III.3. Répartition identitaire entre «
savoirs autochtones », « savoirs traditionnels » et «
savoir moderne » liés au dugong
III.3.1. « Savoirs autochtones
» : le dugong dans les diverses traditions
kanak
Nous avons choisi d'employer ici le terme de « savoir
autochtone » pour qualifier les savoirs issus de la tradition kanak et de
le différencier ainsi d'autres « savoirs traditionnels ». Nous
justifions ce choix par le fait que l'identité des Kanak est
actuellement l'objet d'une reconnaissance officielle et internationale en tant
que « peuple autochtone ». En effet, le 12 avril 2014, les chefferies
des huit aires coutumières se sont réunies pour rédiger la
« Charte du peuple Kanak », signant le socle commun de leurs
valeurs et des principes fondamentaux de leur civilisation. Cette charte a pour
objectif « de doter le Peuple Kanak d'un cadre juridique
supérieur embrassant une réalité historique, de fait, et
garantissant son unité et l'expression de sa souveraineté
inhérente. f...] Cette démarche étant une contribution
préalable et incontournable à la construction d'un destin commun.
» (La Charte du Peuple Kanak, 2014 : 10).
Par « autochtone », nous entendons la
définition donnée dans l'ouvrage dirigé par
Stéphane Pessina Dassonville, Le statut des peuples autochtones,
à la croisée des savoirs, suivant laquelle « les
nations autochtones sont celles qui, liées par une continuité
historique avec les sociétés antérieures à
l'invasion et avec les sociétés précoloniales qui se sont
développées sur leurs territoires, se jugent distinctes des
autres éléments des sociétés qui dominent à
présent sur leurs territoires ou parties de ces territoires. Ce sont
à présent des éléments non dominants de la
société et elles sont déterminées à
conserver, développer et transmettre aux générations
futures les territoires de leurs ancêtres et leur identité
ethnique qui constituent la base de la continuité de leurs existences en
tant que
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DUPONT A, ETHT7, La conservation du dugong en
Nouvelle-Calédonie : la mobilisation et la confrontation de savoirs
et
pratiques pour la protection d'une espèce «
emblématique » menacée
peuple... »55 (2012 : 14). Puisque,
selon nos observations et entretiens, les Mélanésiens ressentent
une menace importante concernant la transmission de leurs valeurs et
savoirs,56 il nous paraissait donc approprier d'employer le terme d'
« autochtone » pour qualifier leur système cognitif. Ce
faisant, nous reconnaissons la portée politique de la sauvegarde de ces
savoirs.
La tradition et la coutume kanak sont multiples et sont plus
ou moins respectées selon les individus et les régions du
territoire néo-calédonien. Le lieu d'habitation (mer ou terre)
joue un rôle majeur dans la mobilisation de tel ou tel
élément naturel dans la coutume, et il en va de même pour
la mobilisation du dugong dans la coutume. Une tribu de la montagne mobilise
plus facilement un animal de son quotidien direct comme la
roussette57 ou le lézard qu'une espèce qui vit dans un
autre environnement. Les connaissances sur le dugong et son importance dans la
coutume diffèrent selon que les personnes habitent les tribus de la
chaîne ou de bord de mer. Sur le terrain, cette répartition des
connaissances paraît toujours actuelle, même si nous avons
rencontré quelques exceptions majeures. Par exemple, c'est une femme qui
habite dans la chaîne qui nous a raconté le mythe sur le dugong
précédemment cité.
Mais globalement, les zones où les personnes attribuent
une place à ce mammifère marin dans leur coutume sont
situées en bord de mer et où la densité de population de
dugongs est relativement conséquente.58 Dans ces endroits,
les habitants n'attribuent pas la même valeur à leur coutume
locale, ni ne possèdent la même relation à leur tradition,
notamment liée au milieu marin. Entre autre raison, la plus
évidente est à chercher du côté de l'histoire : les
tribus de toute la côte ouest ont réalisé de nombreuses
migrations vers l'intérieur des terres au moment de l'Insurrection Kanak
de 1878, c'est pourquoi aujourd'hui il y a assez peu de tribus de bord de mer
sur cette côte. Les savoirs relatifs à la pêche et aux
animaux marins ont certainement subi des altérations et les coutumiers
ont dû s'adapter et adapter leurs coutumes à leurs nouveaux lieux
de vie. A l'inverse, à cause du désintérêt des
colons pour ces zones, la Province Nord concentre une forte majorité
Kanak qui semble avoir mieux préservé ses traditions, et ce
malgré les impacts des premiers contacts avec la civilisation
européenne.
