5.2. Opinions des gestionnaires de l'AWS
Cette sous-partie se fondera sur les entretiens
non-structurés effectués avec le personnel de l'AWS et le
responsable de la division forestière du district.
La zone du PRA n'étant réellement habitée
que depuis 15 ans (et dont la population est en augmentation
régulière depuis), les conflits hommes-animaux sont une
préoccupation relativement récente et croissante chaque
année. Les autorités de l'AWS avaient d'ailleurs anticipé
le problème que pouvait représenter l'octroi de parcelles
habitables sur la partie adjacente à l'AWS. Ils avaient conseillé
les responsables du PRA de donner plutôt des parcelles
éloignées de la bordure de l'AWS, mais ces derniers sont
restés sourds à leurs remarques. J'ai essayé de comprendre
les raisons sous-jacentes en interrogeant la personne en charge du PRA
d'Aralam, mais cette dernière n'est là que depuis quelques
années et ses prédécesseurs sont à la retraite et
injoignables.
D'une manière plus générale, à
l'échelle du district, Mr Rajan, m'a affirmé que les conflits
hommes-faune sauvage ont véritablement commencé il y a une
quinzaine d'années. Il estime que les habitats naturels des animaux ont
fortement diminué en superficie dans les 30 dernières
années à cause de l'expansion spatiale humaine. Il met notamment
en cause les plantations en monoculture d'hévéas
omniprésentes qui ne sont en aucun cas en mesure de supporter les grands
mammifères. Aujourd'hui, les seuls espaces habités par les grands
mammifères sont les AP et les forêts protégées du
district. Ces dernières correspondent à des espaces où les
activités commerciales et la manipulation de l'environnement sont
interdites, bien que l'accès et la résidence y soient
autorisés. Mr Rajan estime en outre que les changements climatiques sont
en partie la cause de la recrudescence des conflits sur les dernières
années. Il
47
juge en effet que l'augmentation des phénomènes
climatiques extrêmes (sécheresses, inondations) amplifie les
difficultés pour la faune à se nourrir.
Les personnes interviewées ont été
unanimes sur l'origine des conflits hommes-animaux sauvages en
périphérie de l'AWS : le manque d'espaces ouverts dans l'AWS, qui
amène les herbivores à chercher de la nourriture dans la zone du
PRA. Cet espace offre en effet une variété et une qualité
nutritionnelle d'espèces végétales bien supérieures
aux forêts denses de l'AWS, notamment pour les végétations
herbacées prisées par les grands herbivores. De plus, cette zone
étant une ancienne plantation agroforestière en grande partie
conservée, elle se caractérise comme une forêt ouverte,
où les animaux ne ressentent pas l'impression d'être à
découvert, et sont donc plus aventureux. La saison sèche (de
Février à Mai) est estimée correspondre au pic des venues
des animaux sauvages par les professionnels de la conservation, bien que les
habitants de la zone du PRA ne ressentent pas vraiment de variation dans
l'année, si ce n'est une légère augmentation au
début de la saison des moussons en Juin-Juillet.
Les animaux causant le plus de problèmes à
l'échelle du district et de l'AWS sont similaires à ceux
énoncés par les habitants de la zone du PRA : sangliers, sambars,
macaques et éléphants. Cependant, le personnel de l'AWS semble
considérer que les singes causent plus de dégâts que ce qui
est a été reporté lors de l'enquête sociale.
Afin de prévenir les conflits hommes-animaux sauvages
en bordure de l'AWS, les gestionnaires de l'AWS ont essayé un certain
nombre de mesures.
Dans un premier temps, des mesures de séparation
spatiale des espaces de l'AWS et de la PRA ont été
implantés. 5 kilomètres de mur en ciment et en pierre ont
été érigés, mais les éléphants en ont
détruit une partie. 3 kilomètres de tranchées ont
également été creusées et 2 kilomètres de
barrières électriques solaires installées. Bien que la
barrière électrique soit estimée relativement efficace,
les éléphants comprennent vite comment surmonter ces obstacles.
Ils font par exemple tomber des arbres pour effectuer une ouverture ou ils
utilisent leurs paumes très dures pour appuyer sur les barrières
électriques et les faire tomber. De même, ils remblaient les
tranchées à l'aide de terre ou d'arbres pour pouvoir passer. On
m'a ainsi souvent répété que les animaux, surtout les
éléphants, sont plus intelligents que ce que l'on ne croit et
qu'ils sont capables de trouver des solutions à tous types de
problèmes mis en place par les humains. La maintenance étant
très coûteuse, les gestionnaires n'ont pas les moyens de remettre
en état ces barrières physiques à chaque ouverture
faite.
