3. Tourisme et « smart cities »
3.1 Le tourisme urbain en question 3.1.1 Analyse
sociologique du tourisme
Si l'on se rapporte aux travaux de John Urry et Jonas Larsen
dans leur ouvrage « The Tourist Gaze 3.0 », il se confirme
l'hypothèse selon laquelle l'imaginaire des touristes se construit
d'après les représentations des espaces tels qu'ils leur ont
toujours été représentés. Les touristes ont des
attentes particulières concernant les villes qu'ils choisissent de
visiter. Selon les auteurs, «places are chosen to be gazed upon because
there is anticipation, especially through daydreaming and fantasy, of intense
pleasure, either on a different scale or involving different senses from those
customarily encountered. Such anticipation is constructed and sustained through
a variety of non-tourist technologies, such as film, TV, literature, magazines,
CDs, DVDs and videos constructing and reinforcing the gaze.» En
étudiant de manière plus approfondie le regard que portent les
touristes sur les paysages urbains, il sera possible de déterminer la
portée des transformations de la ville sur ces derniers, et si oui ou
non toutes les villes ont intérêt à faire ce pari du «
smart » quel que soit l'échelle choisie.La particularité des
touristes se
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situe dans leur recherche de l'altérité, de la
différence, comme l'indiquait Rachid Amirou. Ainsi, ils ne
perçoivent pas les signes qui se situent dans une ville donnée de
la même manière que ses citoyens. Intervient donc ici le concept
d'observabilité partagée. Pour Louis
Quéré5, «nous nous mouvons dans des
environnements composés d'innombrables objets observables. Et pourtant
nous ne les percevons pas pour autant. Ils n'ont pas tous la même
saillance. Nous ne faisons attention qu'à certains d'entre eux, par
exemple ceux qui sont pertinents pour organiser une activité en cours ou
pour traiter une situation, ceux qui contredisent nos attentes
routinières, ou ceux dont l'absence est remarquable parce qu'une attente
n'est pas remplie. L'observabilité de ces objets n'est donc pas une
observabilité en soi, une observabilité immédiate (au sens
de « sans médiation »), mais une observabilité
accomplie. » Ainsi nous parlerons d'observabilité accomplie parce
qu'il émerge des « configurations sensibles » dans
l'idée d'un imaginaire touristique. On peut en outre reprendre les
propos de Merleau-Ponty qui déclarait alors que «la vision
s'articule sur le visible qui la rend possible et, en même temps, elle le
fait advenir. Urry et Larsen l'expliquent en ces termes: « The tourist
gaze is directed to features of landscape and townscape which separate them off
from everyday experience. Such aspects are viewed because they are taken to be
in some sense out of the ordinary. The viewing of such tourist sights often
involves different forms of social patterning, with a much greater sensivity to
visual elements of landscape or townscape than normally found in everyday life.
People linger over such a gaze, which is often visually objectified or captured
through photographs, postcards, films, models and so on. These enable the gaze
to be reproduced, recaptured and redistributed over time and across space.