Le dugong est donc intégré de différentes
manières dans les traditions locales que ce soit dans la tradition orale
qu'au niveau des manifestations culturelles importantes comme certaines
cérémonies coutumières. Lors de ces
événements, les animaux et la nourriture ont une fonction
symbolique importante à jouer, comme nous le rappelle Emmanuel Tjibaou,
directeur de l'ADCK :
« Dans les cérémonies coutumières,
le truc ce n'est pas de manger mais de communier. Manger c'est facile, mais la
fonction de ces animaux c'est
55 E/CN.4/Sub.2/1986/7/Add.I, Par. 379 à
382.
56C'est pourquoi ils ont rédigé la
Charte du peuple Kanak, pour qu'ils puissent continuer à faire respecter
leurs règles sociales sans qu'elles ne s'effritent ou disparaissent. En
ce sens, nous pouvons établir un parallèle avec l'Agence de
Développement de la Culture Kanak qui s'est donné pour mission de
récolter les « savoirs menacés d'extinction » avec la
mort des Vieux et ainsi, qui institutionnalise et écrit des
connaissances étaient informelles et orales.
57 La roussette est une espèce de
chauve-souris, seul mammifère terrestre endémique à la
Nouvelle-Calédonie.
58 Les tribus de bord de mer dans la région
nord, de Voh-Koné-Pouembout (avec la tribu d'Oundjo, connue pour la
chasse au dugong) à Pouébo, en passant par Koumac, Poum et
Ouégoa (tribu de Tiari) ; et les tribus de bord de mer de la
région sud-ouest, principalement près de la commune de La Foa et
de Moindou.
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DUPONT A, ETHT7, La conservation du dugong en
Nouvelle-Calédonie : la mobilisation et la confrontation
de savoirs et
pratiques pour la protection d'une espèce «
emblématique » menacée
plutôt de rappeler ce lien qui fait de nous des
hommes. C'est parce qu'on est debout ici dans cet espace social, c'est parce
que les ancêtres ils nous ont donné la vie. [...] Dans les
discours traditionnels, il arrive que les noms des espèces soient
cités, le nom des pics et des reliefs, parce que justement ce qui est
mis en avant, c'est ce qu'il représente, l'esprit, les forces qu'il
représente. »
Parmi les cérémonies coutumières
où le dugong était important, nous pouvons citer la
cérémonie de la Nouvelle Igname dans la région de
Pouébo. Si aujourd'hui elle n'est plus célébrée
dans toutes les tribus de la commune, elle célébrait la fin du
cycle de l'igname (un tubercule des plus sacrées pour les Kanak) ou le
début d'une nouvelle période de culture du champ. C'était
une fête importante qui favorisait la cohésion sociale et
où chaque famille apportait ses ignames, cultivées avec efforts
pendant toute l'année, et d'autres « provisions » (aliments)
pour accompagner l'igname et le taro. Ce faisant, les clans de la terre se
chargeaient de chasser la roussette et le notou59 (deux animaux
« sacrés » présents en montagne) et les clans de la mer
amenaient la tortue et le dugong.
La viande de tortue et de dugong était donc
particulièrement recherchée pour accompagner l'igname, comme
l'atteste les propos de l'ancien maire de Pouébo, qui explique que leur
consommation lors de la Fête de l'Igname était primordiale pour
les clans de la mer afin que l'année soit féconde et que tout se
passe bien :
« Je pense que cela va plus loin que cela. Il faut la
tortue et le dugong pour les vieux, c'est important pour la fête de
l'igname. Si on ne l'a pas, c'est vraiment quelque chose de grave. Oui
aujourd'hui [on s'adapte avec la loi]. Mais c'est une fête culturelle.
Pour les Vieux qui font encore brûler les ignames, il FAUT cela, tu
comprends ? »
A cette occasion, le meilleur morceau était
réservé au chef de la tribu car, lors de cet
événement, la chefferie de la tribu est aussi à l'honneur.
