IV.3. Protection du dugong dans la Zone
Côtière Ouest : un enchevêtrement d'échelles, de
logiques et de pratiques
Avant d'aller plus loin dans notre développement, nous
souhaitons souligner que les activités liées à la mer sont
particulièrement diversifiées sur cette côte, notamment du
fait de la forte densité humaine, de la forte mixité culturelle
et du développement économique et touristique. Si certaines
personnes habitent près du bord de mer, la pêche et les sorties en
bateaux ne font pas pour autant partie de leurs activités quotidiennes
(à moins d'être pêcheur professionnel ou dans la protection
maritime). La plupart des habitants de la zone travaille la semaine et ne
navigue que lorsque le temps le leur permet le week-end. En règle
générale, comme le souligne Jean-Claude Mermoud (1997) et comme
nous l'avons constaté sur le terrain, les broussards partent en bateau
tôt le matin avec la famille ou des amis, emportent avec eux un
pique-nique, leur palmes-masques-tubas, leur matériel de plongée
et/ ou leur matériel de pêche afin de s'occuper durant la
journée. Le but est de
69 Deux dugongs ont été
pêchés, l'un de manière accidentelle et l'autre volontaire,
entre janvier et juin 2014
Juin 2015 87
DUPONT A, ETHT7, La conservation du dugong en
Nouvelle-Calédonie : la mobilisation et la confrontation de savoirs
et
pratiques pour la protection d'une espèce «
emblématique » menacée
trouver un coin tranquille où se poser, sur un
îlot ou en pleine mer, pour profiter du temps ensemble et de ce bol d'air
frais. Autrement dit, la mer est devenue moins une source de revenus qu'un
synonyme de plaisir et de loisir entre amis.
Ce sont dans ces moments qu'ils croisent sur leurs routes les
« plaisanciers » et les touristes venus de Nouméa ou
d'ailleurs pour découvrir les plages de sable fin de Poé, la
faille au requin en plongée et en kayak, ou pratiquer du Kite-surf par
exemple. Bien évidemment, ces activités sont aussi dans une
certaine mesure pratiquées par la population locale. Mais ces visites
fréquentes et les « embouteillages de bateaux » dans le lagon
sont souvent sources de tensions pour une majorité de broussards qui
râlent contre les personnes venues de l'extérieur.
Enfin, dans la Zone Côtière Ouest, les habitants
parlent peu de la protection du dugong en soi mais bel et bien de la protection
de la mer en général. Ils indiquent souvent que la
dégradation des ressources halieutiques est importante dans cette
région où la densité population est en forte croissance.
Ils ont conscience que les menaces ne pèsent pas seulement sur le dugong
mais aussi sur de nombreuses espèces marines. En ce sens, nous
définissons dans cette partie quels sont les mesures de protection de la
mer qui ont un impact sur la sauvegarde de cet animal et nous analysons les
pratiques et les savoir-faire liés à la protection de
l'environnement, de la mer ou du dugong qui sont mobilisés par la
population et par les acteurs institutionnels.
IV.3.1. Mesures juridiques pour la conservation du milieu
marin et du dugong
La gestion de l'espace maritime sur la Zone
Côtière Ouest se présente comme un enchevêtrement de
mesures légales, mises en place notamment par la Province Sud et Nord.
Ces deux structures assurent la surveillance et la règlementation de
l'usage maritime de manière propre. Les lois appliquées dans
cette région sont ainsi dépendantes de ces deux systèmes
distincts, et ce malgré qu'elles aient toutes pour objectif de
protéger l'espace maritime, les activités nautiques et les
ressources naturelles. Parmi ces mesures, nous comptons plusieurs
réserves naturelles plus ou moins anciennes et la création d'un
parc marin en 2008, avec la mise au rang de patrimoine mondial de l'UNESCO des
lagons de Nouvelle-Calédonie.
Aires marines protégées des communes de
Poya et de Bourail
L'AMP de Nékoro (cf. Annexe IV du mémoire) est
une Réserve Naturelle Intégrale (RNI), « correspondant
à la catégorie de gestion I.a de l'Union internationale pour la
conservation de la nature » (Code de l'environnement Province Nord,
2009). Dans l'Agenda des marées de la PN (2014 : 28), il est
spécifié qu'en tant que Réserve de Nature Intégrale
(RNI), il y est interdit d'exercer « toute pêche de quelque
nature que ce soit, plongée ou baignade et installation de cabanes sur
les îlots ». D'après l'article de Dolorès Bodmer
(Bodmer, 2010) et les témoignages recueillis sur la commune de Poya,
elle couvre une superficie d'environ 1260 hectares et a été mise
en place en 2000 grâce à la mobilisation des agents de la commune
et des coutumiers du district de Muéo depuis 1995. Si certes,
l'exploitation minière de la région pollue les eaux marines de la
région, les pressions sur les milieux sont relativement faibles et ne
sont liées qu'à la pêche.