48
J'ai demandé également s'ils utilisaient des
formes de barrières biologiques (« biofencing »),
à partir de haies ou d'arbustes. Mr Madhusoodhanan m'a répondu
que la question des barrières biologiques est plus une sorte de gimmick
utilisé par la presse ou les associations de conservation et que leur
efficacité était infime.
Afin d'offrir des sources de nourriture plus variées et
plus riches, ils s'efforcent de remettre à l'état sauvage une
ancienne plantation de teck à l'intérieur de l'AWS. Ils essaient
également de couper des branches régulièrement et de
conserver des espaces ouverts afin de fournir un espace de
végétation secondaire plus riche. La plantation d'arbres
fruitiers et de bambous pour fournir une source de nourriture plus
régulière aux animaux sauvages a été
pratiquée, mais ces derniers mangent les jeunes arbres ou les
détruisent.
Lorsqu'un éléphant pose plus de problèmes
que les autres, les gestionnaires de l'AWS s'efforcent de le capturer et de le
relocaliser dans d'autres AP plus vastes. Par exemple, en Février, un
mâle qui menait une bande de 4 éléphants à des
incursions particulièrement audacieuses et destructrices a
été capturé et envoyé dans une AP à 150
kilomètres au Sud.
Les gestionnaires de l'AWS m'ont également
indiqué que la provision d'emplois non-agricoles permettrait de
réduire la magnitude des conflits. À cet effet, ils s'efforcent
de développer une activité d'écotourisme à l'AWS,
dont les guides sont des habitants de la zone du PRA. Les revenus obtenus sont
à moitié reversé aux 3 comités
d'écodéveloppement pour financer des fours sans fumées,
des cuisinières au gaz... Cependant, le tourisme demeure très
limité et n'est donc pas en mesure de générer une
véritable source de revenu alternative pour les habitants.
J'ai également demandé s'ils estimaient qu'il
était possible et intéressant d'inclure les habitants dans la
gestion des conflits hommes-faune. Les réponses sont restées
évasives, en affirmant tout le temps que « oui, mais c'est
difficile », et sans donner de véritables réponses.
Globalement, les professionnels de la conservation ont
semblé plutôt désabusés, voir impuissant, sur les
possibilités de prévention des conflits hommes-animaux
sauvages.
Les incursions des animaux sauvages de l'AWS dans la zone du
PRA sont donc sources de conflits, notamment par les dégradations
agricoles et le sentiment d'insécurité ressenti. Ceci est
d'autant plus dommageable que l'agriculture était sensée fournir
aux habitants le moyen de subvenir à leurs besoins. Ces animaux sont
essentiellement des herbivores qui viennent dans le cadre de leurs
stratégies de recherche de nourriture pour profiter des ressources
végétales de la zone du PRA. La gestion de la faune sauvage est
cependant difficile et les solutions mises en place sont peu efficaces.
49
6. CONFIGURATIONS SPATIALES ET RISQUES DE
DÉGRADATIONS AGRICOLES
Cette partie s'attèlera à déterminer les
facteurs spatiaux et environnementaux pouvant influencer les risques de
dégradations agricoles dans le contexte spécifique d'Aralam. Les
résultats obtenus seront ensuite expliqués,
interprétés et comparés avec d'autres études de la
littérature pour chaque sous-partie.
L'ensemble des foyers ayant reporté des
dégradations agricoles, l'influence de ces facteurs sera
étudiée pour chacune des quatre espèces animales, mais ne
fera pas l'objet d'une analyse supplémentaire globale. Les
différentes hypothèses seront testées non pas sur
l'incidence ou non de conflits mais sur la fréquence des venues des
animaux. En effet, certains animaux peuvent venir sur une parcelle mais ne pas
causer de dégâts sur les cultures, par exemple si ces
dernières ne sont pas comestibles. Dans ce cas, le niveau de risque
potentiel de dégradations agricoles, découlant par exemple de
l'utilisation de mesures de prévention ou de la densité humaine,
est tout aussi important que dans le cas d'une parcelle se trouvant dans les
mêmes conditions territoriales et ayant été ravagée
par un animal car les cultures lui étaient particulièrement
appétentes. Les espèces animales étudiées
étant des herbivores dont la stratégie alimentaire guide en
grande partie la mobilité, la fréquence de visite des animaux est
donc considérée ici comme un indicateur pertinent pour juger des
risques de dégradations agricoles.
Dans un premier temps, l'hypothèse de la
préférence alimentaire des animaux sauvages sera testée.
L'efficacité des mesures de réduction des conflits mises en place
sera ensuite analysée. Puis, l'impact des signes de présence
humaine sur la venue des animaux sera étudié. Enfin, le lien
entre le type de couverture des sols et la présence de faune sauvage
sera examiné.