Mais cette association entre le dugong et la chefferie dans la coutume n'est
pas propre à la commune de Pouébo, plutôt à la
région nord en général : la commune de Poum, les
îles de Belep au nord de la Grande-Terre, la commune de Koumac etc. A
Koumac par exemple, certaines tribus consommaient ce mammifère pour les
mariages, les enterrements et les intronisations de grands chefs. Ce sont aussi
des régions où les habitants pratiquaient la pêche
traditionnelle.
En parallèle, d'après des informations
récoltées en entretien, la tribu de Kélé plus au
sud sur la Côte Ouest est moins connue pour sa pêche traditionnelle
au dugong, et ce même si un coutumier de la tribu nous a avoué :
« cela fait plus de quarante ans que l'on n'a pas pêché
le dugong pour les coutumes » (Kélé, 2014). Selon une
habitante, le dernier dugong qui ait été pêché puis
consommé était destiné à l'enterrement du petit
chef de la tribu de Moméa à la fin des années 1970 -
début 1980. Toutefois, le dugong n'a pas disparu de la transmission
orale dans cette tribu puisque nous avons récolté le mythe
précédemment cité, que nous avons retrouvé par la
suite plusieurs fois sur les terrains d'enquête (Poya - tribu de la
chaîne et du bord de mer) mais avec des variations et des adaptations
à la toponymie et aux thématiques locales importantes. Ainsi,
nous voyons bien combien les « savoirs traditionnels » kanak relatifs
au dugong sont disparates au sein même de cette communauté
d'appartenance.
59Le notou, aussi appelé carpophage
géant (ducula goliath) est une espèce d'oiseau endémique
de la Nouvelle-Calédonie. Il a la particularité d'être le
plus gros pigeon arboricole au monde (wikipedia).
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DUPONT A, ETHT7, La conservation du dugong en
Nouvelle-Calédonie : la mobilisation et la confrontation de savoirs
et
pratiques pour la protection d'une espèce «
emblématique » menacée
Dans le monde mélanésien, il existe donc des
réalités microsociales voire micro-culturelles
différentes, qui impliquent des variations dans la tradition kanak et
dans la relation entre ces microgroupes et le dugong. Comme pour appuyer ce
constat, un jeune homme de Pouébo d'une trentaine d'années
affirme que :
« Chaque représentation est propre à
chacun, à chaque région, à chaque tribu. C'est pour cela
qu'on n'a pas forcément les mêmes représentations. [...]
Oui, ce sont parfois les mêmes : on fête tous la fête de
l'igname, on fête aussi les mariages, les baptêmes et tout.
Ça, ça ne change pas. Mais nous avons des interprétations
sur les mammifères, c'est chacun, c'est propre à ses
traditions».
En outre, les habitants de Pouébo ne le consommaient
pas uniquement lors de cette occasion, mais aussi pour les enterrements et les
mariages jugés importants, comme ceux des chefs. A ce propos, le grand
chef du district du Lé-Jao nous raconte une anecdote qui prouve bien que
l'animal était recherché pour ces cérémonies,
même si ce n'est plus le cas aujourd'hui :
« Le jour de mon mariage, en octobre 2009,
c'était le moment où la règlementation est
appliquée donc j'ai fait la demande de deux tortues légales. Ca
fait qu'il y en qui sont allés. Ils ne sont pas allés aux
tortues, ils sont d'abord allés au poisson. Et quand ils attendaient le
poisson pour la première pêche, beh le dugong est venu se coller
au bateau. Ils ont hésité à harponner parce qu'ils
savaient que c'était interdit. Donc ils sont revenus et ils m'ont
demandé : « Il y a le dugong en bas, demain on retourne, qu'est-ce
qu'on fait ? ». Le lendemain, ils sont partis et pareil, même
scénario. C'est un peu comme un « Prenez-moi, la
règlementation ce n'est pas pour vous ! » Et non. J'ai dit non
parce qu'il faut respecter la loi maintenant.»
Dans cette déclaration, qui certes illustre le fait que
le dugong était consommé pour d'autres cérémonies
que la Fête de l'Igname, l'interlocuteur nous indique que les savoirs
traditionnels kanak se modifient au contact d'autres types de savoirs et
d'autres pratiques qui sont aujourd'hui valorisés par la
société. Il donne également un indice sur le conflit
potentiel entre les récentes lois et le respect de sa tradition et
culture. Nous avions déjà évoqué quelques exemples
qui prouvaient qu'ils étaient en mutation60 sans pourtant
mettre en évidence les luttes sous-tendus entre les personnes
détenant différents types de « savoirs » : savoirs
scientifiques / savoirs traditionnels ou autochtones / savoirs juridiques
etc.