En fait, les objectifs de l'AMP portaient essentiellement sur
la « création d'une zone de conservation d'un habitat et des
espèces emblématiques que sont les dugongs et
DUPONT A, ETHT7, La conservation du dugong en
Nouvelle-Calédonie : la mobilisation et la confrontation
de savoirs et pratiques pour la protection d'une espèce «
emblématique » menacée
les tortues» (Province Nord, 2000). Cette zone a
donc été délimitée de façon à
intégrer des mangroves, des platiers, une quarantaine de patates
coralliennes mais surtout de vastes platiers et herbiers
fréquentés par les dugongs et les tortues. Cependant, la mise en
place d'un Comité de Gestion qui s'occupe de cette aire
protégée a été difficile à
concrétiser puisque, selon ce qui est écrit dans l'Agenda des
marées, la concertation et la mobilisation des acteurs de la commune
(mairie, coutumiers, associations, pêcheurs professionnels et
plaisanciers) date de 2014 ; et ce grâce à un travail
initié il y a trois ans par un agent de la Province Nord et
négocié auprès de la nouvelle mairesse.
Les réserves de Bourail (cf. Annexe IV du
mémoire) ont été créées en 1993 à la
demande de la commune et en s'appuyant sur des critères biologiques, et
notamment l'existence de zones de pontes de tortues et d'habitat unique en
Nouvelle-Calédonie pour la langouste Panulirus homarus.
L'Assemblée de la PS a fondé trois réserves
spéciales marines sur les sites de la baie de la Roche Percée et
la Baie des tortues, une autre zone comprenant l'île Verte et un
périmètre le long de la plage de Poé. L'ensemble
représente une surface totale de 2 339 ha dont 17 de milieu terrestre et
2 322 d'écosystème marin. A l'intérieur de ces
réserves, et ce sans que pour autant la fréquentation du public
ne soit proscrite, la capture ou la destruction des poissons, crustacés,
coquillages et autres animaux marins ainsi que la récolte du corail sont
interdits. Des dérogations aux précédentes interdictions
peuvent être accordées par la PS à des fins d'étude
ou de recherches scientifiques ou pour des raisons tenant à la
nécessité de rétablir l'équilibre des
espèces. D'après un ancien gendarme à la retraite de la
commune, ayant travaillé dans la protection maritime pendant trente ans,
ces réserves étaient des zones où la surveillance
était gérée par la municipalité qui
dépêchait des représentants de l'autorité judiciaire
(gendarmes ou policiers) sur place afin de s'assurer le respect de la
législation. Aujourd'hui, dans le Code de l'environnement, ces trois
aires protégées sont encore des réserves naturelles
règlementées mais accessibles au public.
Article 211-10 du Code de l'environnement de la Province
Sud, version de 2014, p.36.
Si les AMP de la Roche Percée et de la Baie des tortues
et de l'île Verte ont été créées
principalement pour protéger les tortues « grosses têtes
» (Caretta caretta), en préservant les sites de ponte (plage de la
Roche Percée et de l'île Verte), elles protègent aussi
quelques dugongs qui viennent profiter des herbiers disponibles. D'après
le Code de l'environnement de la Province Sud, les personnes habilitées
« à constater les infractions au présent titre, outre
les officiers et agents de police judiciaire et les agents des douanes, les
fonctionnaires et agents assermentés et commissionnés à
cet effet. Les agents assermentés habilités à constater
les infractions aux dispositions sont également habilités, dans
l'exercice de leurs fonctions, à visiter les aires
protégées en vue de s'assurer du respect des règles
auxquelles elles sont soumises et d'y constater toute infraction »
(article 216-1, p. 83). Autrement dit, les agents de municipaux et les
agents
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DUPONT A, ETHT7, La conservation du dugong en
Nouvelle-Calédonie : la mobilisation et la confrontation
de savoirs et
pratiques pour la protection d'une espèce «
emblématique » menacée
du service de la Protection Lagon travaillent de concert pour
assurer la surveillance de ces aires marines protégées.
