III.3.3. Pêche au dugong : une activité «
traditionnelle » kanak et calédonienne !
Parmi les pratiques associées au dugong, la pêche
est l'une des activités les plus spontanément
évoquées en entretien et des plus connues par les
Néo-calédoniens interrogés lors de cette enquête. Si
la pêche kanak au dugong est un phénomène connu, celle
réalisée par les Calédoniens d'origine européenne
l'est beaucoup moins et en tout cas, est totalement
ségrégée par certaines personnes pour plusieurs raisons
que nous aborderons par la suite. Dans un premier temps, nous souhaitons
montrer qu'il existe bel et bien des « traditions » de pêche,
et dans la communauté mélanésienne et chez les
Calédoniens d'origine européennes, à partir de la
description des outils et méthodes de pêche.
Entre autre occasion, la pêche au dugong dans la
communauté mélanésienne est réalisée pour
approvisionner la population en poissons nécessaires pour
célébrer les cérémonies coutumières, telles
la « Fête de la Nouvelle Igname » à Pouébo. Il
s'agit donc d'une pêche dite « traditionnelle » qui, selon
Isabelle Leblic, est l'une des seules à avoir « perduré
» pour répondre aux besoins des cérémonies
coutumières (Leblic, 2008). Elle s'effectuait avec des outils artisanaux
fabriqués à la main par les pêcheurs eux-mêmes
à partir des matières premières qu'ils possédaient
comme la coco ou différents bois. Parmi les plus outils les plus
significatifs, nous pouvons citer le harpon ou la sagaie, et ce même s'il
existe une pêche traditionnelle au filet à grosses mailles.
Figure 5 : Harpon en fer à béton avec une
bouée attachée au bout pour être utilisée comme
flotteur
(c) Dupont, Pouébo, 2014. Il appartient à un
pêcheur de Saint-Denis de Balade
D'après les habitants de Pouébo, le harpon fait
partie des outils dévolus à la pêche traditionnelle
à la tortue et à celle du dugong. S'ils étaient
fabriqués par les pêcheurs « du temps des Vieux », ils
sont façonnés désormais dans du fer à béton.
Selon les propos d'un des deux pêcheurs précédemment
cités, les Vieux utilisaient du bois de banian pour sculpter le manche
du harpon et ce sont les mêmes instruments qui sont utilisés
à la fois
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DUPONT A, ETHT7, La conservation du dugong en
Nouvelle-Calédonie : la mobilisation et la confrontation de savoirs
et
pratiques pour la protection d'une espèce «
emblématique » menacée
pour la pêche à la tortue et pour celle au
dugong. Ce n'est pas le cas dans d'autres régions qui pratiquent
également la pêche traditionnelle à ces deux espèces
puisque, dans la commune de Koumac, certaines tribus possèdent deux noms
en langue pour exprimer « la sagaie pour la tortue » et la «
sagaie pour le dugong ».
Nous avons recensé plusieurs types de harpons, tous
« faits maison », employés pour la pêche au dugong. Par
exemple, la tribu de Kélé possède sa propre manière
de façonner une sagaie, même si seules six personnes sont encore
capables de la fabriquer. Il s'agit d'un harpon où le crochet qui sert
à harponner est tressé avec des « tiges en fer » autour
de bois pour le fixer. Ensuite, il suffit de laisser l'objet une nuit dans
l'eau salée pour que le bois gonfle et les « fers » se
resserrent. Les familles de pêcheurs de dugongs issues de la
communauté calédonienne d'origine européenne utilisaient
quant-à-elles un harpon fabriqué dés les années
1950-1960, qui était « monté sur un barbé » pour
« ne pas lâcher » la proie.
Figure 6 : Exemples de pointes barbées (c) M.
Barré, 2003, p.37.
D'après un pêcheur professionnel
calédonien d'origine européenne de la région de Bourail,
la « vraie fabrication » d'un harpon à barbé permet aux
pêcheurs d'être plus efficaces :
« Je dis la vraie fabrication d'harpon parce
qu'ensuite ils ont fait toutes ces bêtises. Tu as des fabrications
d'harpon où la pointe est droite. Ca fait que quand tu piques la vache
marine, la vache marine qui fait 4 mètres, quand tu piques, bon si tu la
piques mal, c'est fini. La vache marine elle plonge et tu ne la revoies plus.
Dans la nuit, les mecs ils peuvent en piquer 5 et en ramener qu'une seule !