De plus, cela montre dans quel sens s'opère la mutation
des savoirs traditionnels : ces derniers plient sous le poids des politiques
environnementales néo-calédoniennes, influencées par des
décisions prises par les instances internationales ; et donc de
l'hégémonie du global. Pour aller plus loin dans l'analyse de
cette dynamique, nous nous interrogeons sur les perceptions locales de
l'environnement et du dugong et sur ce qui, fondamentalement,
différencie le point de vue des acteurs institutionnels et de la «
population locale ». Est-ce simplement un conflit entre modèle de
la connaissance ou un conflit d'intérêts ?
60 Par exemple le fait que les Jeunes de
Pouébo emploient davantage le terme « mammifère » que
celui en langue vernaculaire.
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DUPONT A, ETHT7, La conservation du dugong en
Nouvelle-Calédonie : la mobilisation et la confrontation de savoirs
et
pratiques pour la protection d'une espèce «
emblématique » menacée
III.3.2. Opposition « culturelle » entre les
acteurs sur la base des savoirs sur la nature : dépassement des
préjugés
Pour répondre à cette question, nous continuons
avec un notable de Pouébo :
« Le Kanak a besoin de la nature pour survivre, c'est
ce qui fait la différence entre le Kanak et l'Européen
vis-à-vis de la nature. Pour moi, c'est la domination, les
Européens ont voulu dompter la nature ! Le Kanak vit avec la nature,
l'Européen cherche à dominer et maîtriser la nature. [...]
Je dis cela parce que pour la fête de l'igname, la tortue on va
pêcher au dernier moment pour des questions de conservation, et on en
trouve toujours. On dirait qu'elles nous attendent les deux tortues à
prendre. Il n'y a que les esprits qui le savent, c'est le mystère de la
vie ».
Cette personne exprime alors l'idée que les
sociétés occidentales n'ont pas le même rapport à la
nature que le peuple autochtone. Si nous suivons son raisonnement, il met en
avant le fait que les perceptions culturelles façonnent les
modalités de l'action : parce que les Kanak vivent dans une relation de
complicité et de respect culturel envers la nature, elle leur offre ce
dont ils ont besoin au moment où ils en ont besoin, sans qu'ils ne
soient contraints de planifier ou de faire trop d'efforts.
Au contraire, l'« Européen » cherche à
dominer la nature puisque, comme nous l'avons remarqué
précédemment, sa conception de l'environnement est basée
sur la rivalité entre humain et « non-humain », en employant
la terminologie de Philippe Descola (2007). L'homme, bien plus qu'il ne tente
d'imiter ou de s'en inspirer, souhaite recréer voire surpasser la
nature. Cette manière de penser la nature est attribuée à
l' « Occident » que l'on peut définir comme une civilisation
transfrontalière qui se confond souvent au « capitalisme
historique ». Selon Immanuel Wallerstein, il est « assez
évident que la description de l'activité capitaliste cadre avec
les principales tendances de la pensée « universelle »
occidentale depuis la fin du Moyen-Âge. » (Wallerstein,
1990).
À travers son discours, l'habitant de Pouébo a
certainement voulu désigner cette manière « capitaliste
» d'être au monde, qu'il oppose à sa propre culture. Il
indique qu'il existe deux groupes culturels distincts : les Kanak, qui
possèdent une relation de complicité et de filiation avec la
nature, et les Européens, qui pensent la nature comme une ressource
exploitable que l'homme peut maitriser, notamment grâce aux sciences.
Encore une fois, il s'agit là d'une stratégie de distinction des
uns par rapport aux autres, ce qui signifie très clairement que la
nature possède une dimension identitaire forte, que cette personne
souhaite affirmer.
