IV.2.5. Utilisation du dugong dans cette stratégie
de protection
Dans l'aire marine protégée de
Hyabé/Lé-Jao, si les habitants ont accès aux zones de
pêches, toutes les pêches ne sont pas autorisées sur
l'ensemble de l'AGDR. En effet, à la demande du Comité de Gestion
de l'aire, il existe des modalités spécifiques de gestion
concernant la tortue et le dugong. Malgré la loi instituée par
l'article 341-56 du Code de l'environnement de la PN, le dugong est strictement
protégé dans cette zone : aucune pêche n'est
autorisée y compris pour des cérémonies
coutumières. La raison principale invoquée par les habitants de
la tribu d'une telle règlementation sur cette espèce est
synthétisée dans une déclaration de l'ancien maire de
Pouébo :
« C'est le dugong au service de la coutume et non
l'inverse, c'est pour cela que c'est à nous de la protéger. Pour
protéger les valeurs etc. En
préservant notre environnement, on préserve
notre culture».
Les membres de la tribu se servent donc de la
règlementation et des outils de gestion à leur disposition pour
sauvegarder l'environnement et pour préserver leur culture. De
même, ils mobilisent leurs « savoirs traditionnels » relatifs
au dugong, qui possèdent à la fois une dimension symbolique et un
aspect pratique de gestion de l'environnement. Cela prouve qu'ils ont
parfaitement assimilé les discours environnementaux actuels, mais
surtout qu'ils possèdent une conception « patrimoniale » de la
nature.
Dans cette étude de cas, le terme «
emblématique » affilié au dugong prend tout son sens
à travers le jeu de correspondances entre les intérêts des
acteurs institutionnels liés à la conservation maritime et ceux
de la population de Yambé avec son système culturel. En fait, cet
animal est « emblématique » dans le vocabulaire de la
conservation puisque les différents acteurs l'utilisent comme un
argument pour protéger des zones qui sont fréquentées par
de nombreux autres poissons, à la manière d'une «
espèce parapluie ». Il est/était aussi
particulièrement important pour les clans de la mer, ce qui explique
qu'ils cherchent à la protéger afin de préserver les
savoirs et pratiques traditionnelles qui lui sont concomitants (le respect des
zones taboues, l'image d'un peuple chasseur de dugong) - et ce même s'ils
ne peuvent plus le pêcher. Nous pouvons très bien imaginer que, au
cours d'une rencontre en bateau avec l'animal, les Vieux assurent la
transmission orale de ces techniques par les récits de pêche ou
encore de son rôle dans les cérémonies coutumières.
Il possède donc une valeur d'ordre du patrimoine pour les populations
locales.
En parallèle, cette valeur permet aux acteurs du Plan
d'actions dugong présents sur la zone de l'utiliser comme ressource
supplémentaire à la protection ainsi que comme justificatif de la
pertinence de leurs actions. Grâce à cela, ils sont
également capables de mobiliser les habitants dans l'effort de
protection et d'assurer leur participation. De plus, la prise en compte des
savoirs traditionnels kanak et des pratiques coutumières est essentielle
dans les stratégies et de l'attitude politique de la Province Nord. En
effet, la Province Nord, dont la majorité des habitants sont kanak, est
particulièrement volontaire dans la « réalisation d'une
gouvernance considérant les usages coutumiers », et ce afin de
les préserver et de les valoriser au même titre que la
biodiversité naturelle.68 Il est évident que le WWF
implanté sur cette zone suit les mêmes prérogatives.
68 Séminaire de l'IRD du 27 août 2014,
Margot Uzan, juriste étudiante en M2 Université de Toulouse,
« La Création d'un système d'aires protégées
en Province des îles loyauté »
Juin 2015 86
DUPONT A, ETHT7, La conservation du dugong en
Nouvelle-Calédonie : la mobilisation et la confrontation de savoirs
et
pratiques pour la protection d'une espèce «
emblématique » menacée
Cependant, cet objectif d'intégration et même de
consultation (assimilé à une démarche « participative
»), qui était en bonne voie d'application au début de la
création de l'aire marine protégée, est peut-être
aujourd'hui quelque peu compromis par le manque de cohérence lié
aux projets de développement. A ce propos, un environnementaliste
déplore la perte progressive du côté participatif :
« Je pense qu'on perd des gens, pour moi, ça
c'est passé quand le dugong a été de nouveau
pêché69. Cela illustre vraiment le malaise du moment.
Au début, c'était vraiment une demande des Vieux de
protéger les vaches marines de la zone, parce qu'ils savent qu'il n'y en
avait plus beaucoup et que c'était une espèce très fragile
et en même temps très emblématique dans leurs coutumes.
[...][Ceux qui étaient en poste] étaient sur le départ
quand je suis arrivé. Après tout le staff a changé et on a
perdu un peu l'historique du projet et on est passé à une gestion
pour moi très provinciale. [...] Aujourd'hui au comité de
gestion, il y a souvent une, deux ou trois personnes avant il y en avait dix ou
quinze autour de la table, ça prenait la journée mais ce
n'était pas grave parce que les gens parlaient librement et
c'était vraiment leur projet d'aire marine protégée.
Maintenant par contre, on sent bien l'inconfort, ce manque de participatif des
gens qui s'éloignent petit à petit doucement mais très
sûrement du projet et nous ce qu'on aimerait c'est vraiment remettre en
place la gouvernance... ».
Quoiqu'il en soit, le cas de l'aire marine
protégée de Hyabé-Lé-Jao démontre que la
mobilisation des « savoirs traditionnels » peut susciter, au moins un
temps, un compromis entre les acteurs autour d'une espèce «
emblématique », à travers la compréhension par les
deux parties de cette valeur patrimoniale ajoutée. Mais la convergence
des pratiques et des savoirs n'est pas toujours possible, tellement les «
cultures » des « développeurs » et des «
développés », des acteurs institutionnels et la «
population locale » sont éloignées. Tel est notre constat
après l'étude des stratégies de protection du dugong dans
la Zone Côtière Ouest.
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