»
Le « harpon à barbé » était
constitué d'une tige en fer de cinquante centimètres,
surmontée d'une manille (pièce en acier forgé
constituée d'un étrier) sur laquelle était placée
une pointe à barbe de cinq centimètres. Il existe plusieurs
versions de ce même instrument et nous en avons recensé deux :
soit la fin du manche se finissait en boucle, à laquelle une corde
était attachée avant d'être reliée au bateau.
L'autre outil n'en possède pas mais tous deux ont un manche creux en
forme de « tuyau », dans lequel la corde passe et relie directement
le bateau à la pointe. Selon le même pêcheur :
« La pointe était montée sur une
manille, le tuyau s'emboîtait un peu dedans. Le jeu du tuyau, tu ne
pouvais pas le tirer à la main mais avec la
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DUPONT A, ETHT7, La conservation du dugong en
Nouvelle-Calédonie : la mobilisation et la confrontation de savoirs
et
pratiques pour la protection d'une espèce «
emblématique » menacée
force de la vache marine, ca fait qu'il se
déboîtait et il s'accrochait à la vache marine. Ce qui fait
que la corde elle tirait sur le tuyau mais elle était sur la vache
marine. Ca fait que la corde était accrochée à la proie
».
Il semble donc que chaque famille de pêcheur de dugong
calédonienne d'origine européenne fabriquait son instrument selon
son propre savoir-faire. Bien évidemment, ces outils se sont
modernisés avec les évolutions technologiques : la pointe
n'était plus façonnée dans du « fer » mais dans
de l'inox etc. Aujourd'hui, peut être que si la pêche était
encore autorisée, on constaterait d'autres avancées sur ces
instruments, à moins que les personnes ne lui préfèrent
les fusils sous-marins actuels.
Le harpon n'est pas utilisé essentiellement pour la
« pêche traditionnelle » mais aussi pour ce que nous nommons
les « pêches à l'occasion ». C'est une activité
qui n'est pas exclusivement réservée aux Calédoniens
d'origine européenne puisque certains Kanak la pratiquaient aussi.
Ladite « occasion » était provoquée par la
présence de l'animal mais reposait surtout sur la décision du
pêcheur dans son bateau. Lorsque les pêcheurs des tribus comme les
pêcheurs calédoniens d'origine européenne apercevaient
depuis leur embarcation un dugong qui passait à côté, ils
pouvaient alors décider de l'attraper pour le ramener au rivage (ou
non). A ce moment, ils avaient toujours une sagaie dans le fonds du bateau dont
ils se servaient contre l'animal.
La fabrication et l'utilisation de cet instrument pour la
pêche au dugong se sont transmises en ce temps là de père
en fils61 puisque les deux pêcheurs calédoniens
d'origine européenne, de quarante cinq-cinquante ans, ont
déclaré avoir déjà pêché ce
mammifère avec leur père. L'un d'entre eux nous explique qu'il
n'avait qu'une seule chance pour harponné l'animal parce que,
après la première attaque, il était stressé et
durcissait sa peau qui devenait trop dure pour faire rentrer la pointe du
harpon. Son père lui avait indiqué le meilleur moment pour
l'attaquer : « Il fallait le piquer juste avant qu'il lâche
l'aire, juste avant qu'il respire. Et oui, le dugong, il a une peau qui est
plus molle quand il respire. Elle se détend à ce moment là
».
En revanche, les techniques au harpon semblent
différentes de celles des clans pêcheurs de Pouébo en
charge de cette pêche. Grâce à leurs récits, nous
avons réussi à dégager le déroulement d'une
pêche au harpon à bouée. Cette dernière était
encore couramment pratiquée dans la zone jusque dans les années
1980 environ.
Étapes de la pêche traditionnelle dans la
commune de Pouébo d'après les descriptions des Vieux et moins
Vieux interrogés
1. Préparation de la grosse pêche entre
hommes
Les vieux pêcheurs de Pouébo appelaient
« grosses pêches » les pêches en groupe rassemblant une
dizaine d'individus (voire plus), qui étaient organisées par les
anciens pour répondre aux besoins des cérémonies
coutumières. A cette occasion, les Vieux de l'époque
sélectionnaient les hommes (jeunes et moins jeunes) qui participaient
à la pêche au moins cinq jours avant la date effective de
l'activité. Ils se retrouvaient dans une maison construite en bord de
mer, prés de la zone de mise à l'eau de l'embarcation, afin de se
retrouver « entre hommes ». Durant cette préparation, les
participants préparaient les provisions et l'embarcation, ils se
mettaient en conditions en préparant des « médicaments
», des « potions » pour rendre la pêche fructueuse, ou
encore ils se racontaient des anecdotes, des récits des pêches
précédentes
61 Nous n'avons pas rencontré de femme
calédonienne d'origine européenne ayant raconté avoir
déjà pêché le dugong.
