1.2.2. Mai 68 : Apparition d'une d'édition jeunesse
engagée
Mai 68 constitue le point d'ancrage d'un profond changement
des mentalités qui n'épargne pas le secteur de la
littérature enfantine. Les réformes ont prolongé la
scolarité jusqu'à seize ans et permettent à tout enfant
âgé d'au moins trois ans de bénéficier du droit
à l'éducation publique. Ces réformes ont pour
conséquence d'accroître brutalement la demande en matière
de livres pour enfants ainsi que d'étendre fortement le public
potentiel, c'est-à-dire des tout-petits aux adolescents. Cette
conception alors élargie de la jeunesse conduit les maisons
d'édition à cibler davantage leur production sur tranche
d'âge, dans la mesure où un album pour un non lecteur ne satisfait
assurément pas un jeune en proie à la puberté.
Parallèlement, « un mouvement novateur se dessine
composé de gens qui " ont rompu avec la tradition du marketing, de la
chaîne de produits centrés sur un personnage et
débités en tranches de saucisson étiquetés et
identifiables pour la plus grande masse possible ", selon les propos d'Arthur
Hubschmid, directeur de l'École des Loisirs aux côtés de
Jean Delas et Jean Fabre »8. Se confrontent les fidèles
de l'héritage socio-culturel des siècles passés, et les
partisans d'une modernité qui exhorte une liberté de
pensée et d'action tournée vers l'égalité de tous
et s'appuyant sur les nouvelles théories psychologiques et
pédagogiques. Ces deux conceptions de l'enfant et du livre induisent
deux politiques éditoriales différentes qualifiées de
« traditionnelle » ou « d'avant-gardiste ».
Par « traditionnelle », on renvoie à une
production qui prend ses racines chez les grands éditeurs du XIXe
siècle comme Hachette par exemple. L'enfant est envisagé dans son
rapport de dépendance vis-à-vis de l'adulte. Sa
spécificité se définit par ses manques au regard de
l'adulte. Cette vision simpliste de l'enfant conduit à une idée
limitée du livre pour la jeunesse qui se résumer en trois mots
« regarder, nommer, reconnaître »9. Par le biais
d'albums ancrés dans la réalité et le quotidien de
l'enfant, on donne aux enfants les moyens de désigner et
d'appréhender leur environnement
8PIQUARD Michèle, op.cit. , p.51.
9CHAMBOREDON Jean-Claude et FABIANI Jean-Louis,
Les albums pour enfants, le champ de l'édition et les
définitions sociales de l'enfance, Actes de la Recherche en
sciences sociales, 1977, n°14, p.63.
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immédiat. Les images ont souvent une fonction
documentaire ou explicative et viennent soutenir le texte, dont la
primauté est manifeste, sans entrer en interaction avec ce dernier. Ces
maisons dites « traditionnelles » ont pour cible un public enfantin
le plus large possible. Peu disposés à prendre des risques, les
éditeurs s'adaptent aux exigences commerciales et aux tendances.
L'aspect commercial prédomine sur la créativité.
À l'inverse, le terme « avant-gardiste »
renvoie quant à lui à une toute autre conception de l'enfance,
moins infantilisante et passant par l'acceptation de ses capacités
intellectuelles et réflexives. En effet, dès les années 60
on va commencer à prôner le droit des individus à devenir
eux-mêmes, à se réaliser. L'important n'est plus de
s'aligner sur ce qui est commun mais de développer ce qui est propre
à chacun. Dans le cadre de cette éducation, les adultes ne
peuvent plus se cantonner à imposer et à transmettre, ils doivent
aussi créer les conditions favorables pour que l'enfant puisse, sans
attendre d'être « grand », découvrir par lui-même
ce qu'il peut être. Une myriade d'éditeurs vont apparaître
à la fin des années 70 parmi lesquels certains se rattachent
à des mouvements politique ou à des courants de pensées
contestataires issus de Mai 68. Ainsi, on peut penser aux éditions
Harlin Quist fondées en 1967 par François Ruy-Vidal. Figure de
« l'avant garde », il définit en 1970 ce que doit être
le livre pour enfants10 :
« Je suis pour l'image, pas forcément contre
le texte littéraire, mais certainement contre l'illustration explicative
et colorée à tout prix [...]. Il n'y a pas de races
spéciales d'écrivains pour enfants, comme je refuse qu'il y ait
des catégories d'images pour enfants et d'autres catégories pour
adultes. [...] Un bon livre est un bon livre. Les effets secondaires d'une
lectureémotion, avec les entrelacs de résonances de l'image et du
texte en contrepoint, ne dépendent certainement pas d'une mastication
explicative, d'une condescendance, d'une sécurisation, d'une concession
à l'âge, au niveau mental, à la catégorie des
enfants, etc. C'est au nom de ce racisme, sécurisant les adultesjuges de
livres pour enfants et psychopédagogues, que beaucoup de livres sont
produits et que les meilleurs sont rejetés.
