Partie 3
Processus de légitimation dans les nouveaux
medias
Le but de cette partie est de présenter une
réflexion complète autour du processus de légitimation.
Nous pouvons la mettre à l'épreuve en comparant les parcours du
jeu vidéo et du cinéma. Si le jeu vidéo suit un parcours
bien défini, celui-ci semble n'être qu'un exemple. En effet, dans
l'historique passé et actuel du jeu vidéo, se dessine en
filigrane un parcours de légitimation général. Celui-ci
est composé de plusieurs étapes se succédant les unes aux
autres dans un ordre strict, pour aboutir à la légitimation d'une
pratique.
I) La légitimation du cinéma : un cas
d'école pour le jeu vidéo.
o Le cinéma : du loisir populaire à l'objet
d'étude.
Si le but de ce mémoire est de s'intéresser au
parcours et au processus de légitimation du jeu vidéo, il
nécessite un élément de comparaison. L'objectif est de
montrer un parcours de légitimation dit « classique » pour
pouvoir qualifier celui du jeu vidéo. Les analyses portées sur le
cinéma s'y appliquent pour la plupart. Les deux medias se ressemblent
sur les modes de production et de consommation. Comme le jeu vidéo, le
cinéma a été un nouveau media : il ne se contente plus de
montrer, il entre dans la narration. Celle-ci trouve sa catégorie de
consommateurs : les spectateurs. Ils viennent plusieurs fois voir des films
formant plus tard la notion de « public ». L'industrie
cinématographique, dans sa logique de consommation, est
dépendante de ce public. C'est le spectateur qui permet de financer les
films et leur diffusion. Entre 1903 et 1930, le public se doit d'être
élargi pour des raisons économiques et « les bourgeois
57
commencent à côtoyer le peuple
»64. C'est en 1930, une fois que les standards narratifs ont
été posés, que commencent les premières
études sociologiques du cinéma. D'abord objet de consommation, de
divertissement, il devient un objet d'étude et entre dans le domaine de
la culture. Les premières études65 sur le
cinéma le place comme l'instrument le plus achevé de la
consommation de masse : le cinéma influence, regroupe, massifie, des
individus séparés par la « bureaucratisation du monde
»66.
Dans les années 1930, le cinéma est
accusé de corrompre la jeunesse, de la rendre violente (le
parallèle serait ici facile à faire avec le jeu vidéo).
Paul Lazarsfeld prend la défense de l'industrie cinématographique
: l'influence de la culture de masse est réduite, c'est un mythe. Il
rejoint en ce sens ce que les Layne Fund Studies montraient en 1934 :
on ne peut faire aucun lien entre la violence montrée dans les films et
la violence de la jeunesse67. De la même manière,
l'Intelligentsia stigmatise le cinéma qui représenterait
une menace contre les valeurs artistiques et esthétiques
héritées du siècle des Lumières. C'est ici que le
parallèle prend tout son sens : le cinéma est une « double
peine » puisqu'il représente à la fois du divertissement et
de la culture de masse, en tant qu'objet d'étude, il est d'abord
voué à être analysé comme un outil d'asservissement
au profit de logiques économiques. En tant que pratique culturelle
populaire, il ne peut être traité avec les autres domaines de la
culture ou de l'art. Pourtant, un changement apparait dans les années
1960 avec l'apparition des Cultural Studies anglo-saxonnes. En 1966,
le sociologue anglais Raymond Williams écrit :
« Ce que nous appelons « masse », c'est tout
bonnement ce que l'on ne connait pas »68
La distinction entre films commerciaux et films d'art et
d'essai devient alors caricaturale. La spécificité du
cinéma par rapport aux Beaux-Arts est qu'il n'a pas été
pensé de manière verticale.
64Emmanuel Ethis, Sociologie du cinéma et
de ses publics. 4eme Edition, Armand Colin, Paris, 2018
65 Jean Mitry, Georges Sadoul, Les Cahiers du
Cinéma ou le Cercle du cinéma dirigé par
Henri Langlois et Georges Franju
66 Max Weber
67 La même critique était
adressée au jeu vidéo au début des années 2000.