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pratiques pour la protection d'une espèce «
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2. Repérer l'animal depuis le
bateau
Idéalement, la pêche traditionnelle au
dugong s'effectuait de jour, par temps de marée haute et de forte houle.
S'il n'y avait pas de houle, alors les pêcheurs se rabattaient sur la
tortue pour célébrer la fête de l'Igname. Ensuite, les
pêcheurs naviguaient dans les zones susceptibles
fréquentées par les dugongs, comme les platiers où l'herbe
marine y est abondante. La plupart du temps, ces derniers savent où se
trouvent ces animaux parce qu'ils ont tendance à rester sur un
même périmètre.
3. Le harponner dans les reins ou dans le dos avec
le harpon à bouée
Lorsque la bête repérée à la
surface au moment où elle respire, les pêcheurs s'approchent et
l'un d'eux tente de la harponner avec la sagaie à bouée avant
qu'elle ne plonge à nouveau. Ils n'ont souvent qu'une seule chance parce
que, une fois stressée, le dugong se contracte et sa peau devient
impénétrable. La bouée du harpon possède plusieurs
fonctions : elle ralentit ralentir l'animal dans sa fuite, elle l'empêche
de plonger et elle permet de repérer ses déplacements depuis la
surface.
4. Poursuivre l'animal pour le fatiguer, le «
courser » avec le bateau
Une fois harponné, ils suivent les traces du dugong,
qui essaie de s'enfuir à toute allure mais il est vite rattraper par les
pêcheurs rapides grâce au moteur puissant du bateau. Cette course a
pour but d'épuiser l'animal. Pour éviter le bateau qui le
gêne dans sa fuite, il fait des demi-cercles, il tourne et
découvre son ventre. Les pêcheurs attendent ce moment pour «
le piquer » à nouveau avec une autre sagaie, restée sur le
bateau, ce qui continue de le fatiguer jusqu'au moment où il
s'arrête presque.
5. Sauter sur l'animal pour l'attraper et noyer
l'animal en enfonçant les doigts dans les narines
Deux ou trois pêcheurs sautent à l'eau, sur
l'animal pour l'immobiliser et lui enfoncer deux doigts dans les « narines
», habituellement engorgée par des clapets ou des « bouchons
», selon le terme consacré des pêcheurs de
Pouébo.
6. Attacher le dugong à l'un des
côtés du bateau, devant et derrière
Lorsque l'animal est mort, il est trop lourd pour que les
trois ou quatre personnes puissent l'amarrer sur le bateau. Les pêcheurs
qui sont dans l'eau attachent d'un côté ou de l'autre de
l'embarcation la tête et la queue du dugong, afin de pouvoir le ramener
au bord de mer et le découper.
7. Découper l'animal selon des
méthodes spéciales sur la plage ou dans la tribu
Dans certaines tribus, la découpe de la viande de
tortue ou de dugong se faisait directement en bord de mer, et dans d'autres, il
fallait ramener la bête au sein de la tribu. Tout le monde n'était
pas habilité à réaliser cette étape car cela
demandait un certain doigté et savoir-faire que seuls quelques uns
détenaient. Si un non-initié dépecer l'animal, alors la
viande était fichue : « elle a le goût du savon
».
Ainsi, les Kanak ne sont pas les seuls à avoir
pêché le dugong, les Calédoniens d'origine
européenne aussi, et ce même s'ils déclarent ne pas
employer les mêmes techniques. S'il ne s'agit pas d'une «
pêche traditionnelle » au sens entendu par les Kanak (une
pêche pour les cérémonies coutumières), certaines
familles de pêcheurs parmi les Calédoniens d'origine
européenne possédaient une « tradition » de la
pêche au dugong. Ils ont façonné des outils spéciaux
et ont développé leurs propres techniques pour le pêcher,
des techniques qu'ils ont conservé de générations en
générations jusqu'à aujourd'hui. En ce sens, nous
affirmons qu'ils possèdent une « tradition » de cette
pêche et nous rappelons qu'en anthropologie, une « tradition »
est « un objet de la transmission : c'est ce qu'il convient de savoir
ou faire pour faire partie d'un groupe qui, ce faisant, arrive à se
reconnait ou à s'imaginer une identité culturelle commune
» (cf. définition donnée dans le Lexique - Izard et
Bonte, 1991 : 710).
