IV. Problème et Questions de recherche
Les conflits fonciers et leurs mécanismes de gestion
posent d'énormes difficultés dans le tissu social de Sinfra et
constituent à la fois un enjeu socio-économique,
sécuritaire et culturel pour le département. Cette dynamique se
trouve résumée dans la question suivante : Comment redynamiser le
fonctionnement des mécanismes de régulation foncière pour
éviter les effets de résurgence conflictuelle à Sinfra ?
C'est à cette tâche que la présente souhaite se
consacrer.
En effet, dans notre zone d'étude, une enquête
que nous avons effectuée pendant six mois (de Mai 2015 à Juillet
2015 puis d' Octobre 2017 à Décembre 2017) nous a permis
d'observer de nombreux conflits fonciers internes aux familles
(djahanénin-péhinénin en 2002 et 2010, digliblanfla en
2013), aux communautés sédentaires (sian et nordistes de Sinfra
en 2010 et 2011) et des récupérations politiques de cette crise
foncière qui s'en ont suivi pendant et après les violences
post-électorales de 2010. Ces violences foncières qui ont pour la
plupart, émergé de conflits latents (petits crises en
communautés sédentaires, rebondissement de joutes
foncières ayant connu de séances de gestion coutumières
et/ou pénales), ont débouché sur des
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affrontements sanglants entre autochtones et allochtones avec
la destruction incendiaire de quelques villages autochtones (Koblata et
Proniani en 2011).
Il s'agit là, des conflits déclarés aux
instances de régulation foncière. Mais au-delà, le chef
des différentes tribus du département de Sinfra dit recevoir en
moyenne deux (02) cas de conflit chaque semaine, soit environ cent - quatre
(104) cas de conflits fonciers chaque année (depuis 2009). Outre ce
fait, de nombreux villages du département sont aussi le
théâtre de litiges fonciers : Degbesséré (03 cas de
litiges avec rixe en 2017), Manoufla (02 cas avec blessure à la machette
en 2016), Blontifla (05 cas avec dépôt de canaris à
proximité des champs en 2017), Tricata (01 cas avec bagarre dans un
champ de cacao en 2015), Paabénéfla (04 cas avec menaces de mort
et incendie de plantations en 2013), Kayéta (02 cas avec blessures
à la daba et du bois de chauffe en 2016) pour ne citer que
ceux-là.
Ces quelques faits qui témoignent de la
fréquence des conflits fonciers dans la localité
étudiée, se greffent à des conséquences à la
fois internes et externes aux consciences villageoises. Au niveau des
conséquences internes, il faut noter l'atmosphère d'incertitude
sociale qui pousse certains villageois (acteurs de conflits) à mener les
activités champêtres en nombre important pour éviter des
cas d'attaques sectorielles. A cette donne, s'ajoute le sentiment
d'insécurité généralisé qui contraint
quelques agriculteurs à rester dans leurs domiciles en laissant leurs
plantations sans entretien.
Au niveau des conséquences externes, on note une baisse
de la production des cultures d'exportation en raison de la position
géographique de Sinfra (zone à prédominance
cacaoyère, caféière et anacardière).
Devant ces tensions foncières qui jusque-là
perdurent, l'Etat n'est pas resté inactif et a engagé des actions
concrètes dans le terroir local. Au titre de ces actions, notons la mise
en place des Comités Villageois de Gestion Foncière Rurale
instaurés dans les quarante-quatre (44) villages du département
de Sinfra,l'édiction de dispositions règlementaires (Loi
n°98-750 du 18 Décembre 1998, promulguée le 23
Décembre1998 au Journal Officiel de la République et
amendée en son article 26 par la loi n°2004-412 du 14 Août
2004 et ses décrets d'application), l'établissement de
cent-quatre (104) certificat fonciers dans le département, soit environ
2% des terres locales cadastrées (selon la direction du cadastre de
Sinfra, Février, 2016).
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Au-delà de ces actions, mentionnons l'instauration
d'une collégialité professionnelle et une fluidité
communicationnelle entre les différentes entités chargées
de gérer les litiges fonciers (autorités traditionnelles,
administratives, judiciaires et les unités décentralisées
des ministères de l'agriculture et de la construction) et la
réunion des éléments concrets du projet de création
de l'Agence de gestion Foncière Rurale (AFOR).
Dans ce contexte social prophylactique à la gestion des
rixes inter-rurales à Sinfra, les représentants locaux de l'Etat
qui avaient désormais une portée plus active, en ont
profité pour actionner des leviers de résolution des conflits
stagnants. La plupart de ces interventions, à défaut de prendre
des positions figées visant l'expropriation de certaines
catégories sociales, s'érigeaient dans le cadre des transactions
amiables laissant ainsi libre cours à des frustrations
passagères, des plaintes fréquentes, des tentatives de corruption
dans un contexte déjà alimenté par la crise de 2010 et ses
récupérations politico-foncières.