Démentie par de nombreuses études sérieuses, elle continue
de trouver un écho dans la société. Voir «Video games
and health» de Mark Griffiths, British Medical Journal, Juillet
2005.
68 Don Milligan, «Raymond Williams:
Hope and Defeat in the Struggle for Socialism». Studies in
Anti-Capitalism. E-book, 2007.
58
il ne n'est pas uniquement créé par les
sphères savantes pour se diffuser à l'ensemble de la population.
Son espace social original est ancré dans la population. La
problématique de la légitimation est alors d'adouber un art qui
est lié au peuple et doit se hisser vers l'Intelligentsia.
o Le cinéma : création d'une
spécificité et consécration.
C'est dans ce contexte que la perception du cinéma et
sa place en tant qu'objet évolue. « Le cinéma ne s'est pas
constitué comme un « art » ex nihilo. Les changements
qui ont affecté son statut (et, tout particulièrement, l'opinion
que le public bourgeois s'en faisait) tiennent d'abord à l'accumulation
d'un capital artistique qui s'est opéré par des transferts en
provenance d'univers culturels déjà consacrés.
»69.
Ce sont les prises de positions d'intellectuels d'autres
milieux qui font figure d'autorité. Le cinéma ne peut plus
être qu'un loisir populaire aux origines foraines car des figures de la
littérature ou de la peinture statuent sur son utilité. Ces
artistes participent également à la réalisation des films,
ce qui permet de faire accepter le cinéma aux milieux bourgeois. De la
même manière, des intellectuels jouent le rôle d'agents de
légitimation en prenant position en sa faveur.
Enfin, dans la France d'après-guerre se
développe un rapport érudit au cinéma. La «
cinéphilie » de la jeunesse des années 1950 permet
l'apparition de revues qui théorisent sa spécificité et
son côté artistique. La Revue du Cinéma qui parait
de 1929 à 1931 puis de 1946 à 1948 développe une critique
esthétique qui influe sur les Cahiers du Cinéma. C'est
l'apparition de la politique des auteurs, une réflexion sur la
spécificité du cinéma, sur sa position dans les champs de
l'art, du loisir et de la culture. La politique des auteurs entérine
l'adoption d'une posture esthète : les films sont censés prendre
place dans « l'histoire d'un art » »70. Cette prise
de position va de pair avec la création d'une communauté autour
du cinéma. Celle-ci est composée : du public, des intellectuels
qui défendent la position du cinéma au rang des arts
69 Julien Duval et Philippe Mary, op. cit.
70 Julien Duval et Philippe Mary op. cit.
59
consacrés, des artistes qui réalisent les films
et des critiques qui diffusent leurs avis dans des revues
spécialisées. C'est l'existence d'une telle communauté qui
permet la création d'une « instance de légitimation
».
o « Elites et populaires » : un parallèle
entre la légitimation du cinéma et celle du jeu vidéo.
Une fois reconnu par les avant-gardistes comme un moyen
d'expression artistique. Le cinéma est en instance de
légitimation. Cette situation met la production de films dans une
nouvelle dynamique. Tout ce qui est jugé comme populaire est
rejeté. Pour Graeme Turner, le cinéma populaire est la
première pratique populaire à devenir un art71. Cette
pratique passe par également par un processus de légitimation qui
regroupe des acteurs et des enjeux divers pour aboutir à une
reconnaissance de la légitimité artistique. Il est possible de
lier le parcours du cinéma et celui des jeux vidéo, et de faire
un état d'un processus de légitimation général.
