Glenn Gould et Jean-Sébastien Bach
Introduction
Ce mémoire portera sur le lien entre la musique de
Jean-Sébastien Bach et le jeu du pianiste canadien Glenn Gould.
Considéré par beaucoup comme le plus grand pianiste du
XXe siècle, Gould a pourtant fortement divisé les
critiques. Sa conception nouvelle de la musique et son attitude peu
conventionnelle vont souvent déplaire aux conservateurs mais feront la
plus grande joie des modernistes.
La relation entre Glenn Gould et Bach nous mène au
coeur du paradoxe défini par Antoine Hennion : « le XXe
siècle a fait de la musique l'objet d'une écoute et a
inventé l'auditeur. Comment concevoir des termes plus
éloignés du régime sous lequel Bach a produit sa musique,
que ces deux exigences croisées qui fondent notre rapport à la
musique : authenticité, pour les musiciens du passé;
nouveauté radicale, pour ceux du présent ? »
1
Le présent travail reposera sur trois axes principaux :
Nous commencerons par la technique pianistique de Gould et
notamment l'impact qu'elle peut avoir sur l'interprétation de Bach.
Dans une deuxième partie, nous étudierons un
pilier majeur qui est devenu le symbole du lien entre Gould et Bach : Les
variations Goldberg.
Enfin, dans une troisième et dernière partie
nous étudierons l'interprétation de Gould du Clavier bien
tempéré en terminant par sa façon de percevoir la
fugue chez Bach.
Pour chacune des parties, j'apporterai ma contribution à
l'analyse de ces questions.
1 Antoine Hennion, Liturgie du
présent et culte du passé : changements de régimes
musicaux, le cas de Bach en
France, Séminaire du CDMC, mardi 25 novembre
2003 (Cycle La musique au XXe siècle : l'hypothèse de la
continuité, sous la direction de Martin Kaltenecker).
http://www.cdmc.asso.fr/fr/actualites/saison-cdmc/musique-xxe-siecle-hypothese-continuite-liturgie-present-culte-passe
I. La technique pianistique de Glenn Gould
« Il existe des artistes qui croient que
l'originalité est fonction de la brutalité avec laquelle ils
brisent les règles. Je ne pense pas que cela soit vrai, mais bien
plutôt que l'originalité est fonction de la subtilité
avec laquelle vous adhérez à des
prémices légèrement différentes de celle qu'on
attend de vous. »
Glenn Gould
Arrière-plan biographique
Glenn Herbert Gould naît le 25 septembre 1932 à
Toronto au Canada et décède le 4 octobre 1982 dans la même
ville. Il est pianiste, compositeur, écrivain, homme de radio et
réalisateur. Il est connu particulièrement pour son
interprétation pianistique des oeuvres de Bach et essentiellement pour
les deux enregistrements des Variations Goldberg en 1955 et 1981.
Célèbre pour son style analytique et chantant, Glenn Gould
abandonne rapidement sa carrière de concertiste. À partir de
1964, il ne se produira plus jamais en public et se consacrera
entièrement aux enregistrements en studio et à la production
d'émissions de radio. Aujourd'hui nous disposons d'une cinquantaine
d'heures d'enregistrement effectuée par Glenn Gould.
Gould baigne dans une famille de musiciens et, très
jeune, il montre des prédispositions pour le piano qu'il apprend avec sa
mère jusqu'à l'âge de dix ans. Il intègre par la
suite le Conservatoire royal de musique de Toronto afin d'étudier le
piano auprès d'Alberto Guerrero, l'orgue auprès de Frederick
Silvester et la théorie musicale auprès de Léo Smith.
Il est organiste d'église à onze ans et
effectuera son premier concert professionnel à l'âge de treize
ans. Son engouement pour l'orgue (instrument principalement polyphonique)
montre dès à présent une certaine fascination envers le
contrepoint.
Gould décède le 4 octobre 1982 d'un accident
vasculaire cérébral probablement lié à sa prise
excessive de médicaments.
2 Les propos et citations que je vais réunir
dans cette partie sont principalement tirés d'une interview de Glenn
Gould réalisée par Hans Heinz Stückenschmidt
pour Keyboard Magazine en août 1980.
Technique et musicalité2
Comme dit précédemment, Glenn Gould se distingue
des autres pianistes par son jeu pianistique (posture et technique) mais
également par sa manière de penser et d'aborder la musique. Gould
est aussi connu à travers son comportement très atypique :
comportement social, habitudes spécifiques, sans oublier son
célèbre chantonnement présent lorsqu'il se mettait
à jouer du piano.
Il souhaitait un jeu tellement personnel et
façonné à son idée qu'il a effectué avec
l'aide de Franz Mohr diverses modifications sur son piano fétiche : un
Steinway modèle CD 318 qu'il utilisait pour la plupart de ses
enregistrements et qu'il faisait même livrer sur les lieux de ses
concerts. Nous en donnerons le détail plus loin.
