I.4.2. La Zone Côte Ouest : de Moindou à
Poya
La « Zone Côtière Ouest »23
est un Bien inscrit au Patrimoine Mondial de l'UNESCO en 2008. Ce
périmètre côtier s'étend sur 70 km entre les
communes de La Foa et Bourail et comporte une aire marine
protégée étendue, ainsi que des zones tampons maritime et
terrestre. Lors de notre enquête, nous avons essentiellement
travaillé dans les communes de Moindou, de Bourail et de Poya, que nous
présenterons en suivant. Dans cette zone, les personnes
interrogées sont issues de toutes communautés confondues ;
habitent autant en bord de mer qu'en vallée, dans la campagne ou en
« ville » ; et sont originaires de différentes zones
d'habitation (cf. figure 4).
23 Même si cela est inexact, nous utilisons le terme
« Zone Côtière Ouest » pour désigner la zone de
Moindou à Poya, simplement par commodité et pour faciliter la
lecture.
DUPONT A, ETHT7, La conservation du dugong en
Nouvelle-Calédonie : la mobilisation et la confrontation de savoirs et
pratiques pour la protection d'une espèce « emblématique
» menacée
Comme nous l'avons évoqué
précédemment, l'histoire de cette zone est particulière
puisqu'elle a été une « terre d'accueil ». Si quelques
ressortissants de pays voisins moins favorisés ou certains colons libres
ou pénaux s'y sont installé, la région était
attractive grâce à la présence de richesses minières
(surtout dans la commune de Poya et plus au nord) et grâce à
l'étendue des terres cultivables (café, canne à sucre
etc.) ou propices à l'élevage (bovin, porcin etc.). Avec
l'exploration minière et l'implantation de filières agricoles,
elle s'est développée économiquement et a ainsi
attiré de nouveaux travailleurs. La mixité ethnique y est
particulièrement forte, comme l'atteste ce tableau que nous avons
élaboré à partir du document « Évolution et
structure de la population » de l'ISEE (2009).
Région de Poé + domaine de Deva
Poya village + tribu de Nepou + Népoui + Moindah
(Poya Sud)
Tribu de Nétéa et Montfaoué
Bourail village + la Roche Percée +
vallée de Nessadiou
Tribu de Oua-Oué + vallée de Boghen
Tribu de Kélé
Figure 4 : Répartition des personnes
enquêtées sur Moindou-Bourail-Poya (c) réalisation : Dupont
sur fonds de carte
GIE-Océanide, 2009
Tribu de Kélé à Moindou
Nous avons réalisé une partie de l'enquête
dans la tribu de Kélé, commune de Moindou. Cette tribu est
aujourd'hui une dépendance de la tribu Moméa (170 habitants,
ISEE, 2009) qui date de la demande d'extension de la réserve dans les
années 1950/1960 par les Vieux afin de pouvoir pêcher.
D'après les Mélanésiens interrogées, puisqu'ils
disposaient d'une voie d'accès facile à la mer et surtout qu'ils
étaient proches d'une vaste zone de mangroves, les habitants se sont
spécialisés dans la pêche, notamment celle du crabe de
palétuviers. Dans les années 1960, ils auraient divisé
l'espace maritime en zones de pêche délimitées par
familles, actuellement au nombre de onze.
Juin 2015 25
Juin 2015 26
DUPONT A, ETHT7, La conservation du dugong en
Nouvelle-Calédonie : la mobilisation et la confrontation de savoirs
et
pratiques pour la protection d'une espèce «
emblématique » menacée
La langue vernaculaire parlée dans la zone est le
Sîchee, un langage issu du bord de mer et dérivé de la
langue Ajië, qui aurait été parlé de Bouloupari
à Poya mais qui se meurt aujourd'hui. Seules dix-neuf personnes la
maîtrisent encore, dont deux dans la tribu. Deux personnes de la tribu
d'une cinquantaine d'années ont expliqué que leurs parents
avaient estimé que s'ils apprenaient uniquement le français, cela
améliorerait leur scolaire. L'autre raison majeure de cette « perte
» réside en ce que certaines familles ne sont pas originaires de la
zone et ainsi, qu'il ne s'agit pas de la langue maternelle à transmettre
aux enfants. Ainsi, cette disparition lente est une conséquence des
mouvements de populations induits par la colonisation, les politiques
coloniales et les représentations que les adultes se faisaient de leur
propre langue et de l'apprentissage à l'école.