Relativement à ces actions de règlement «
médianes », certains y saluaient des décisions de
justice impartiales parce qu'y trouvant leur compte tandis que d'autres
réfutaient autant que possible ces décisions jugées
insatisfaisantes. Dès lors, l'on a assisté à une forme de
clanisme entre communautés sédentaires et des tentatives de
remise en cause des décisions de justice (traditionnelle, administrative
ou pénale) manifestée au moyen de rixes pour la consolidation
exclusive de droits de propriété sur la plupart des terres
litigieuses.
A l'analyse, il ressort que ces tentatives de règlement
bien que prometteuses, n'ont pas eu d'écho favorable auprès de la
population dans toute la contrée. Bien au contraire, elles ont
constitué des combustibles à un repli identitaire de certaines
catégories sociales à l'égard d'autres et à un
métamorphisme des interactions entre ruraux, prophylactique à des
regains de violences foncières.
Devant l'ampleur de ces litiges fonciers qui se manifestent
certes dans le département mais également des d'autres
régions ivoiriennes et sous-régionales, la communauté
scientifique n'est pas restée inactive. De nombreux chercheurs se sont
investis dans la recherche des facteurs explicatifs et par ricochet, des voies
de résolution. Trois approches explicatives ressortent de ces recherches
: l'approche centrée sur la saturation foncière et les tentatives
d'appropriation foncière (Alkassoum (2006 ; Tallet et Paré, 1999
; Merabet, 2006 et Bonnecase, 2001), l'approche centrée sur le
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positionnement des jeunes pionniers dans le
théâtre foncier familial en dépit des principes culturels
(Kodjo, 2013 ; Ibo, 2012 ; Agnissan, 2012 et Coulibaly, 2015) et l'approche
centrée sur le jeu trouble des acteurs institutionnels (Chauveau, 2000 ;
Lavigne, 2002 ; Kéita, 2012 et Dicko, 2007).
Notre démarche explicative inclut ces trois approches
abordées dans la littérature. Pour nous, l'inclusion de ces trois
dynamiques dans la sphère explicative, permet de comprendre dans sa
totalité, la question du rebondissement des conflits fonciers
après des séances de gestion (à Sinfra).
L'approche théorique qui sous-tend une telle
réalité sociale, est la théorie constructiviste (Delcourt,
1991 ; Vellas, 2003 ; Bourdieu, 1972). En effet, cette théorie postule
que pour comprendre un phénomène social donné, il faut
recourir à des facteurs à la fois internes et externes aux
consciences individuelles. Autrement, cette théorie recherche la
réunion de facteurs endogènes et exogènes dans la
compréhension d'un phénomène social donné.
Dans notre cas d'espèce, il est à noter que dans
le terroir local ivoirien, en raison du culte rendu à la terre
(prescriptions et interdictions), est accompagnée d'un certain nombre de
rites agraires.Tout paysan est ou doit être conscient que la terre ne
peut être consolidée, défrichée, labourée
sans l'accomplissement préalable de pratiques propitiatoires
susceptibles de lui assurer l'agrément des génies des lieux et
esprits des ancêtres (Agnissan, 1997). La terre à Sinfra a donc
des attributs sacrés et c'est à travers le non-respect des
règles informelles de cette coutume(facteurs endogènes) d'une
part et d'autre part par des implications collatérales (facteurs
exogènes) au détriment de cette boussole ancestrale que l'on
pourrait véritablement comprendre la genèse des obstacles
liés à la gestion des conflits fonciers. Tenter donc de
repositionner théoriquement ce sujet reviendrait à
considérer la structure agraire et les mécanismes de gestion des
conflits fonciers comme un système guidée par une norme
sacrée dans lequel interagissent des difficultés. Ces
difficultés à la fois internes et externes éclairent
l'explication des conflits fonciers naissant des procédures de
gestion.
Toutefois,il faut remarquer qu'en dépit des textes
juridiques (loi n°98-750 du 23 Décembre 1998 et ses mesures
d'accompagnement), des institutions régaliennes en charge du traitement
des questions foncières, des Comités Villageois de Gestion
Foncières Rurales, des conflits fonciers à Sinfra naissent et
s'intensifient.Par
? Rechercher la relation entre échec de la gestion des
conflits fonciers et facteurs externes aux acteurs sociaux dans le
département de Sinfra.
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conséquent, il parait important dans le cadre de la
compréhension de ce sujet, d'identifier en amont les obstacles internes
et externes à la gestion des conflits fonciers à Sinfra puis en
aval, de rechercher les facteurs explicatifs de ces obstacles. C'est l'occasion
ici de rappeler qu'un tel phénomène social (conflits fonciers)
intéresse le champ social de la criminologie qui cherche à
élucider le phénomène criminel quel que soit l'angle sous
lequel il se présente.
Question principale
Pourquoi la gestion des conflits fonciers entre autochtones et
allochtones échoue-t-elle dans le département de Sinfra ?
Questions secondaires
Existe-t-il une relation entre l'échec de la gestion
des conflits fonciers entre autochtones et allochtones et les facteurs internes
aux acteurs sociauxdans le département de Sinfra ?
Existe-t-il une relation entre l'échec de la gestion
des conflits fonciers entre autochtones et allochtones et les facteurs externes
aux acteurs sociaux dans le département de Sinfra ?
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