III.2.2. Assimilations à d'autres espèces et
à l'homme
Animaux associés au dugong pour leur
proximité physique et comportementale
Les habitants de l'île que nous avons rencontrés
ont tendance à établir de nombreux parallèles avec
d'autres espèces de Nouvelle-Calédonie à partir de
caractéristiques physiques proches. Par exemple, le dugong
possède les mêmes attributs que les cétacés, comme
la baleine ou le dauphin : la silhouette générale et la queue
sont sensiblement identiques. Cette assimilation est relativement ancienne
puisque, dans ses écrits, Charles Lemire de 1884 (Voyage à
pied en Nouvelle-Calédonie et description des Nouvelles-Hébrides,
2012 : 329) le qualifie de « gros cétacé
mammifère ». De même, comme nous l'avons expliqué
précédemment, certains Vieux de la commune de Pouébo nous
ont parlé du « pudo» (la baleine en langue Jawé) en
évoquant le « mudep » (dugong).
Ensuite, beaucoup de personnes ont observé le dugong
depuis le bord de mer en train. Ils l'ont se nourrir et savent qu'il «
broute » les herbes marines (tout comme la
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DUPONT A, ETHT7, La conservation du dugong en
Nouvelle-Calédonie : la mobilisation et la confrontation de savoirs
et
pratiques pour la protection d'une espèce «
emblématique » menacée
tortue verte auquel il est également associé).
Cela les emmène à penser à la vache, qui broute et qui
possède un peu le même gabarit, ou encore au cochon, qui se
nourrit de manière similaire en remuant le sol avec son groin semblable
à son museau. Ces « ruminants » sont plutôt des animaux
du quotidien dont tout le monde connaît le comportement. En se
référant à eux, les Néo-Calédoniens essaient
de qualifier son comportement par la métaphore et ils le rendent
peut-être plus proche d'eux, de leur vie quotidienne.
Enfin, le dugong est souvent associé à la tortue
parce que, comme l'indique un notable de Pouébo : « ils mangent
à la table et finissent dans la même assiette ! ». En effet,
tout comme la tortue marine, le dugong se nourrit d'herbier et est mangé
lors des mêmes cérémonies coutumières kanak, telles
la Fête de la Nouvelle-Igname, les mariages ou encore les deuils etc.
(cf. sections suivantes). En outre, il faut noter que certains animaux auxquels
l'animal est associé (telle la tortue marine, la baleine, la raie ou le
requin) sont aussi des animaux importants dans la tradition kanak car ils
représentent des totems importants. Ils sont perçus par
l'ensemble de la population néo-calédonienne comme des «
emblèmes » de l'île. En ce sens, cette association est
basée à la fois sur l'observation des comportements des deux
animaux et sur leur place dans la tradition kanak.
Ainsi, par le jeu des analogies, les personnes
interrogées ayant déjà observées un dugong à
travers leurs pratiques de la mer sont capables de décrire avec une
relative précision le comportement de l'animal. Certes, ils n'utilisent
pas le même vocabulaire que celui des scientifiques ou des
environnementalistes mais leurs connaissances, relativement poussées, du
comportement du mammifère sont du même ordre. L'autre analogie
d'ordre comportemental qui revient régulièrement dans les
discours est celle du dugong et de l'homme. Elle est portée plus
particulièrement par les Kanaks, et ce pour plusieurs raisons. Si
certains n'utilisent pas un vocabulaire scientifique en préférant
la métaphore pour désigner le fait que le dugong est un
mammifère, ils emploient en fait un outil conceptuel qui est
particulièrement utilisé dans leur propre système de sens
: la métaphore.
Analogie avec l'homme comme manifestation de la
pensée symbolique kanak
En effet, les Kanak appartiennent à une
société qui fonctionne sur la base du totémisme. Il s'agit
d'« un mouvement de génération continue où se
trouvent associés des humains et des non-humains, les uns et les autres
partageant avec leur totem certaines propriétés, et une
identité de nature entre eux consistant en un ensemble d'attributs
moraux, physiques et comportementaux » (Friedberg, 2007 : 170).
L'homme paraît donc se différencier de l'espèce animale,
végétale ou minérale mais en fait, il entretient une
relation de filiation avec la nature, notamment à travers l'invocation
des totems partageant des caractéristiques avec certains individus qui
se reconnaissent de ce/ces totem(s).
Dans sa thèse (2004), Jean-Brice Herrenschmidt a
analysé la structure des mythes mélanésiens, qui
intègrent très souvent des « opérateurs
totémiques » dans la trame narrative. Il explique que le
rôle du totem n'est pas tant de marquer la différence que de
favoriser la communication entre l'homme et la nature. Par conséquent,
il ne doit pas se comprendre comme appartenant à la nature et à
la culture mais comme l' « enfant » et le
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DUPONT A, ETHT7, La conservation du dugong en
Nouvelle-Calédonie : la mobilisation et la confrontation de savoirs
et
pratiques pour la protection d'une espèce
« emblématique »
menacée
« médiateur » de ces deux entités
(Herrenschmidt, 2004 : 117). Dans les mythes analysés, les
opérateurs totémiques invoqués sont le trait d'union entre
la nature et la culture, entre l'environnement et l'homme. « Au lieu
de les opposer, leur présence et leur complicité montrent
à quel point ce n'est pas le rejet de la nature qui est fondamentalement
enjeu, mais bien l'affirmation de la dualité comme vecteur civilisateur
et fondement culturel » (Ibid.). Il se situe donc dans la
continuité de la pensée de Lévi-Strauss qui explique que
le totémisme est une méthode classificatoire établissant
une « homologie des écarts différentiels entre une
série naturelle, les espèces éponymes, et une série
culturelle, les segments sociaux » (Lévi-Strauss, 1962 :
204).
