la française. Gould l'a bien compris et va souligner le côté triomphale qui est propre à la tradition baroque dans ce genre d'ouverture. Dans cette pièce Gould utilise un effet miroir et alterne ainsi : une phrase au caractère sautillant, pointé et noble (phrase composée d'arpèges et de gammes ascendants) une phrase composée d'accords que le pianiste va délicatement poser avec calme ; symbolisant la réponse à la phrase précédente. Durant la pièce le caractère le plus marquant reste l'aspect très pointé - je ne parle pas spécialement du staccato mais bien du rythme - appuyé par Gould tout le long du prélude. Cela amène une sensation de balancement qui vient renforcer le côté rythmique de la pièce. Gould conclut ce prélude avec effacement en ralentissant légèrement pendant la cadence final. On observe un élément très intéressant dans la fugue : à chaque fois que le sujet ou la réponse de la fugue revient, Gould va l'interpréter de façon radicalement différente ; une fois très piqué, une fois legato, etc. De cette façon, le pianiste donne l'impression qu'un nouveau sujet vient prendre place au milieu de la fugue. Glenn Gould reste toujours dans un esprit de renouvellement perpétuel comme nous avons pu le constater dans la partie sur les variations Goldberg. « Bach a toujours écrit des fugues » 5 Je voulais, juste avant de terminer ce travail, ouvrir une légère parenthèse qui explique comment Glenn Gould perçoit la fugue chez Bach. J'ai trouvé ces informations dans un livret fourni avec un enregistrement du Clavier bien tempéré enregistré par Gould et je me devais de vous en faire part car cela nous permet de mieux comprendre son point de vue vis-à-vis de la musique de Bach en général. Gould a pu remarquer que l'écriture fuguée est l'élément dominant chez Jean-Sébastien Bach. Il trouve que c'est à travers la fugue qu'on observe la plus grande évolution de l'art de ce dernier en partant des fugues de Toccatas (écrites par Bach au début de sa carrière) jugées trop répétitives par Gould et en terminant par l'Art de la fugue qu'il qualifiait comme l'apogée de Bach en matière de contrepoint. L'art de la fugue est d'ailleurs un très bon exemple pour démontrer que c'est bien la fugue qui prédomine chez Jean-Sébastien Bach : le compositeur a commencé cette oeuvre entre 1740 et 1742, alors qu'à ce moment-là, les préoccupations musicales de l'époque étaient plutôt orientées vers des intentions exclusivement mélodiques. Gould remarque que chaque texture exploitée par Bach semble destinée à un traitement fugué. Le plus innocent air de danse ou le thème choral le plus solennel semble exiger une réponse, attendre une volée de contrepoint qui trouve dans la technique fuguée sa plus complète réalisation. Ainsi, dès que Gould interprète Bach, il se met dans l'idée d'une écriture fuguée ou du moins polyphonique. 5 Glenn gould, Introduction à une pochette d'album du Clavier bien tempéré publié par AMSCO |
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