Enfin, la plupart des résidents de la tribu vit des
activités vivrières comme l'agriculture, la chasse et la
pêche, ainsi que de « petits boulots » occasionnels. D'autres
pratiquent la pêche en tant qu'activité professionnelle pour
revendre les fruits de la pêche tous les jeudis à un colporteur,
qui s'arrête à la tribu pour recueillir et acheminer les poissons
jusqu'à Nouméa.
Commune de Bourail
La région de Bourail a été le
siège de nombreux affrontements durant l'Insurrection du peuple Kanak en
1878. Les tribus originaires, réparties en deux groupes, les Oröwe
(ceux de la montagne) et les Nékou (ceux du bord de mer - cf. Alain
Saussol, 1979), se sont retrouvées éclatées. Les langues
vernaculaires locales qui sont actuellement abondamment parlées sont
celles qui correspondent à ces deux tribus (le neku et
l»orôê). Aujourd'hui, seule la tribu de Gouaro se trouve en
bord de mer et regroupe des personnes sans terre suite de ces mouvements de
population. La colonisation libre et pénitentiaire, avec par la
distribution de concessions foncières, a créé la dynamique
urbaine et économique autour de Bourail, véritable «
capitale de la Brousse » (5444 hab. 2014 établis sur 797
Km2, soit 6,8 hab. par Km2) et pôle agricole
historique du territoire. Parmi les vallées les plus denses en
exploitations agricoles, nous pouvons citer celles de Boghen et de Nessadiou,
cédée en partie par la tribu de Nékou aux
déportés arabes qui souhaitaient s'installer à la fin de
la colonisation pénale.
Le long de la route principale, Bourail-village rassemble de
nombreuses infrastructures à ses concitoyens comme une mairie, une
église, une bibliothèque, de nombreux commerces de
proximité et des hypermarchés, des médecins, des snacks de
route, des banques, un commissariat, des écoles, un collège, un
lycée, un complexe sportif, un marché, un centre de secours
principal, une antenne de la Province Sud, une salle de cinéma etc. qui
offrent des emplois au coeur même de la petite ville. Cette
dernière exerce une certaine attractivité sur la population aux
alentours (toute appartenance ethnique confondue) qui descendent ou montent
« en ville » pour s'approvisionner, travailler, se divertir,
rencontrer les personnes.
Économiquement développée, la commune
devient peu à peu une destination de choix, principalement pour les
récents arrivants en quête de « villas secondaires »,
comme l'indique un calédonien d'origine européenne de quarante
ans : « Il y a une arrivée massive de personnes qui ne sont pas
d'ici. A la Roche [Percée], sur les 105 familles présentes sur le
lieu, seulement 12 sont originaires de la Nouvelle-Calédonie ».
De plus, la proximité avec Nouméa (à peine deux
heures de voiture) en fait une destination
Juin 2015 27
DUPONT A, ETHT7, La conservation du dugong en
Nouvelle-Calédonie : la mobilisation et la confrontation de savoirs
et
pratiques pour la protection d'une espèce «
emblématique » menacée
touristique facile d'accès. Les stratégies
économiques de la Province et de la municipalité s'orientent
d'ailleurs sur cette nouvelle activité, comme on peut le constater avec
la récente construction à l'entrée de la ville d'un
musée couplé d'un office de tourisme, des aménagements
pour le camping et les activités nautiques, à la plage de
Poé notamment, ou des projets de grande envergure comme la construction
de l'hôtel de luxe Sheraton au domaine de Gouaro-Deva.
Commune de Poya
La commune de Poya, établie sur la frontière
entre la Province Sud (230 hab. en 2014) et la Province Nord (2806 hab. en
2014), est moins peuplée et moins urbanisé que Bourail (3,5 hab.
par Km2). En revanche, elle est plus étendue (845
Km2), si bien que les lieux d'habitation ne présentent de
centralité qu'en raison de la présence du village et de la
mairie, qui joue le rôle de point de rassemblement. Nous avons
réalisé notre enquête en interrogeant des personnes
résidant sur presque toutes les zones d'habitation de la commune
(Moindah-Poya Sud, les tribus de la chaîne Montfaoué et
Nétéa, Poya-village, le village de Népoui et la tribu du
bord de mer Népou). Ces lieux sont investis depuis longtemps par les
résidents de la région, parmi lesquels on compte quelques
immigrés ou enfants d'immigrés (wallisien, japonais, javanais,
Ni-Vanuatu, etc.) venus chercher du travail dans les mines dés la fin du
XIXème siècle.
