V.Facteurs explicatifs de l'échec de la gestion
des conflits fonciers
D'après les verbatim recueillis sur le terrain
d'étude, l'échec en matière de gestion des conflits
fonciers à Sinfra s'explique par la conjugaison des facteurs internes
aux acteurs (1) et des facteurs externes à ces acteurs (2).
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Plusieurs facteurs internes aux acteurs expliquent
l'échec de la gestion des conflits fonciers. Les principales sont :
corruption des acteurs de gestion et gestion affinitaire des conflits fonciers
(1), protection tribale des ressortissants (2), stigmatisation des acteurs de
gestionet expropriation foncière des allochtones (3), acteurs de gestion
eux-mêmes acteurs de conflits (4) et diversité d'acteurs de
gestion et confusion de rôles (5).
5.1.1 Corruption des acteurs et gestion affinitaire
des conflits fonciers
Dans la plupart des villages explorés du
département de Sinfra,33% des enquêtés
révèlent que les décideurs locaux ont une attitude
partiale dans la gestion des crises foncières. Ceux-ci ont tendance
à privilégier les acteurs ruraux dont le pouvoir de corruption
est certain. A ce titre, les propos de F. (19 ans, élève en
Terminale au Lycée Henri Konan Bédié et vivant à
Djamandji) sont éloquents « pour avoir raison dans un conflit
de terre à Sinfra ici, tu dois avoir l'argent comme les
opérateurs économiques allochtones ou avoir de vastes portions de
terre comme certains propriétaires terriens. Sinon, ce n'est pas
sûr. Les autorités de Sinfra sont entrain de faire de grands
champs d'hévéa partout à Sinfra et plus de la
moitié des pâturages de Sinfra, même si ce sont les peulhs
qui gèrent, leur appartient. Alors qu'avant, ils vivaient seulement de
leurs pensions pour les retraités et de leurs salaires, pour les
fonctionnaires. Hum, en un petit temps, ils ont tous eu de nombreux champs de
cacao, d'hévéa et de pâturages ». De ces propos,
il ressort que le nombre croissant des champs de grande envergure et
pâturages des décideurs de la localité, repartis dans
l'ensemble du département, ont des provenances douteuses ; mieux que ces
biens constituent des contreparties à l'orientation volontaire des
décisions de justice (traditionnelle ou pénale) en faveur de ceux
qui ont un pouvoir pécuniaire et foncier évident.
Ainsi, ces décideurs locaux qui ne disposaient que de
leurs revenus mensuels ou de petits dons reçus pêle-mêle, se
retrouvent aujourd'hui, selon l'enquêté avec des avoirs assez
remarquables (champs, pâturages, petits et grands commerces) dont
l'atermoiement d'obtention prête à regard. Dans ce contexte,
tandis que certains expliquent cet enrichissement rapide des autorités
du département, par la conservation progressive des dons reçus au
fil du temps en oblitérant continuellement les traces de ces
arrangements souterrains dans la sphère
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administrative, d'autres y voient un réseautage
purement élaboré par ces praticiens du droit local avec des
acolytes (autochtones et allochtones) en vue de se procurer des possessions
remarquables pouvant leur permettre d'être à l'abri du besoin
financier.
Dans la pratique, les autochtones et allochtones,
détenteurs de pouvoirs s'inscrivant dans une dynamique de
préservation de biens fonciers pour leurs descendances futures, annexent
expressément des espaces appartenant à d'autres ruraux (peu
connus et pauvres), pour ensuite solliciter les « autorités
locales » (membres de ce réseau) afin d'engager des
procédures de résolution sans fondement juridique, ni
investigations préalables, mais paraissant effrayant pour ces
analphabètes qui préfèrent, dans de nombreux cas,
abandonner leurs espaces.
De plus, dans ce réseau qui voit uniquement
s'intégrer autorités et détenteurs de pouvoirs financiers
ou fonciers, il s'avère difficile de voir un propriétaire
terrien, un allochtone aisé, avoir tort dans la gestion d'un conflit
foncier. Les autres ruraux lésés par les appropriations massives
de leurs espaces, assistent incapables à cet enrichissement croissant de
ceux qui ont un pouvoir foncier, financier et décisionnel.