50
6.1. Utilisation des sols et risques de raid
agricoles
Cette partie visera à déterminer si les 4
espèces animales étudiées viennent hors du sanctuaire de
l'AWS pour se nourrir d'espèces végétales cultivées
spécifiques. L'objectif est d'identifier les types de cultures pouvant
potentiellement attirer les animaux sauvages. Tout d'abord la proportion de
foyers reportant l'attaque d'un type de culture par rapport au nombre de foyers
cultivant cette espèce végétale sera calculée pour
estimer les cultures appétentes par espèces. Ensuite, 4 variables
binaires, une pour chaque espèce animale, intitulées «
foyers à risques » seront construites en codant 1 pour les foyers
cultivant au moins une des 3 cultures les plus appétentes de
l'espèce animale et 0 pour les autres. La corrélation entre cette
variable et la fréquence de venue des animaux sera ensuite
étudiée selon chaque espèce animale. La probabilité
que les animaux viennent pour des cultures particulière est
élevée s'ils viennent plus fréquemment dans les foyers
cultivant les cultures les plus appétentes.
Le type d'espèces végétales
cultivées est, en effet, souvent proposé dans la
littérature comme un facteur de conflits hommes-herbivores sauvages
(Jayson, 1998; Naughton-Treves, 1997; Sitati et al., 2005). Sukumar
(1990) suggère que la valeur nutritive des plantes cultivées est
supérieure à celle des plantes sauvages. Il estime que le
groupement spatial des premières dans les champs de culture permet une
quête de nourriture bien plus efficace pour les animaux. Ces derniers ont
également tendance à montrer des préférences
alimentaires. Lors des entretiens préliminaires, il a ainsi
été suggéré que, sur le terrain d'Aralam, les
éléphants préféraient les bananes, les sangliers :
les racines du manioc, et les singes : les fruits.
Le tableau suivant présente les espèces
végétales cultivées, le nombre de foyers les cultivant,
ainsi que la proportion de foyers ayant signalé des raids agricoles sur
ces espèces végétales par rapport au nombre de foyers en
cultivant. Cette proportion a été calculée pour chacune
des quatre espèces animales, ainsi qu'au total.
Préférences alimentaires des 4
espèces animales
étudiées
|
51
Types de cultures
|
Nombre de
|
Proportion de foyers ayant subi des raids agricoles (%
des 84
|
|
foyers interviewés)
|
|
foyers
|
|
Par les
|
Par les
|
Par les
|
Par les
|
Total
|
|
cultivant
|
sangliers
|
sambars
|
Éléphants
|
macaques
|
|
|
|
|
|
|
Anarcadiers (noix de cajou)
|
69
|
6%
|
80%
|
0%
|
7%
|
81%
|
Bananiers
|
60
|
50%
|
7%
|
53%
|
7%
|
90%
|
Poivriers
|
57
|
0%
|
67%
|
0%
|
0%
|
67%
|
Cocotiers
|
55
|
24%
|
0%
|
44%
|
9%
|
69%
|
Taro (tubercule)
|
49
|
92%
|
0%
|
0%
|
0%
|
92%
|
Manioc (tubercule)
|
47
|
94%
|
0%
|
0%
|
0%
|
94%
|
Aréquiers (noix de bétel)
|
24
|
0%
|
4%
|
25%
|
0%
|
29%
|
Elephant Foot Yam (tubercule)
|
20
|
85%
|
0%
|
0%
|
0%
|
85%
|
Hévéas
|
16
|
0%
|
0%
|
0%
|
0%
|
0%
|
Gingembres
|
15
|
0%
|
0%
|
0%
|
7%
|
27%
|
Jacquiers (fruit)
|
13
|
0%
|
0%
|
23%
|
0%
|
23%
|
Curcuma
|
12
|
0%
|
0%
|
0%
|
8%
|
17%
|
Grands ignames (tubercule)
|
12
|
83%
|
0%
|
0%
|
0%
|
83%
|
Épinards
|
10
|
0%
|
20%
|
0%
|
0%
|
20%
|
Papayers
|
7
|
0%
|
0%
|
0%
|
14%
|
14%
|
Cacaoyers
|
6
|
0%
|
0%
|
0%
|
0%
|
0%
|
Manguiers
|
6
|
17%
|
0%
|
33%
|
17%
|
67%
|
Haricots
|
6
|
17%
|
17%
|
0%
|
0%
|
33%
|
Piments verts
|
4
|
0%
|
0%
|
0%
|
0%
|
0%
|
Goyaves
|
4
|
0%
|
0%
|
0%
|
0%
|
0%
|
Aubergines
|
3
|
0%
|
0%
|
0%
|
0%
|
0%
|
Caféiers
|
2
|
0%
|
0%
|
0%
|
0%
|
0%
|
Tableau 2: Préférences alimentaires des 4
espèces animales étudiées
On peut observer que le sanglier a une alimentation plus
variée que les autres. Il mange principalement les tubercules. Il semble
également très friand des noix de coco et des bananiers,
où il mange le fruit mais également plusieurs parties de la
plante. Les mangues, les haricots et les pommes de l'anacardier semblent plus
être des sources de nourriture complémentaire. Bien que les
tubercules soient fortement touchés, ils sont quand même
plantés par les habitants car leur culture demande une attention minime.