10GOURÉVITCH Jean-Paul, La
littérature de jeunesse dans tous ses écrits, anthologie de
textes de référence (15291970), Créteil : CRDP de
l'Académie de Créteil, 1998, p. 319.
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[...] Faire des livres pour les enfants est une erreur.
Faire des livres qu'on peut mettre entre les mains d'enfants, aussi, me
convient beaucoup plus. »
Dans cette même veine d'éditeurs engagés
nous pouvons également citer, les éditions Syros crées en
1972, les Éditions des femmes créées en 1975
par Antoinette Fouque et appartenant au Mouvement de libération des
femmes, les éditions Le Sourire qui mord apparues en 1976 sous
l'égide de Christian Bruel et issues du collectif « Pour un autre
merveilleux » et qui revendiqueront une appartenance au mouvement
gauchiste de Mai 68. L'engagement chez ces éditeurs sera
fortement revendiqué, s'exprimant jusque dans leur identité
visuelle, c'est-à-dire le choix de leur logo11.
Innovation et créativité sont désormais
les mots d'ordre de toute une génération d'éditeurs.
L'esthétique et le graphisme des albums font l'objet d'un renouvellement
considérable tirant leur inspiration de l'art contemporain, de la
photographie et du graphisme publicitaire. L'illustrateur devient un artiste
à part entière, en témoigne la place que François
Ruy-Vidal leur réserve dans l'ouvrage Le géranium sur la
fenêtre vient de mourir mais toi, maîtresse, tu ne t'en es pas
aperçue qu'il publie en 1971 et qui compte pas moins de 13
illustrateurs. Comme l'explique Sophie Van Der Linden12 :
« Les images rompent
délibérément avec la fonctionnalité
pédagogique. Face aux images dénotatives, copies du réel
et support d'apprentissages, émerge une image inattendue, aux nombreuses
résonances symboliques. »
Textes et images portent désormais conjointement la
narration et nourrissent une interaction ce qui requiert distance et
interprétation, soit participation active du lecteur. Il s'agit moins
d'éduquer et de protéger l'enfant que de le faire réagir
et réfléchir afin de l'ouvrir au monde.
11Cf. Annexe A
12VAN DER LINDEN Sophie, Lire l'album, Le
Puy-en-Velay: l'Atelier du ·Poisson Soluble, 2006, p.17.
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Ces éditeurs font tomber un certain nombre de tabous en
abordant dans leurs albums des sujets tels que la mort, les problèmes
à l'école, le sexisme, etc. La fiction est utilisée comme
un révélateur et non comme une échappatoire.
Portées par cette vague de renouveau et
d'émancipation des années 1970, de nombreuses maisons
d'édition de littérature générale vont ouvrir un
département jeunesse. Ainsi Gallimard Jeunesse voit le jour en 1972,
Grasset Jeunesse en 1973, Albin Michel Jeunesse en 1981, Seuil Jeunesse en
1982. Par la suite, quantité de maisons d'édition
spécialisées en jeunesse particulièrement créatives
apparaissent. À titre d'exemple, nous ne citerons que
Kaléidoscope, le Rouergue, L'Atelier du Poisson Soluble, Rue du Monde,
ou Thierry Magnier. Un tel engouement pour ce secteur entraîne
l'augmentation considérable d'auteurs pour la jeunesse, ainsi que la
création d'un Salon du livre de jeunesse qui se tient tous les ans
à Montreuil et d'une Foire internationale, celle de Bologne rassemblant
auteurs, illustrateurs, éditeurs et libraires.
Parallèlement, ce secteur est aussi porté par la
démocratisation de la psychanalyse qui s'opère dans les
années 70 et qui permet de sensibiliser les mentalités aux
spécificités liées à l'enfance. La
société occidentale contemporaine, grâce aux apports de la
psychologie et de la psychanalyse, reconnaît alors aux jeunes enfants de
plein droit le statut de « sujet pensant » qui a besoin d'être
guidé dans son cheminement existentiel et intellectuel.
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