Cette distinction ne prend donc absolument pas en compte les
possibles hybridations entre les deux modes de pensée ou encore les
autres manières de considérer l'environnement «
européenne » qui se fondent sur une autre relation que
l'exploitation. A ce propos, une stagiaire de l'IRD parisienne de vingt ans
nous a communiqué sa fascination pour le milieu marin qu'elle a
elle-même désignée comme une « relation
basée sur le plaisir ». De plus, elle était aussi
bénévole à l'Aquarium de Nouméa car, pour elle,
« si on perd le milieu marin, les premiers à en subir les
conséquences, c'est nous parce que tu n'as plus la ressource marine que,
mine de rien, on utilise beaucoup. [...] Tant que les gens n'ont pas
réussi à se l'approprier de telle ou telle manière, [...]
ils ne s'en intéressent pas et ca leur passe au dessus ». Elle
a tenu à transmettre ses connaissances scientifiques au grand public
parce que dans un but de préservation de
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DUPONT A, ETHT7, La conservation du dugong en
Nouvelle-Calédonie : la mobilisation et la confrontation de savoirs
et
pratiques pour la protection d'une espèce «
emblématique » menacée
l'environnement. Son témoignage indique donc deux types
de relations « européennes » à la nature autre que
celle de l'exploitation : le plaisir et la protection de l'environnement.
D'ailleurs, la perception de l'environnement en tant que
ressource exploitable n'est pas uniquement attribuable aux seuls
Européens, ce serait donner raison aux opinions communes et aux images
que chaque culture se fait d'elle-même. La distinction entre le Kanak et
l'Européen joue ainsi sur le plan des idées communes : quand les
sociétés mélanésiennes reflètent une
idée de la nature et de l'organisation sociale dans une relation de
continuité et de tradition, la société occidentale est en
rupture avec l'élément naturel et paraît résolument
moderne. Par conséquent, ces idées alimentent la distinction que
la « population locale », a fortiori certains Kanak, opère
entre « eux » et
« nous » (les Européens, les scientifiques,
les politiques publiques, les conservationnistes, les capitalistes etc.),
entre les « savoirs traditionnels » et les « savoirs modernes
».
Cependant, la catégorie des « savoirs
traditionnels » n'est pas homogène en Nouvelle-Calédonie
puisqu'elle est aussi l'objet de revendication ou de différenciation
identitaire. Comme nous l'avons évoqué
précédemment, les Kanak sont un peuple « autochtone »
et ainsi, si l'ensemble de leurs savoirs est « traditionnel »
puisqu'il se transmet de génération en génération,
il est aussi « autochtone ». En reprenant l'exemple du rapport
à la nature, est-ce que cela signifie qu'ils sont les seuls à
posséder un rapport « privilégié » à
l'environnement ? Comment comprendre et qualifier les savoirs relatifs à
la nature dans l'ensemble de la brousse néo-calédonienne ?
Si les perceptions et les pratiques relatives à
l'environnement sont parfois associées ou différenciées
dans les discours suivant les appartenances communautaires, elles sont aussi
partagées entre communautés, notamment entre Kanak et
Calédoniens d'origine européenne. Les frontières entre les
deux cultures précédemment évoquées sont plus
minces qu'il n'y paraît. Si chaque communauté s'affirme dans son
rapport aux autres identités culturelles en présence, il existe
depuis les premiers contacts entre les « cultures » un réel
phénomène d'acculturation entre les groupes, qui se traduit par
des emprunts dans les manières de vivre. Certains
préfèrent alors insister sur les ressemblances entre les groupes,
comme un Calédonien d'origine européenne de soixante ans, qui
affirme que « la tradition calédonienne et
mélanésienne c'est la même. Les cultures se ressemblent.
Par exemple, que tu sois en tribu ou pas, le premier geste quand tu arrives
chez quelqu'un : on te propose du café ».
De même, leur approche de la nature est souvent
abordée avec pragmatisme, autour de certaines activités relatives
à la nature comme l'élevage ou l'agriculture. Toutes les
habitations que nous avons visitées dans la Zone Côtière
Ouest, que ce soit en tribu ou non, comportent un jardin, un poulailler et de
nombreuses plantes, et ce même au sein des villes-villages. Cela prouve
bien une certaine partage des savoir-faire par delà les
frontières communautaires, y compris concernant le rapport à la
nature. Concernant l'agriculture et l'élevage, il s'agit parfois des
professions des personnes interrogées : beaucoup se sont
spécialisés dans l'élevage de boeuf, de cerfs, de porcs,
de brebis et de chevaux, dans les vergers, dans l'apiculture ou encore dans
l'horticulture, dans la pêche et la vente d'un poisson particulier etc.