Historiquement, Poya est un centre ouvrier important
grâce la proximité des mines dans le massif de Me Maoya. Si ces
mines donnent du travail à beaucoup de personnes venues de toute la
côte, la rareté des logements disponibles empêche leur
installation sur la commune. Toutefois, dans les années 1950, le village
de Népoui a été initialement construit pour accueillir ces
travailleurs étrangers qui se sont intégrés à la
population locale. Aujourd'hui, la grande partie des actifs habitent et ont
leur emploi dans la commune (75% des actifs, ISEE 2009) alors que d'autres
viennent y travailler.
Même si l'un des principaux secteurs d'activité
reste la mine, les emplois liés à l'éducation, à la
santé, au transport, au commerce et aux autres services mais aussi
à l'élevage et à l'agriculture sont conséquents.
Cette relative prospérité économique et l'offre d'emplois,
notamment à la mine, ont bouleversé les modes de vie des
habitants sur place. Comme l'indique un employé de la mairie
calédonien d'origine européenne d'une cinquantaine
d'année, « beaucoup de gens ont tout arrêté en
travaillant24. [Nous parlions des activités
vivrières - champs, pêche, élevage]. La plupart des
savoirs liés à la terre se sont perdus. C'est plus facile de
travailler à la mine. Tu travailles de telle heure à telle heure
et voilà, surtout que la mine ce n'est plus celle des années
1900. [...] On met trop vite la faute sur l'argent mais c'est la
facilité que ca amène qui a tout bouleversé ».
Il semblerait donc que les problématiques liées à la
perte du mode de vie « traditionnel » à l'épreuve de la
« modernité » soient plus ou moins les mêmes que dans la
commune de Pouébo.
Sur la commune, la majorité des tribus se trouvent dans
la chaîne et font partie du district coutumier de Muéo,
rattaché en partie à l'aire coutumière Ajië-Aro.
Seule Népou a rassemblé les clans de pêcheurs, mais ce
n'est pas une exception puisque les communes voisines possèdent
également une tribu de bord de mer : la tribu d'Ounjo pour Pouembout et
la tribu de Gouaro pour Bourail. Il est néanmoins vrai que la
majorité des tribus de la
24 Dans ce cas précis, travailler signifie
faire le champ qui n'est pas considéré comme un « travail
contre salaire » comme on peut le faire en étant employé
dans une usine par exemple.
Juin 2015 28
DUPONT A, ETHT7, La conservation du dugong en
Nouvelle-Calédonie : la mobilisation et la confrontation de savoirs
et
pratiques pour la protection d'une espèce «
emblématique » menacée
Côte Ouest se trouvent dans la chaîne à
cause de l'installation des premiers Européens sur les plaines (les
meilleures terres cultivables), de l'Insurrection de 1878 et de la politique de
cantonnement.25
Dans les massifs de Poya, les tribus sont assez
éloignées les unes des autres puisque la tribu de Niklîai
est en bas de la chaîne, et celle de Gohapin, en plein coeur des
montagnes. Cela explique peut-être pourquoi elles ont
évoluées séparément et ont relativement bien
conservé leurs propres langues vernaculaires comme l'arhâ,
l'arhö ou l'ajie. Toutefois, du fait des restrictions foncières,
les Kanak ont vu leurs espaces cultivables se réduire drastiquement,
alors que des propriétaires terriens ont acquis des
propriétés importantes, formant la richesse de quelques grandes
familles calédoniennes d'origine européenne (Dalloz, 1991).
Malgré la Réforme foncière amorcée dés les
années 1970, les transformations induites de la colonisation ne sont pas
effacées et sont encore perçues parfois comme un sujet
douloureux. D'après les habitants, les problèmes fonciers ont
été partiellement responsables des représentations
ségrégationnistes locales.
Par conséquent, à travers ces courtes
descriptions des situations socio-économiques sur les terrains
d'enquête de cette étude, nous percevons l'identité en
« patchwork » de la Nouvelle-Calédonie qui abritent une
pluralité ethnique et linguistique importante, différentes
communautés avec des relations complexes, ainsi que des
réalités économiques micro-locales très diverses.
De même, il semble que ces trois thèmes soient liés et
qu'aux différenciations ethniques se mêlent des disparités
économiques et sociales (niveaux de vie, manières d'être,
idéologies politiques) qui creusent toujours les écarts entre les
groupes.