Nous insistons sur cet aspect parce que, lors d'une des
restitutions de ce travail dans les zones d'enquête, nous avons
suscité une vague de vives contestations de la part du public en
avançant qu'il existait une pêche traditionnelle kanak ET
calédonienne. Nous avons défendu la position anthropologique et
donc insisté sur les définitions du vocabulaire employé
(mot « tradition ») sans que cela n'ait retenu leur attention. Au
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DUPONT A, ETHT7, La conservation du dugong en
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et
pratiques pour la protection d'une espèce «
emblématique » menacée
contraire, certains « non-caldoches » ont
perçu le fait qu'on associe les pratiques « traditionnelles »
mélanésiennes aux pratiques des Calédoniens d'origine
européenne comme une insulte aux Kanak. Aussi les thématiques des
savoirs et du patrimoine culturel à sauvegarder semblent-elles rester le
monopole de la revendication identitaire kanak. Cela s'explique certainement du
fait que les Mélanésiens jouissent d'une reconnaissance en droit
grâce au statut de « peuple autochtone » et non les
Calédoniens d'origine européenne, qui ne possèdent pas une
place culturelle bien définie dans la société. D'ailleurs,
certaines personnes nous ont déclaré qu'il s'agissait d'une
communauté « sans tradition », ni « culture »
propre.
De la même manière, certains Calédoniens
d'origine européenne, notamment ceux qui revendiquent le plus leur
identité calédonienne, peuvent avoir une image très
négative parmi la population broussarde. Par exemple, concernant la
pêche au dugong ou à la tortue, ils sont souvent accusés de
braconnage, comme le prouve le témoignage d'un jeune pêcheur
appartenant à l'Association Bouraillaise pour la défense des
Lieux de loisirs, de l'Environnement et du Patrimoine culturel et Identitaire
Calédonien (ABLEPIC) :
« Quand on s'est monté en association, les
journaux stipulaient : « Les braconniers hors la loi se sont
constitués en association ». f...] Il existe aujourd'hui une
réelle diabolisation du caldoche. Ce problème est tu mais il est
présent partout » (Bourail, homme d'une vingtaine
d'années).
De même, à la question : « Mais qui est-ce
qui braconne le dugong ? », beaucoup de personnes ont répondu qu'il
s'agissait des Calédoniens d'origine européenne ayant de gros
moyens et du bon matériel de pêche. Ainsi, les différentes
communautés utilisent la thématique des savoirs culturels
relatifs au dugong comme arguments supplémentaires dans leurs conflits
ethniques ou dans leur lutte pour la reconnaissance identitaire.
Dans cette partie, le thème de la permutation des
connaissances entre autres a été abordé à travers
l'analyse comparée entre les savoirs traditionnels ou autochtones
relatifs au dugong et le mode de connaissance scientifique. Nous avons alors
constaté que les frontières entre ces deux sphères, entre
le « traditionnel » et le « moderne », sont plus souples
qu'il n'y paraît au départ et qu'elle relève surtout de
distinction identitaire forte.
Au contraire, ces savoirs et pratiques peuvent s'apporter l'un
et l'autre, notamment à travers une compréhension de la nature et
du dugong en tant qu'objet patrimonial. De plus, les acteurs institutionnels du
Plan d'actions s'intéressent de plus en plus aux « savoirs locaux
» concernant cet animal, comme le prouve la présente étude,
et les populations locales sont poussées à acquérir des
connaissances qui correspondent à la « culture des
développeurs ». Ces savoirs sont relatifs à la biologie (par
exemple, la classification du dugong) mais aussi au cadre juridique en vigueur,
aux mesures de protection environnementale et à la logique des projets
de développement.
Par conséquent, la dynamique des savoirs entre acteurs
« institutionnels » et « locaux » concernant la
préservation de la ressource marine est-elle similaire à celle
précédemment analysée ? Qu'en est-il également des
pratiques locales en matière de protection environnementale ? Sont-elles
en adéquation avec les mesures légales ? Les habitants
souhaitent-ils que la ressource marine soit préservée, et a
fortiori le dugong ?
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DUPONT A, ETHT7, La conservation du dugong en
Nouvelle-Calédonie : la mobilisation et la confrontation de savoirs
et
pratiques pour la protection d'une espèce «
emblématique » menacée
Pour répondre à ces questions, nous nous sommes
d'abord intéressée à la notion de « conscience
environnementale ».
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