IV.2.2. Découpage local de l'espace maritime
La question de la gestion de l'espace marin repose sur le
présupposé de l'existence de règles foncières
maritimes reconnues localement. Comme nous l'avons remarqué, l'enjeu des
ressources marines est totalement lié « aux
spécialisations fonctionnelles des clans au sein des chefferies »
(en particulier les « clans pêcheurs » reconnus «
détenteur[s] des connaissances et des objets magico-religieux
nécessaires à la capture de la faune marine », Leblic,
1989 : 112) » - des spécialisations qui se transforment au fil du
temps (LeMeur, Saboua, Poncet, Toussaint, 2012 : 241). Ceci prouve bien que les
habitants s'approprient l'espace marin, et ce d'autant plus qu'ils
délimitent les zones de pêche par tribu. En effet, selon Leblic,
chaque tribu a toute légitimité de pêcher dans le
territoire en mer qui correspond aux limites terrestres de la tribu (Ibidem).
Cet aspect transparaît également dans les discours
récoltés sur le terrain, même si aujourd'hui ces
frontières maritimes, et les règles associées à
leur transgression, sont de moins en moins respectées.
En effet, un vieux pêcheur de soixante dix ans de la
tribu de Yambé nous explique que ces limites-là ne sont plus
réellement respectées depuis sa jeunesse où il partait
à la pêche à la tortue ou au dugong :
« Des fois, on était tout près de la
tribu de Tchambouène, il aurait fallu faire le geste avec les gens de
Tchambouène et si on allait plus loin, il fallait faire avec les gens de
Pouébo. Le chef coutumier, le petit chef ou un autre Vieux, n'importe
lequel. Mais s'ils voient le bateau, ils vont commencer à parler de
cela. Il fallait faire normalement, mais on ne le faisait pas ».
Ces délimitations ne sont plus respectées
aujourd'hui, non sans exacerber parfois des tensions entre diverses tribus
voisines. Si ces règles ne sont plus réellement
respectées, d'autres indicateurs manifestent l'appropriation par la
population locale de l'espace maritime, comme certains modes de gestion
traditionnels. De la même manière qu'il existe des lieux «
tabous » sur la terre, on en retrouve en mer. D'après la coutume,
les habitants doivent respecter ces endroits en effectuant certains rituels ou
en évitant d'y pénétrer, afin de ne pas contrarier les
esprits des anciens qui en sont les gardiens. Ces tabous font alors partie
intégrante de l'ensemble « cosmopolitique » kanak
(Cornier, 2010), tout en participant à la gestion de la ressource
terrestre ou halieutique.
IV.2.3. Zones taboues et réserves
coutumières
En effet, les clans des pêcheurs de la région ont
toujours protégé le lagon en mettant en place des zones «
taboues », voire des zones de protection coutumière, qui ont
été établies dans des temps ancestraux. Par exemple,
prés de la tribu de Saint-Denis de Balade, il est possible d'apercevoir
depuis le col d'Amos un lieu tabou où l'eau est « noire »
parce que l'endroit est profond :
« Le tabou il est tout noir, mais tous les poissons
qui passent, soit un requin, soit un perroquet, soit un modap mais ils sont
tout blancs, comme le cahier, comme c'est noir le tabou » (Saint-Denis de
Balade, petit-chef de la tribu de plus de soixante ans).
Cet endroit se nomme en nyelâyu Dalac Yelem (la mer
défendue) et, même si cet endroit n'appartient plus aujourd'hui
à la tribu de Saint-Denis mais à celle de Tiari plus
Juin 2015 81
DUPONT A, ETHT7, La conservation du dugong en
Nouvelle-Calédonie : la mobilisation et la confrontation
de savoirs et
pratiques pour la protection d'une espèce «
emblématique » menacée
au nord (commune de Ouégoa), la plupart des habitants
aux alentours continuent à respecter le tabou qui l'entoure. Ils
demandent l'autorisation de passer ou de pêcher aux membres de la tribu
« propriétaire » et, lorsqu'ils y passent en bateau, ils font
un geste ou une parole en signe de respect. Si les personnes ne respectent et
ne respectaient pas ces règles, il leur arrivait des malheurs
causés par des esprits des anciens qui cherchaient à punir la
faute commise.
Ainsi, la fréquentation et les activités sur ces
zones se trouvent donc régulées par des règles
coutumières, mais ce n'est pas tant ce qui caractérise le mieux
ces tabous. En effet, à travers les discours, nous pouvons
appréhender la valeur culturelle de tels endroits. Plus que des
modèles traditionnels de gestion, ils participent à la coutume
kanak et se réfèrent à des histoires qui leur donnent vie
et sens, ainsi qu'aux règles qui les entourent.
Dans la tribu de Yambé, s'il existe aussi des zones
taboues en mer du même ordre, d'autres sont des endroits que le petit
chef de la tribu a décidé de protéger. Par exemple, la
partie gauche du récif Pewen ou « Péwhane »
(qui n'est pas recouvert d'une aire protégée - cf. figure 7) est
une réserve coutumière traditionnelle67 mise en place
par le petit chef de la tribu, avec l'accord des anciens, pour préserver
la ressource dans ce territoire et de permettre à la tribu de
s'approvisionner abondamment en viande ou poisson lorsqu'elle fête un
événement socialement important, comme la cérémonie
de la Nouvelle Igname. Les coutumiers ont d'ailleurs autorité sur cet
espace qui, pendant sept ans, a été interdit à la
pêche. Ils ont rendu de nouveau la pêche possible à cet
endroit pour les résidents de la tribu uniquement.
En revanche, la traversée de l'autre partie de la
réserve coutumière et des zones taboues de la tribu de
Yambé est totalement interdite parce qu'elles ont été
recouvertes par des aires marines protégées intégrale.
Autrement dit, à l'autorité coutumière se superpose celle
de la Province Nord, et ce sous demande des coutumiers eux-mêmes. Comment
cette AMP s'est-elle construite ? Quel a été le rôle et la
place des coutumiers dans ce projet ? Comment et surtout, pourquoi ont-ils tenu
à intégrer cet outil de protection juridique ?
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