Ces résultats semblent corroborer ceux de Guo et
52
al. (2017) et Chauhan et al. (2009), qui
indiquent que leur régime alimentaire est extrêmement
varié, notamment dans les milieux tropicaux. Paleeri et al.
(2016) ont également trouvé une préférence pour les
bananes, les noix de coco et les tubercules dans le centre du Kerala, bien que
dans leur étude les tubercules soient beaucoup moins touchés.
L'analyse de la table de contingence et le test d'association
entre la variable « foyers à risque » (ceux cultivant du
manioc, du taro ou de l'Elephant Foot Yam) et la fréquence des
venues des sangliers montrent néanmoins une indépendance entre
les 2. Il faut néanmoins prendre en compte que 92% des foyers ont
signalé des visites journalières des sangliers, ce qui limite la
portée du test.
Les sambars se nourrissent principalement de feuilles de
poivriers et d'anacardiers, ainsi que des pommes de l'anacardier. Ils montrent
également une préférence pour les feuilles de
légumes. Dans une étude en Inde, Porwal et al. (1996)
ont d'ailleurs montré que les sambars se nourrissent principalement
d'herbes et de feuilles et privilégient une diète
variée.
L'analyse de la table de contingence et le test d'association
entre la variable « foyers à risque » (ceux cultivant des
poivriers, des anarcadiers ou des épinards) et la fréquence des
venues des sambars indiquent également que les deux sont
indépendants. Sachant que 89% des foyers signalant des visites
journalières des sambars, la significativité du test est
néanmoins faible.
Les éléphants montrent également des
préférences assez marquées, principalement des bananes et
des noix de coco. Ils se nourrissent également de fruits comme le fruit
du jacquier et les mangues, ainsi que des noix de bétels. Le
régime alimentaire de l'éléphant repose essentiellement
sur les végétations herbacées (Baskaran et al.,
2013), mais il mange également des fruits, des brindilles, des racines,
de l'écorce, des bambous...(Sukumar, 1994). La préférence
pour la banane avait déjà été remarquée au
Kerala (Jayson, 1998; Paleeri et al., 2016).
Après l'analyse de la table de contingence et du test
d'association entre la variable « foyers à risque » (ceux
cultivant des manguiers, des bananiers ou des cocotiers) et la fréquence
des venues des éléphants, une indépendance entre les deux
a été trouvée.
Lorsqu'ils viennent dans les parcelles habitées de la
zone du PRA, les macaques mangent essentiellement des fruits (papayes, bananes,
pommes de noix de cajou) et des noix de coco. Ils endommagent également
des pieds de gingembre et de curcuma, car ces derniers sont
53
souvent hôtes de vers prisés par les macaques.
Ces résultats concordent avec ceux de Dileep et Jose (2014) et
Krishnamani (1994), qui ont trouvé que le régime alimentaire des
macaques à bonnets en Inde du sud est essentiellement composé de
fruits, feuilles et invertébrés.
L'hypothèse de dépendance entre la variable
« foyers à risque » (ceux cultivant du manioc, du taro ou de
l'Elephant Foot Yam) et la fréquence des venues des macaques
est également rejetée après l'analyse de la table de
contingence et le test d'association.
Les quatre espèces animales étudiées
suivent globalement un régime alimentaire assez marqué. L'absence
d'association entre la fréquence de venues des animaux et le fait de
cultiver les cultures qui leur semblent être les plus appétentes
(bien que dans le cas des sambars et des sangliers l'analyse statistique soit
sujette à caution) semble indiquer que les raids agricoles sont
essentiellement le fait de comportements opportunistes plutôt que d'une
recherche de nourriture spécifiquement orientée vers une
espèce végétale. Néanmoins, une étude avec
plus de données et dans un environnement plus diversifié (par
exemple, dans des situations de cultures vivrière plus
développées et plus intenses) serait certainement
nécessaire pour statuer sur ces résultats.
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