Rappelons également que chaque nouvelle pratique puise une inspiration
dans un des arts qui la précèdent, ce qui pose d'emblée la
question de la légitimation. Sur la question des liens entre les
concepteurs de jeux vidéo et les cinéastes, David Cage
répond :
«Je ne suis pas un cinéaste frustré! Je
pense que chaque forme d'art se construit sur une autre. De la même
manière que la peinture a influencé la photographie, puis la
photo, le cinéma, le jeu vidéo s'inspire directement de ces
formes d'art.»72
Une fois adoubé, le cinéma change
profondément. Il se partage entre sa version populaire et sa version
académique. Se pose ici le même constat que pour la nouvelle
bicéphalie de l'industrie du jeu vidéo. Certains producteurs,
réalisateurs et acteurs auraient des considérations commerciales
vis-à-vis du medium, tandis que d'autres seraient de grands artistes.
Dans le
71 Graeme Turner, « Cultural Studies and Film
», John Hill and Pamela Gibson (dir.), The Oxford Guide to Film
Studies, Oxford, Oxford University Press, 1998, p. 196
72 Vincent Jolly, «Entretien avec David
Cage», Le Figaro, 2007.
60
domaine de la culture : « la masse consomme et
l'élite se cultive »73. Il existerait une
séparation nette entre deux pratiques de l'art. Il ne faut pourtant pas
séparer ces deux pratiques pour un motif de consommation a peu de sens
:
Mais elles sont séparées en trois domaines,
alors que le jeu vidéo s'achète pour pouvoir ensuite être
un joueur. Il a ceci de particulier que l'on est obligé de le payer -
avec toutes les campagnes marketing autour - pour pouvoir y jouer. C'est plus
ou moins unique. A la différence du cinéma où il y a des
représentations gratuites et des alternatives gratuites, le jeu
vidéo lui est un objet de consommation d'abord. Ça
empêcherait les études sur son côté artistique, qu'il
soit payant ?
J'ai peur que ce soit une fausse piste, parce que même
les films que l'on va regarder gratuitement en streaming, on peut le faire
parce qu'on a consommé un abonnement, une box, un ordinateur...Donc, il
n'y a aucune pratique culturelle qui échappe à la consommation.
Mais le propre d'une pratique culturelle c'est de ne pas s'arrêter
à la consommation. Moi je pense que le fait de payer n'empêche pas
le fait de la considérer. On n'échappe pas au côté
consommation. [...] Cette histoire de la consommation, non, je n'y crois pas.
Si on veut faire la généalogie des freins qui inhibent le
processus de légitimité du jeu vidéo comme produit
artistique, on pourra ramener le discours sur l'addiction qui est un discours
récurrent. Mais ça ne suffit pas pour épuiser la
spécificité du jeu vidéo en tant que tel. Pour moi c'est
un objet artistique non identifié en tant que tel mais il le sera de
plus en plus. C'est une technologie qui apparait, et puis cette technologie
elle devient de plus en plus artistique de fait. C'est souvent comme ça.
Le cinéma ce n'était pas fait pour faire de l'art, la
photographie non plus. Mais au fur et à mesure il y a eu des tentatives.
[...] Voilà, pour moi si on prend la question avec la consommation, on
va faire de l'analyse historico...sociologique avec tous les aléas que
ça contient, les gens vont dire « oui mais vous oubliez qu'en telle
année il y a eu ça, et ça etc. etc. ». Et ça
ne va pas être très intéressant. Ce qui est
intéressant c'est de voir que, si on ne voit pas pourquoi le jeu
vidéo en tant que media ne pourrait pas prétendre à la
dignité d'une pratique artistique, à quelle condition ça
le devient, et le montrer à partir d'exemples précis. On ne peut
montrer des choses qu'en considérant les pratiques. Il faut parler de la
pratique du jeu vidéo et de ses pratiques : les pratiques
créatives, les pratiques interactives et les pratiques participatives.
C'est de ca qu'il faut parler concrètement. C'est là où on
peut montrer qu'on a quelque chose qui relève de ce qu'on appelle «
Art » aujourd'hui.