Qu'implique donc une hyper-modernisation de la ville dans
l'imaginaire des touristes? Pour Lucien Kroll 6 déjà
en 1990, nous faisons face à un massacre culturel. Le remplacement des
« anciennes textures » des paysages urbains, par des « objets
mercenaires comme les parkings » (aujourd'hui on pourrait émettre
un parallèle avec l'apparition des écrans sur les
bâtiments) indique une mise à mal du sacré et
déplore « La relation entre les choses, leurs proportions et leurs
espaces non bâtis, leur paysage qui assurent cette cohérence qu'on
se désespère de réinventer dans les architectures
contemporaines ». Il y aurait dans le bâti contemporain une
dégradation de « la poésie des événements, une
mutilation culturelle paysagère. » Partant de ce constat, les
organisations du tourisme, lien effectif entre la ville et ses visiteurs ont
tout à faire pour accompagner les touristes dans ce processus
d'acceptation qu'ils devront enclencher une fois que le visage des villes
à forte historicité se verra transformé. Les touristes
sont néanmoins pris en compte dans le développement des villes
smart, mais uniquement
5 Le sensible et l'observable, dans « L'espace
public, les compétences du citadin »
6 La ville policée, dans « L'espace public,
les compétences du citadin »
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concernant leurs pratiques. Bien qu'une distinction soit faite
par les experts de la question entre « smart city » et « smart
destination », il convient aujourd'hui encore de poser les limites de ces
deux concepts, et de questionner la perception des touristes. Selon les cahiers
du tourisme de Wallonie, l'utilisation des data semble le facteur clé de
succès permettant d'optimiser l'expérience client. « Le
croisement entre connaissances des clientèles, création de
contenus adaptés, gestion de la data permettront de proposer de vraies
communications ciblées, sur mesure, respectant les attentes des clients
souhaitant vivre et se projeter dans de vraies expériences pendant leur
voyage. Beaucoup reste donc à faire. » Au regard de toute la
réflexion, qui entoure les concepts de « smart cities » et de
transformation des imaginaires touristiques, l'une des manières de
maintenir l'équilibre dans la perception des touristes seraient
multiplier les « affordances » comme décrites par Isaac
Joseph. En effet, selon ce dernier, une affordance est « à la fois
une prise et une invite, la disponibilité dans l'univers perceptif
». Concept formulé par James J. Gibson au cours des années
70, il interviendrait dans le cadre des interactions sociales avec la ville que
les organisations touristiques doivent proposer aux touristes par le biais des
TIC. L'importance de l' « affordance » tient dans le fait que «
Les guides se distingueraient par leur façon de saisir l'affordance (ou
de définir l'intérêt et la curiosité du
touriste/lecteur). » Cependant, « un trop fort guidage peut
réduire l'affordance du site, de la situation, une absence de guidage
qui rend difficile la rencontre de ce qui a de la valeur, ce qui vaut
d'être vu. »
Afin de déceler si les méthodes de communication
actuellement mises en place par la ville de Bordeaux permettent aux touristes
de percevoir les espaces urbains comme il se doit, nous analyserons la
manière dont ces derniers perçoivent la ville de Bordeaux.
Élue ville la plus tendance de l'année 2017, cette ville dont la
richesse patrimoniale est reconnue mondialement témoigne aujourd'hui de
nombreuses transformations qui la placent au rang de « smart city ».
Ces projets de transformation de la ville de Bordeaux s'inscrivent dans un
grand projet urbain intitulé « Bordeaux 2030 : du croissant de lune
à la pleine lune. ». Bien que le visage de la ville ait maintes et
maintes fois muté au cours des siècles et des décennies,
c'est en 2009 que les changements urbanistiques furent les plus
considérables. Toujours dans l'objectif de construire un « Bordeaux
2030 » plus habitable, Alain Juppé actuel maire de Bordeaux et
président de Bordeaux Métropole publiait alors un premier arc de
développement durable de la ville et posait les bases de la philosophie
de la ville en matière d'urbanisme et d'architecture durables. Afin de
comprendre les choix effectués par la polis afin
d'améliorer le mode de vie du demos de la ville de Bordeaux et
la rendre attractive, il est nécessaire de s'imprégner
de l'histoire de Bordeaux. En effet, la ville doit être vue comme un
corps qui évolue en fonction de son
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environnement, qui porte les marques du temps, et qui se
transforme. Ainsi, il est indispensable de prendre connaissance des
événements qui ont façonné la ville de Bordeaux
comme nous la voyons aujourd'hui. Ces événements constituent une
forme d'expérience dont témoigne la ville à travers les
valeurs qu'elle incarne et qu'elle défend par ses choix architecturaux
et urbanistiques, mais aussi par les moyens qu'elle met en place afin que ses
habitants s'en nourrissent. Dans un second temps il sera question d'interroger
les touristes qui ont pu se rendre à Bordeaux, afin d'analyser de quelle
manière ces derniers perçoivent la ville de Bordeaux. Ce sera
l'occasion dans un troisième temps de déterminer par un travail
ethnographique si les outils mis en place permettent aux touristes de
s'approprier la ville ou si au contraire, ils ont tendance à figer nos
rapports à cette dernière ?
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CHAPITRE 2 - ÉTUDE DE CAS : BORDEAUX,
L'ÉVEIL DE LA BELLE ENDORMIE
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