En plus de ce réseautage qui est manifeste dans
l'arène sociale et administrative de Sinfra, le vieux G. (64 ans,
retraité à Bégonéta ; entretien de Septembre 2016)
affirme qu' « avec les derniers faits politiques, les gouro et
allogènes se supportent difficilement. Et puis, les cadres d'ici ont
tendance à protéger et donner raison aux individus de la
même ethnie, même s'ils n'ont pas raison dans le litige. Cette
situation rend nos rapports difficiles entre nous-mêmes et entre nous et
les cadres de Sinfra ». Il ressort que ces rurauxobservent
fréquemment quelques cas de gestion des conflits fonciers, pipés
par l'appartenance ethnique et sectaire.
Ainsi, pour cette catégorie hétéroclite
d'acteurs ruraux repartis dans les contrées des six tribus,
l'obliquité des décisions de justice relativement aux conflits de
terre dans le département, sont fortement influencées par la
coloration de l'identité ethnique, religieuse et communautaire des
acteurs en conflit et ce ; avec tous les risques de biais expressément
orchestrés par ces geôliers de la procédure normative.
Par ailleurs, les praticiens du droit à Sinfra, au
regard des conflits post-électoraux ethnicisés dans le
département, tendent de plus en plus à protéger les ruraux
du même groupe ethnique ou religieux, pour qui, leurs prises de position
s'apparentent
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plus à une question de « tutorat »
à l'égard des membres d'une communauté, qu'à
une volonté d'établir une quelconque justice. Dans ce contexte,
l'enquêté Z. (34 ans, planteur à Kouêtifla ;
entretien de Mai, 2016) affirme que « dépuis que les
gens-là ont incendié nos villages de Koblata et Proniani, chaque
ethnie a établi des liens forts avec les gens d'en haut et à
chaque problème, ils vont les voir pour gérer sa ». En
d'autres termes, chaque communauté recours sans ambages à
l'autorité, à même de ne point considérer le
problème en question et de donner lui raison sur la simple base
d'affinités ethnique, religieuse et tribale.
Dès lors, la gestion des conflits fonciers à
Sinfra ne se fonde plus sur les textes légaux (code pénal, code
de procédure pénale, code civil, code foncier) comme le
croiraient de nombreux acteurs sociaux, mais davantage sur des textes virtuels,
affinitaires, internes à chaque communauté et encrés dans
les consciences des élus locaux, comme le concentré d'une
politique intra-ethnique ou intracommunautaire qui, de ce fait, n'en font
qu'une application littérale en cas de conflit foncier entre les peuples
sédentarisés de Sinfra.
Relativement à cette gestion affinitaire, un
enquêté (K., 46 ans, planteur à Kouêtinfla,
entretiens d'Août 2015) nous racontait que trois mois avant notre
arrivée sur le terrain d'étude, la gestion d'un conflit foncier
avait provoqué des murmures au sein de la communauté villageoise.
Il s'agit d'un conflit qui a opposé G., une autochtone du village
Kouêtinfla à K., un jeune transhumant.
En effet, G. qui était partie effectuer des travaux
dans son champ de maïs, constata que son champ avait été
dévasté par des boeufs. Ainsi, dans la recherche
d'éventuels coupables, retrouva le transhumant K., suivi de son troupeau
aux abords de son champ. Elle prit donc sa machette puis blessa une bête
avant de rentrer au village pour entamer une procédure d'indemnisation.
La chefferie traditionnelle gouro, dans la gestion du conflit, donna raison
à G. et exigea une indemnisation immédiate en tenant compte des
dimensions du champ de maïs et de sa valeur pécuniaire. Une
décision qui a été fortement contestée par la
communauté allochtone qui l'a trouvée purement affinitaire, avant
de remonter à l'échelle administrative. A ce niveau, la
plaignante du village devenue l'accusée de cette nouvelle
procédure et le plaignant se retrouvèrent face à un juge
qui avait des antécédents fonciers avec certains autochtones de
la localité. De ce fait, la décision rendue de cette juridiction
fut qu'au lieu de prétendre vouloir se faire indemniser par le
transhumant, ce serait plutôt G. qui devait dans un bref délai,
indemniser le transhumant K. pour la bête blessée. Cette
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nouvelle décision a créé un choc social
au sein de la communauté gouro et attisé la stigmatisation des
allochtones (décideurs, transhumants et cultivateurs) de la
localité.
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