Le parc marin de la Zone Côtière Ouest
intégrant les réserves
Ces espaces particuliers sont intégrés dans un
ensemble plus large : la Zone Côtière Ouest. Dans le cadre de son
Code de l'environnement paru en 2009, la Province Sud a attribué le
statut de « parc marin » (cf. figure 8) aux sites inscrits au
patrimoine Mondial70. Le parc marin de la Zone Côtière
Ouest (314500 hectares) est l'une des deux zones, avec le Grand Lagon Sud
(48200 hectares), qui assure la protection réglementaire définie
sur l'ensemble des sites inscrits sur la liste du Patrimoine Mondial de
l'UNESCO. Elle intègre les trois réserves intégrales
précédemment citées dans son aire de limitation, la Zone
Côtière Ouest, ainsi que la réserve naturelle marine de
« Ouano ». Ce parc marin doit se comprendre comme une aire de plus
grande échelle regroupant plusieurs catégories d'aires
protégées.
Ce parc provincial est régi par un plan de gestion
participative, élaboré par un comité de gestion : il
s'agit de l'association de la ZCO qui inclut les représentants de
plusieurs catégories socioprofessionnelles de la région. La
création de cette structure a été rendue obligatoire par
le classement au patrimoine mondial de l'UNESCO, afin de développer une
démarche participative qui n'était pas formulée dans les
dispositions du Code de l'environnement de la PS. De plus, les activités
humaines font l'objet d'un zonage, qui consiste à dédier de
vastes étendues soit à la pêche, soit aux activités
de loisirs et de tourisme, soit à la conservation.
Le classement de la Zone Côtière Ouest au
Patrimoine Mondial de l'UNESCO, et donc la protection législative
subventionnée par l'organisation internationale, a été
possible grâce à la présence d'une biodiversité et
d'espèces marines rares ou menacées. Selon un document
présentant le Plan de Gestion participatif de la ZCO, «
l'ensemble des passes de la côte Ouest constitue des habitats
importants pour le dugong puisque des agrégations
répétées ont été constatées sur
plusieurs jours. Les populations de dugongs de cette zone sont parmi les plus
importantes de Nouvelle-Calédonie. La Zone Côtière Ouest
tient donc un rôle essentiel en termes d'enjeu de conservation à
l'échelle régionale et internationale concernant les
espèces précédemment citées » (Section
« Biodiversité et espèces emblématiques »,
Province Sud, ZCO, UNESCO, Lagons de Nouvelle-Calédonie, 2008-2010 :
14). De fait, le développement des actions en faveur de la protection du
dugong et des autres espèces « emblématiques
»71 de la région est l'une des missions de la
ZCO.72
70 Et ce alors que la PN n'a pas encore
déterminé de statut spécifique à la zone du grand
Lagon Nord et de la zone Côtière Nord et Est, qui composent
l'ensemble du Bien protégé (document UICN, « Les Espaces
Protégés Français », 2010).
71 Nous notons là le lien évident
entre le terme « emblématique » et « endémique
», propre à une aire géographique que l'on ne retrouve nulle
part ailleurs.
72 Aussi comprenons-nous pourquoi l'association de
la ZCO a choisi de représenter un dugong dans son logo (cf. Annexe V,
dans la Tableau des acteurs).
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DUPONT A, ETHT7, La conservation du dugong en
Nouvelle-Calédonie : la mobilisation et la confrontation de savoirs
et
pratiques pour la protection d'une espèce «
emblématique » menacée
Figure 8 : La Zone Côtière Ouest inscrite au
Patrimoine Mondiale de l'UNESCO et son parc marin en bleu (c)
réalisation : Province Sud
Ainsi, les acteurs institutionnels en charge de la protection
environnementale ont fait appel aux organismes internationaux, ce qui a
entraîné la création d'un grand espace plus global de
protection : le parc marin. En parallèle, cet organisme international a
imposé la participation de la population locale dans l'effort de
conservation, ce qui a abouti à la création de la ZCO,
rassemblant au total plus de soixante-dix membres selon les déclarations
de sa présidente. Mais quels savoirs et pratiques liés à
la protection maritime cette logique de mobilisation de la population dans
l'effort de conservation emploie-t-elle ? Repose-t-elle, comme nous l'avons vu
à Pouébo, sur la convergence des savoirs locaux avec les
pratiques juridiques ? Pour répondre à ces interrogations, nous
nous intéressons aux « courtiers locaux du développement
» 73 de la zone, qui garantissent le dialogue entre population locale et
acteurs institutionnels, ainsi qu'aux modalités de transfert entre les
systèmes cognitifs.
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