73 Germain Lacasse et al. « L'objet
cinéma entre culture populaire et culture savante1. »
Globe, volume 15, numéro 1-2, 2012, p. 83-101.
61
En retirant l'aspect consommation du débat, nous
pouvons dire que la séparation entre les deux pratiques (celle en voie
de légitimation et celle qui ne l'est pas) relève d'un
questionnement sur les rapports sociaux. Il n'y a pas un art qui se consomme,
réservé aux classes populaires, et un art qui rend cultivé
réservé aux élites. En revanche, la séparation
existe belle et bien entre une pratique légitime, adoubée par les
classes supérieures à travers la recherche et la
théorisation et une pratique populaire propre aux classes
dominées. Les processus de légitimation du cinéma et du
jeu vidéo ont ceci en commun qu'ils suivent le même parcours et
aboutissent aux mêmes résultats. En ce sens, il serait possible de
théoriser ce parcours de légitimation et d'en faire un processus
général, automatique, applicable à toutes les nouvelles
pratiques de création.
II) Le parcours de légitimation : un processus
normé et automatique ?
Nous l'avons vu, le jeu vidéo a suivi un parcours de
légitimation qui va de l'émergence de la pratique à sa
possible légitimation par la société. De la même
manière, on perçoit dans le cinéma un parcours similaire.
La question est de savoir si ce parcours est un processus automatique,
inéluctable et applicable aux autres medias et pratiques en instance de
légitimation. Le parcours de légitimation se découpe en 6
étapes distinctes :
- l'émergence d'une nouvelle pratique.
- Le gain de popularité.
- Reconnaissance de la spécificité.
- Institutionnalisation et création d'une
communauté.
- Polarisation de la pratique.
- Acceptation de la légitimité artistique.
o 62
L'émergence d'une nouvelle pratique.
L'émergence d'une nouvelle pratique avec un aspect
créatif disposant d'une spécificité est un
prérequis évident au parcours de légitimation. Le medium
entre le créateur et l'objet doit être nouveau, lié, par
exemple, à une nouvelle technologie (comme ce fut le cas pour la
photographie, le cinématographe ou les arts médiatiques). Pour le
jeu vidéo, l'émergence du nouveau medium et de la nouvelle
pratique se fait dans les années 1985 - 1990, avec l'apparition du
développement de jeu pour consoles et ordinateurs de salon. Dans cette
première étape, le medium s'impose comme un moyen neuf de faire
passer un message, une émotion. Ce fut le cas par exemple pour le
cinéma, Robert Bresson, célèbre réalisateur du
milieu du XXème siècle écrit dans Notes sur le
cinématographe74 : « le cinématographe est
une écriture avec des images en mouvement et des sons ». Chaque
nouveau moyen de création est une nouvelle méthode
d'écrire une histoire, d'inventer du réel.
o Gain de popularité.
La deuxième étape est celle de la pratique qui
devient populaire. Ce mot prend ici un double sens. D'abord, il est populaire
parce qu'il est pratiqué par le peuple et pour le peuple. En ce sens, la
pratique n'est pas légitime parce qu'elle est pratiquée par les
« dominés ». Ce terme fait directement référence
à la sociologie et aux théories de l'asymétrie des
rapports sociaux. Les dominés se retrouvent soumis à un rapport
de domination sociale, idéologique et politique par rapport aux «
dominants » qui s'approprient des pratiques en les
légitimant75.
Ensuite, il est populaire au sens où il se
démocratise et devient accessible. Ce fut le cas par exemple pour la
photographie avec l'apparition des appareils bon marché de la marque
Kodak,
74 Robert Bresson, Notes sur le
cinématographe, Gallimard, Paris, 1975.
75 Pour une analyse complète des travaux sur
la domination, consulter : Michel Messu, « Explication sociologique et
domination sociale », SociologieS, Théories et recherches,
En ligne, mis en ligne le 15 novembre 2012.Cet article reprend les travaux sur
la domination de Pierre Bourdieu et Max Wever, notamment : Pierre Bourdieu et
Loïc Wacquant, Réponses, 1992, Paris, Éditions du
Seuil.
