Glenn Gould et Jean-Sébastien Bachpar Sami LAB CRR de Rouen - DEM 2019 |
II. Les Variations GoldbergComposées par Jean-Sébastien Bach vers 1740 et publiée en 1742, les Variations Goldberg font maintenant partie des oeuvres majeures du répertoire pour clavier. (Nous allons voir par la suite pourquoi j'utilise l'adverbe « maintenant »). Initialement écrite pour clavecin à deux claviers, cette oeuvre devient particulièrement difficile sur un piano à cause des croisements de mains qu'implique alors un clavier unique. La structure de cette pièce est un thème suivi de trente variations et un da capo pour conclure sur le thème. On a rapporté (selon des rumeurs) que les Variations Goldberg auraient été une commande du Comte Keyserling (à l'époque ambassadeur de Russie) qui souffrait d'insomnies et souhaitait une pièce reposante que son musicien Johan Gotlieb Goldberg (également élève de Jean-Sébastien Bach) puisse jouer pour lui. A cette époque, on considérait qu'un air qui se prête aux variations devait remplir au moins une des deux conditions suivantes : - un thème doté d'une ligne mélodique qui se prête vraiment à l'ornementation, - une base harmonique qui permette de le traiter sous de nombreux angles. L'aria des Variations Goldberg (qui constitue le thème des variations) repose sur une solide basse harmonique ; celle-ci est tirée d'une sarabande déjà notée dans le Petit livre d'Anna Magdalena Bach (la deuxième femme de Bach). Jean-Sébastien Bach traite cette sarabande comme une passacaille c'est à dire qu'il ne garde que la basse dans ses variations. Cette basse est cependant traitée avec une grande souplesse rythmique de façon à pouvoir s'adapter à différentes formes de contrepoints comme des canons ou des fugues. Même si différentes altérations qui sont nécessaires au développement de la mélodie sont présentes, elles n'altèrent pas la force gravitationnelle de la basse (celle-ci garde le même rôle). En revanche, le rôle de la basse passe au second plan dans les trois variations mineures (15, 21 et 25) pour des raisons d'exigences chromatiques. Les trente variations se scindent en deux parties regroupant chacune quinze variations. La seizième est écrite ainsi sous forme d'ouverture. Toutes les trois variations, on observe la présence d'un canon qui chaque fois part d'un intervalle différent ; intervalle qui monte de façon proportionnée telle que le 1er est un canon à l'unisson, le deuxième un canon à la seconde, etc. jusqu'à la variation 27 qui est un canon à la neuvième. La trentième variation, quant à elle, n'est pas un canon, elle est appelée quodlibet et contient plusieurs chansons populaires allemandes exploitées de façon contrapuntique. 3 Cf. Viet-Linh Nguyen, www.musebaroque.fr que l'on entend au début : comme la représentation d'un cycle perpétuel. Elle trouve son identité dans l'équilibre global de l'oeuvre. Chaque note, chaque partie est dépendante et complémentaire. C'est la totalité qui nourrit l'idée d'un infini, d'un renouvellement permanent. On compte quatre enregistrements intégraux des Variations Goldberg par Glenn Gould : les deux enregistrements studio de 1955 et 1981, devenus légendaires le concert de Salzbourg enregistré en 1959, une captation pour la radio canadienne CBC de 1954. Malgré l'intérêt que je porte à chaque version, je me pencherai uniquement sur les enregistrements studio de Gould pour des raisons analytiques. En effet, ce sont les versions abouties et souhaitées par Glenn Gould dans sa quête de perfection. Le premier enregistrement de Glenn Gould (1955) De son nom d'origine Bach : The Goldberg Variations, cet album a été enregistré en 1955 chez Columbia Masterworks Records et a été le premier disque de Glenn Gould. Il est paru en 1956 devenant ensuite une référence incontournable des enregistrements piano. Ce disque a lancé la carrière de Glenn Gould et lui a apporté une renommée internationale presque immédiate. En effet, il a été vendu en 40 000 exemplaires dès 1960 et 100 000 autres ont été vendus juste après sa mort. Comme le décrit Viet-Linh Nguyen, « le pianiste virtuose canadien avait commencé sa carrière chez Columbia par ces mêmes Variations Goldberg en 1955. A l'époque, il avait choisi des tempi très rapides et avait expédié rageusement l'aria, les trente variations et le da capo en 41 minutes (sans les reprises). Le jeu non legato, l'approche contrapuntique toute personnelle, l'excitation enivrante confinant à la griserie, le rapport trouble et violent de l'interprète vis-à-vis de ces variations sur un thème de basse continue en avait surpris plus d'un(e). Au temps du rock triomphant, c'était un des seuls disques de musique classique ("bas-rock" ?) que les