Puisque toutes les personnes de la Côte Ouest partagent un mode de vie
proche en lien avec l'environnement, mais aussi un certain nombre de savoirs et
pratiques, nous avons choisi de le qualifier de « broussard ».
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DUPONT A, ETHT7, La conservation du dugong en
Nouvelle-Calédonie : la mobilisation et la confrontation
de savoirs et
pratiques pour la protection d'une espèce «
emblématique » menacée
Pourtant, d'après nos observations dans la Zone
Côtière Ouest, à l'inverse des peuples autochtones
d'Océanie, les Calédoniens d'origine européenne ne
revendiquent pas la valeur symbolique de la nature car ils n'ont
aucune « croyance particulière » dans ce domaine. Par
exemple, ils ne disposent pas d'une « culture » basée
sur le totémisme et ils ne confèrent aucune symbolique aux
espèces animales et végétales. Mais il nous semble que ce
constat doit être nuancé puisqu'un homme de la région de
Bourail, ayant toujours vécu avec les Kanak car étant le seul
« Blanc » autour de son domicile, explique :
« Mais tout de même, il y a certaines
superstitions qui sont assez communes entre nous. Les Vieux, ils disaient par
exemple qu'il ne fallait pas faire de mal à un tricot rayé
pendant la pêche, cela portait malheur. Pareil, à la chasse, quand
tu tues un animal qui est trop petit, trop jeune, on rentrait souvent
bredouille ».
Ces « superstitions » jouent finalement le
rôle de règles de conduite à observer pour récolter
les fruits d'une pêche ou d'une chasse. Elles partent du
présupposé que toute mauvaise action d'une personne, celui qui ne
respecte pas la règle, est directement sanctionné par la nature
elle-même. Autrement dit, l'environnement possède ses propres lois
qu'il faut respecter. Cette logique se rapproche beaucoup des interdictions qui
existent sur les « lieux tabous » en milieu kanak par exemple, qui
représentent à des lieux « sacrés » qu'il faut
respecter. Il faut comprendre que ces endroits ont souvent été
marqués par la présence, la lutte, la mort d'un ancêtre
(historique ou mythique), ce qui leur vaut l'appellation « sacrés
» (Wickel et Herrenschmitt, GIE Océanide, 2009).
Toutefois, ces « superstitions » qui se
transmettaient de génération en génération sont
celles des anciens Calédoniens d'origine européenne, du temps du
père de l'homme interrogé. Il s'agit donc de « savoirs
traditionnels » plus ou moins propres à la communauté
calédonienne d'origine européenne. Il est fort probable qu'elles
ne soient plus enseignées aujourd'hui aux générations
actuelles. Le temps qu'évoque notre interlocuteur est perçu comme
révolu, celui où les Caldoches parlaient les langues
vernaculaires kanaks et où les proximités entre les deux cultures
étaient nécessaires pour la survie de chacun. Par exemple, il
raconte comment son père aidait les Kanak à l'époque de
l'indigénat : comme ils ne pouvaient pas posséder de fusil pour
chasser, son père chassait pour eux ou leur céderait quelques uns
de ses boeufs. Il pratiquait la philosophie du partage et de la
solidarité avec tout un chacun. Depuis les Évènements,
selon lui, les deux peuples ont pris l'habitude de s'affronter et de se
critiquer, ce qui a nourri des antagonismes réciproques.
Nous retrouvons ces conflits entre les deux communautés
dans certaines pratiques anciennes relatives au dugong, comme celle de la
pêche. Concernant les « savoirs traditionnels » liés
à cet animal et propres à la Nouvelle-Calédonie, ce sont
les deux peuples les plus longtemps installés sur le territoire qui les
ont développés. Ce constat paraît plutôt
évident si nous considérons que le dugong est animal
endémique que l'on retrouve en grand nombre autour des côtes de la
Grande-Terre et qu'un savoir traditionnel relève de
sociétés « une longue histoire d'interaction avec leur
environnement naturel » (définition UNESCO, cf. Lexique).
Toutefois, la reconnaissance du statut « traditionnel » des pratiques
de pêche des Calédoniens d'origine européenne ne semble pas
du goût de tout le monde, comme nous le démontrons dans la partie
suivante.
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DUPONT A, ETHT7, La conservation du dugong en
Nouvelle-Calédonie : la mobilisation et la confrontation de savoirs
et
pratiques pour la protection d'une espèce «
emblématique » menacée
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