Commençons par sa position au piano : Glenn Gould
adoptait souvent une posture peu conventionnelle. Il se penchait très en
avant, le visage presque au niveau des touches. Il lui arrivait de jouer de
côté avec les jambes croisées ; dans ce cas, inutile de
penser à l'utilisation de la pédale ! Enfin,
l'élément essentiel de la posture du pianiste reste sa «
mythique » chaise pliante dont il ne se séparait jamais et dont il
avait scié les pieds (celle-ci se trouvant alors bien plus basse qu'une
banquette de piano classique).
« Je n'ai jamais joué la même chose trois
fois de la même manière »
Malgré son éducation musicale classique, Glenn
Gould se refusait à noter ses doigtés et donc à apprendre
un geste préalablement défini au piano. Il considérait
qu'une partition devait rester vierge de tout doigté pour favoriser la
spontanéité et la personnalité de l'interprète. On
retrouve cette mentalité de spontanéité à
l'époque baroque, durant laquelle l'improvisation était l'un des
maîtres mots de la musique.
Gould pouvait changer de doigtés d'un piano à un
autre en fonction de la mécanique de
celui-ci. Une anecdote de 1979 illustre ce propos :
insatisfait de la mécanique de son piano qui nécessitait une
révision, Gould changea de piano le temps d'un enregistrement. Le
touché de cet autre piano fut si différent pour lui qu'il ne put
faire autrement que d'adopter d'autres doigtés afin d'être dans le
jeu, l'interprétation et la musicalité souhaités.
Les deux dernières remarques énoncées
précédemment créent un paradoxe. En effet, on constate par
ses propos que Glenn Gould est un perfectionniste mais cela ne l'empêche
pas de jouer de manière très intuitive.
Le pianiste ne croyait pas à tout le travail technique
des gammes, tierces, sixtes, etc. Il considérait que tout cela
était parfaitement inutile à la musique et que la
sur-organisation s'avérait souvent dangereuse. Glenn Gould avait dit une
fois au cours d'une interview : « je pourrais enseigner à n'importe
quel étudiant réceptif tout ce qu'il y a à savoir du piano
en une demi-heure ».
« Je me fixe donc pour règle première de
résister aux tentations qu'offre le piano, à ce qu'on pourrait
appeler ses ressources naturelles »
Le jeu de Glenn Gould se distingue par différents
traits que nous pouvons en partie énumérer tout en expliquant
leur intérêt musical. Je vais également essayer de montrer
pourquoi ce jeu pianistique se prête particulièrement à la
musique de Jean-Sébastien Bach.
Quand Glenn Gould rencontrait un accord, il lui arrivait
très souvent de l'arpéger, c'est à dire qu'il jouait les
notes de l'accord une à une de haut en bas ou de bas en haut au lieu de
les jouer toutes simultanément. Dans une interview accordée
à Bruno Monsaingeon, Gould s'était exprimé à ce
sujet en expliquant que cela lui permettait de donner à chaque note la
place qu'elle était censée occuper. Il donnait alors un poids
bien précis à chaque note de l'accord. Celui-ci, au lieu
d'exprimer une certaine droiture (comme cela peut être la fonction de
nombreux accords) peut laisser une sensation d'envolée quand il s'agit
d'un arpège ascendant, et permet de mieux poser un accord quand
l'arpège est descendant. On peut d'ailleurs supposer que la couleur
harmonique en est d'autant plus valorisée sur un clavecin en jouant sur
une simultanéité légèrement décalée.
Même si les accords sont écrits de façon strictement
verticale, Bach a pu les jouer également de cette manière. Glenn
Gould nous offre là une autre hypothèse du jeu contrapuntique.
Dans sa quête de perfection, Gould a effectué
avec l'aide de Franz Mohr (chef d'atelier chez Steinway) grand nombre de
modifications à ses pianos dans le but d'obtenir une mécanique
plus légère. Pour cela, il tendait ses cordes à
l'extrême de façon à obtenir une clarté du son qui
puisse ensuite se prêter naturellement au contrepoint en faisant
ressortir chaque voix à son avantage. Il a rapproché la
mécanique des cordes, pour obtenir une attaque encore plus
immédiate qui, de ce fait, lui appartient en propre. On pourrait dire
qu'il utilise les qualités du clavecin dans ce jeu sec sans
résonance et y gomme les défauts de l'instrument dans le travail
des arpèges.
Tous les détails exposés jusqu'à
présent - bien qu'ils soient au service des intentions musicales de
Gould - ne sont que purement techniques et physiques. Nous allons voir
maintenant la manière d'aborder la musique selon Glenn Gould.