adolescents possédaient . » 3 4 Bruno Monsaingeon, Contrepoint à la ligne, Édition Fayard, 1985 Jusqu'à cet enregistrement, les Variations Goldberg étaient quasiment absentes du répertoire de piano classique sur le plan commercial et suscitait peu d'intérêt pour le grand public. Elles n'étaient la plupart du temps pas commercialisées. L'oeuvre était jugée trop ésotérique et très exigeante d'un point de vue technique. Glenn Gould a 22 ans quand il entreprend d'enregistrer les Variations Goldberg. Son choix est d'ailleurs contesté par un des dirigeants de la maison de disques qui estimait l'oeuvre trop complexe pour un premier disque. Gould s'assurera alors que le contrat qu'il a avec Columbia Masterworks lui laisse une liberté totale sur son interprétation. Au sujet de l'interprétation, le disque attire l'attention sur différents éléments comme : une technique de doigts impliquant une grande clarté d'articulation, une faible pédale de soutien, des tempi extrêmes et peu de reprises (la forme original étant AABB). L'enregistrement couvrira alors une durée de 38m34 ; durée étonnamment courte par rapport à son dernier enregistrement des Variations Goldberg enregistré un an avant sa mort qui dure 51m18. L'autre élément qui retient l'attention du public est le perfectionnisme du pianiste canadien : il aurait effectué 21 prises de l'aria avant d'être satisfait ! Un reportage de Bruno Monsaingeon expose Gould au piano en train de 4 chercher le meilleur alliage possible. Gould montre ses doutes sur l'interprétation pas encore aboutie. L'enregistrement de 1981 Glenn Gould arrivera à la fin de sa vie quand il enregistrera ce dernier disque. Cela se ressent dans la musicalité. Ces treize minutes de différences avec l'enregistrement vu précédemment montrent l'évolution du pianiste. Il atteint le summum de sa maturité. Il alterne désormais les tempi lents et rapides, sait équilibrer les émotions et provoquer des surprises. Il arrive enfin à en faire une oeuvre totalement personnelle où Bach est le complice du jeu. Le contrepoint devient simple et limpide et Glenn Gould s'amuse à résoudre les équations du Kantor pour rendre les mathématiques joyeuses et profondes à la fois. Paradoxalement, la démarche du pianiste sera aussi beaucoup plus introvertie. Gould laisse entendre un vaste travail intellectuel au travers de cet enregistrement. Il aura auparavant fait la découverte de la lenteur et choisira de privilégier les contrastes de nuances et surtout de caractères plutôt que des tempi exagérés. Il alterne ainsi des variations qui peuvent paraître « neutres » dans le sens musical ; fin subterfuge qui permet ensuite de faire l'éloge des variations qui suivent. Il ne se privera alors pas de s'investir davantage musicalement. Pour résumer, cette version des Variations Goldberg demeure plus mûre et réfléchie que le premier disque du pianiste. Ses attributs cités précédemment constituent malgré tout quelques défauts logiques (dans le sens où il serait difficile d'aller à l'encontre de ceux-ci). On constate malheureusement une perte de spontanéité et de vivacité dans le jeu de Gould ; probablement à cause son âge et de ses problèmes de santé. Mais Glenn Gould signe là un chef d'oeuvre testamentaire dans lequel il livre les clés de sa conception de l'oeuvre de Bach. Son jeu en matière de technique s'inspire beaucoup plus des traditions baroques présentes à l'époque de Jean-Sébastien Bach. Par exemple, on entend que le toucher au piano de Gould est davantage semblable à celui d'un clavecin. L'enregistrement par Glenn Gould des Variations Goldberg en 1981 demeurera le dernier enregistrement du pianiste. Gould ouvre et conclut donc sa vie de studio avec cette oeuvre. Celle-ci, d'ailleurs ne commence et ne conclut-elle pas par la même aria ? Cette réflexion crée un dernier lien légèrement « mystique » mais existant entre l'oeuvre et le pianiste. A la manière de Félix Mendelssohn qui fit redécouvrir en 1829 la Passion selon Saint Matthieu, les enregistrements des Variations Goldberg par Glenn Gould ont permis d'intégrer l'oeuvre en question dans le répertoire pianistique d'aujourd'hui. Considéré jusque-là comme un compositeur austère, sérieux, dépourvu d'émotions, Bach devient sous les doigts de Glenn Gould un inventeur de génie qui surprend et déroute. La beauté et la grâce lui sont aussi reconnues. Bach est définitivement réhabilité comme maître du beau et quitte son unique étiquette de technicien génial. Quelques informations sur les enregistrements de Glenn Gould au sujet du Clavier Bien tempéré : Gould commence à enregistrer le premier livre du Clavier bien tempéré à partir de 1963. |
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