Il faut également comprendre que la
société néo-calédonienne s'est construite et
continue de se construire à travers la distinction entre les
communautés qui la compose, comme le prouvent l'exemple de l'Institut de
la Statistique et des Études Économiques (ISEE) qui distinguent
toujours les appartenances ethniques dans l'élaboration de ses
graphiques. « Les gens sont vus du côté ethnique en
Nouvelle-Calédonie », affirme un Calédonien
interrogé par Benoît Carteron lors de son enquête sur les
identités culturelles (Carteron, 2008 : 10). Selon lui, « les
Calédoniens se voient d'abord à travers les différences
ethniques, tandis que les appartenances associées aux autres statuts
sociaux sont relégués au second plan » (Ibidem).
Ensuite, l'ethnologue retrace l'origine de l'émergence
de cette séparation. Les drames coloniaux auraient lourdement
fractionnés la société néo-calédonienne
suivant des motifs d'appartenances communautaires et de séparation
idéologique entre allochtone et autochtone (Carteron, 2008). Ce faisant,
l'auteur porte une attention particulière sur les tensions existantes
entre les deux communautés majoritaires « les plus anciennement
» établis, à savoir autour du peuple Kanak et de la
population européenne ou d'origine européenne. Les raisons des
rancunes historiques sont alors systématiquement soulevées
lorsqu'il y a conflit entre ces deux grands groupes, ainsi que la question des
origines du peuplement (Ibid. : 10).
25 Le cantonnement a entraîné des
recompositions importantes puisque certains clans rebelles ont ainsi
été déplacés par le pouvoir colonial dans le but
d'affaiblir leur assise. Ils ont été regroupés avec
d'autres clans au sein des tribus, avec qui ils pouvaient être en
conflits ou n'avaient pas contracté d'alliances par le passé. Les
clans terriens des tribus ont donc adopté ou attaché ces clans
accueillis, dans le but de recréer un lien social (Blet, 2014 : 28).
Juin 2015 29
DUPONT A, ETHT7, La conservation du dugong en
Nouvelle-Calédonie : la mobilisation et la confrontation de savoirs
et
pratiques pour la protection d'une espèce «
emblématique » menacée
A ce sujet, les propos de Paul Nyaoutine, leader du parti
indépendantiste kanak, dans son ouvrage de 2006 sont
particulièrement éclairants sur primauté du peuple Kanak
dans la reconnaissance des communautés néo-calédoniennes
:
« Nous ne sommes pas une communauté parmi
d'autres, nous sommes le peuple indigène de ce pays. Les peuples
vietnamien, indonésien, wallisien-futunien, maohi se trouvent au
Vietnam, en Indonésie, à Uvéa mo Futuna
[Wallis-et-Futuna], à Tahiti. Les expatriés de tous ces pays ont
fondé ici des communautés distinctes f...] On ne peut pas traiter
le peuple Kanak sur le registre d'une communauté parmi tant d'autres. Ce
serait nous nier en tant que peuple autochtone. » (Nyaoutine, 2006 :
124)
De la même manière, certains Calédoniens
d'origine européenne veulent, depuis peu, faire reconnaître leur
identité propre. Par exemple, les membres de la Fondation des pionniers
de Nouvelle-Calédonie26 se définissent comme le «
peuple colon fondateur », formé des descendants de colons libres et
pénaux ainsi que des immigrés asiatiques. Ils ont
participé activement à l'édification du pays et souhaitent
rendre légitime leur « groupe culturel » aux yeux de tous,
pour ne plus être considéré comme des victimes de
l'histoire coloniale (Carteron, 2008 : 11).
Mais ces logiques de distinction ethnique
néo-calédonienne est peut-être d'autant plus forte qu'un
rassemblement autour d'une appartenance nationale est en train de se former
depuis les accords de Matignon et ceux de Nouméa, notamment à
travers la diffusion de l'idée de « destin commun ». Autrement
dit, il est possible que chaque groupe social de Nouvelle-Calédonie
s'interroge sur sa propre identité et sur son héritage culturel
afin de forger l'identité « nationale » de demain. En ce sens,
l'environnement et le champ de la protection environnementale son investi par
différents acteurs pour défendre ou pour créer une
identité particulière, plus ou moins étendue, reconnue et
légitime. Il s'agit là d'une des thèses que nous soutenons
dans ce mémoire en prenant le cas particulier du dugong et des
différents enjeux repérés autour de sa conservation.
|