Glenn Gould le dit lui-même, la première chose
qu'il pense, c'est d'oublier qu'il joue du piano. Pour illustrer cet exemple,
en enregistrant les Sonates pour piano de Beethoven, Gould
s'était fixé pour but de retranscrire à travers le piano
l'effet d'un quatuor à cordes. Le pianiste pense ses phrases de
façon horizontale et non verticale ; manière de penser «
presque contraire aux spécificités de bases que l'on admet au
piano ». Pour donner cette sensation d'horizontalité, Glenn Gould
va limiter différentes possibilités du piano et notamment la
pédale (sans la proscrire complètement). Il va ainsi essayer de
rapprocher son phrasé de celui d'un violon ou d'un violoncelle.
À propos du caractère purement musical, on
observe chez Gould une grande dynamique et vivacité du jeu ;
éléments essentiels pour la musique de Bach, laquelle ne peut
s'interpréter sans une dynamique de jeu et d'esprit
omniprésente.
L'articulation de Gould au piano est un élément
technique utilisé dans la musique de Bach à retenir absolument.
Son jeu est étonnamment dépourvu de legato ce qui
paradoxalement donne beaucoup plus de profondeur dans les thèmes. Selon
Gould, ce jeu staccato permet à chaque note d'occuper et de
conserver sa place propre. Ainsi, les notes sont plus espacées entre
elles et cela facilite la compréhension du texte. En matière de
contrepoint, le staccato permet, dans les doigts de Gould, d'obtenir
une clarté totale dans la distinction des différentes voix.
Du point de vue de la temporalité des oeuvres, Glenn
Gould va limiter l'utilisation du rubato. Le pianiste partage une
vision particulière de cet outil : il considère que plus
l'harmonie s'éloigne de la tonalité d'origine (par rapport au
cycle des quintes/quartes) plus le jeu pianistique peut se prêter au
rubato. Si l'on cherche dans les interprétations de Bach par
Gould les pièces dans lesquelles le rubato est le plus
présent, on peut tout de suite relever les toccatas pour clavier; plus
précisément les ouvertures de ces dernières. Je pense
particulièrement à l'introduction de la Toccata en Ut mineur
(BWV 911), où l'interprétation du pianiste canadien engage
à mon sens un déséquilibre rythmique bien plus fort que
dans beaucoup d'autres interprétations de cette oeuvre précise.
Même si la tonalité est déjà clairement
annoncée, l'harmonie fondamentale de la tonalité ne s'est pas
vraiment installée, ce qui laisse au pianiste une liberté dans
l'utilisation du tempo.
A l'époque baroque, Jean-Sébastien Bach avait
deux instruments à clavier possibles : l'orgue, puissant et à la
palette polyphonique très vaste et le clavecin, plus intime dans son
registre. Le piano permet d'utiliser le double registre « puissant »
et « instrument de chambre ». Nul doute que Bach aurait aimé
travailler sur un instrument qui opère cette synthèse. Glenn
Gould a su trouver et imaginer comment Bach aurait exploité cet
instrument en cherchant à le rendre fidèle à une certaine
idée du contrepoint. Bien sûr, cette supposition n'est qu'une
hypothèse et nous ne saurons jamais si Bach aurait adhéré
à ce jeu si particulier. Néanmoins, l'interprétation de
Glenn Gould est crédible et très honnête. N'est-ce pas ce
que l'on attend d'un musicien qui est aussi un interprète dans
l'exécution d'une oeuvre ?
On observe dans cette partie que l'approche pianistique de
Gould se distingue considérablement des autres pianistes connus à
ce jour. Je vais conclure cette première partie sur deux points
essentiels :
- premièrement, je pense que Gould n'avait pas -dans
son interprétation de Bach- une volonté de briser les
règles. Après avoir étudié le sujet, Gould s'est
fait sa propre idée du style à adopter. Il a ensuite pu analyser,
comprendre et appliquer les éléments qui mettent en valeur la
musique de Jean-Sébastien Bach.
- deuxièmement, on trouve aussi dans la
musicalité et la technique de Gould quelque chose d'inné qui
facilite l'interprétation de la musique du compositeur allemand. Je
pense cela car, qu'importe le compositeur interprété par le
pianiste canadien, on retrouve les mêmes caractéristiques
pianistiques dans le jeu de Gould. Je ne dis pas que tout cela est le fruit du
hasard, bien au contraire, je pense d'ailleurs que peu de pianistes ont pu
faire un travail de recherche aussi poussé que celui de Gould mais je
reste convaincu que Glenn Gould a su tirer parti de ses idiosyncrasies
pianistiques tout en les affinant pour les mettre au service de la musique de
Jean-Sébastien Bach.
Pour conclure sur le plan technique, on observe que cette
oeuvre n'a pas de réel point de départ, de point culminant et de
résolution. C'est une oeuvre contemplative. Elle termine sur
l'aria
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