En ce sens, les mythes kanak sont des paraboles de la
genèse sociale et culturelle d'un groupe défini, qui y puise son
identité et sa mémoire sur la base d'une histoire d'un ou
plusieurs ancêtres mythiques, en des lieux donnés. Ainsi, il n'est
pas étonnant de constater que cette analogie entre l'homme et le dugong
ont été repéré dans de nombreux mythes kanak
récoltés sur le terrain.54 Par exemple, le mythe de la
création d'un clan de la tribu de Kélé, qui se revendique
du totem dugong, indique que le mammifère est aussi poilu qu'un homme,
voire possède une origine humaine ancienne. Il nous a été
raconté par une vielle dame d'une tribu de la chaîne de Bourail et
le voici retranscrit :
« Les gens dont je parle là, ce sont les gens
de la vache-marine. Ils avaient dit qu'il y avait deux frères dans le
clan. Ils se sont disputé, ils n'arrivent pas à s'entendre et les
parents n'arrivent pas à les réconcilier. Ca fait que le plus
jeune, il voulait se réconcilier avec son frère mais il ne veut
pas. Comme son frère ne voulait pas accepter sa demande de
réconciliation, il a préféré partir. Il a
décidé de partir de lui-même.
Quand il est parti, avant de partir, il y avait chez eux
un régime de bananes-poingo. Il a pris deux bananes, deux bananes
mûres pour partir. Il marche, marche et continue sa route en descendant
vers la mer. En marchant, il avait faim, il a mangé la moitié
d'une banane. Il ne l'a pas mangé en entier, ca fait qu'il lui restait
une banane entière et la demi-banane. Il va, il descend dans l'eau parce
qu'il boude son frère. Il descend dans la mer, il descend. Il a mis le
reste de bananes qu'il n'a pas mange sous son bras et il descend, il descend
dans la mer. La marée monte sur lui, elle continue à monter et
lui à descendre. Son frère, il reste là-haut et regarde
après lui mais il ne peut rien faire. L'autre il descend, il descend
jusqu'à ce que l'eau recouvre sa tête. C'est comme cela qu'il
s'est transformé.
Et tu sais, à chaque fois qu'ils vont tuer cela,
quand il dépouille la bête pour la manger, ils trouvent toujours
cette forme de banane en entier et de demi-banane sous l'aisselle. Moi je dis
parce que j'ai vu, c'est pour cela que je crois en cette histoire. La peau, ce
n'est pas comme la peau du poisson, c'est comme cela [elle caresse son bras].
Il a des poils.
C'est la légende du clan dont sont issu les XXX. Il
y avait beaucoup de descendants de ces clans, il ne reste plus que ces
gens-là. C'est-à-dire que du temps des anciens avant, il n'y
avait pas encore la religion mais chaque clan a sa propre idole pour pouvoir
croire en quelque chose. Maintenant, il y a la religion mais avant
c'était les animaux. »
54 Ils sont tous différents mais qui
possèdent la même trame narrative.
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DUPONT A, ETHT7, La conservation du dugong en
Nouvelle-Calédonie : la mobilisation et la confrontation
de savoirs et
pratiques pour la protection d'une espèce «
emblématique » menacée
De plus, Emmanuel Tjibaou, directeur de l'ADCK, explique que
le dugong, s'il fait parti des grandes espèces marines, possède
probablement un statut spécifique dans la culture
mélanésienne. Il incarne l'ancêtre, et donc un être
lié au monde humain : « Les espèces de mammifères
marins, ils ont ce statut là de référence, un
ancêtre commun à tous, c'est comme un Vieux quoi ».
Si, par la référence analogique entre l'homme et
l'animal, les personnes manifestent le fait que le dugong est un
mammifère, l'utilisation de la métaphore ne correspond pas au
protocole et aux modes de formation du savoir (au singulier) mis en place par
les sciences. Au contraire des connaissances « scientifiques »,
celles des Kanak est totalement concomitante de leur manière de vivre,
de penser et de s'organiser socialement. En fait, il s'agit là d'une
caractéristique des « savoirs populaires » bien connue de
l'anthropologie du développement puisque Olivier de Sardan formule leur
distinction ainsi : les « savoirs populaires techniques sont
localisés, contextualisés, empiriques, là où les
savoirs technico-scientifiques sont standardisés, uniformisés,
formalisés » (Olivier de Sardan, 1995 : 193). Si auparavant,
nous avions convenu d'une possible complémentarité entre le
« savoir scientifique » et les « savoirs naturalistes locaux
» par exemple, cela ne signifie pas que les « savoirs traditionnels
» et le « savoir scientifique » relatifs au dugong sont
équivalents. En fait, ils délimitent les frontières
d'appartenance à tel ou tel groupe d'acteur relié à cet
animal.
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