63
qui ont permis l'accès aux familles les moins
aisées. La démocratisation d'une pratique de la photographie
apparait, de même que la caméra Super 8 avait rendue accessible
une pratique amateur du cinéma. Pour le jeu vidéo, ce sont les
années 1990-2000, l'apparition du CD-ROM et la sortie des canons de
chaque style de jeu qui marque le gain en popularité du jeu
vidéo.
o Reconnaissance de la spécificité.
Cette étape se situe dans le champ de la recherche.
Elle est cruciale. Autour du medium se créent des considérations
philosophiques et esthétiques. La pratique est reconnue comme une forme
de création, et s'engage alors une réflexion du media sur
lui-même et sur les possibilités qu'il a d'entrer dans la
catégorie des arts. Pour le cinéma, en 1900 sort le film «
La loupe de Grand-maman » (« Grandma's Reading glass » en
version originale). C'est un film de 1 minute et 20 secondes
réalisé par Georges Albert Smith. Malgré sa très
courte durée, ce film est révolutionnaire car il est le premier
à utiliser une succession de plans avec différents point de vue,
et à les monter pour obtenir une histoire. C'est l'apparition de la
spécificité au cinéma. A ce sujet, Marie-France Briselance
et Jean-Claude Morin, historiens du cinéma, écrivent :
« George Albert Smith a compris que le plan est
l'unité créatrice du film. Il n'est pas seulement "une image", il
est l'outil qui permet de créer le temps et l'espace imaginaires du
récit filmique, au moyen de coupures dans l'espace et dans le temps
chaque fois que l'on crée un nouveau plan que l'on ajoute au
précédent. Filmer, ce n'est pas seulement enregistrer une action,
c'est d'abord choisir la manière de montrer cette action, par des
cadrages variés avec des axes de prise de vue différents. Cette
opération, le découpage, fournit après tournage un
ensemble de plans que l'on colle l'un derrière l'autre, selon leur
logique spatiale et temporelle, dans l'opération du montage
»76.
Chaque medium doit opérer une recherche de ses codes de
composition et de création. C'est un passage obligé qui ancre la
pratique dans le réel et dans les codes de l'esthétique. Le jeu
vidéo a aussi mené ce travail, notamment avec la sortie de
Myst (Cyan Interactive, 1992), ou
76 Marie-France Briselance et Jean-Claude Morin,
Grammaire du cinéma, Paris, Nouveau Monde, 2010, 588 p.
64
encore de la série des Final Fantasy (Square
puis Square-Enix) qui amènent les consoles de salon au bout de leurs
capacités techniques77.
o Institutionnalisation et création d'une
communauté.
Le parcours de légitimation passe également par
une phase de création d'une communauté. Elle se crée d'un
côté grâce à des acteurs hors du champ (comme les
pouvoirs publics), qui institutionnalise la pratique. C'est le cas notamment
avec l'apparition d'école, de fonds d'aide, d'observatoire ou
d'exposition. Pour le jeu vidéo, c'est par exemple la création de
l'Ecole National du Jeu et des Media Interactifs Numériques (ENJMIN),
seule école publique en France qui propose un master professionnel
« jeux et media numériques ». Pour la photographie,
l'institutionnalisation de la pratique est arrivée par l'exposition au
sein des maisons de la culture ou dans les maisons de la photographie.
De l'autre côté, une communauté d'amateurs
se crée autour de la pratique, regroupant des individus appartenant aux
catégories ayant un capital culturel plus élevé : c'est
l'apparition d'une-avant-garde78. Elle marque le début de la
reconnaissance des dominants pour la nouvelle pratique artistique. Elle tente
de se séparer de la production populaire en maximisant la pratique
artistique et la spécificité du medium :
« Cependant, il faut rappeler que l'irruption du terme
« avant-garde » dans le champ vidéoludique est loin
d'être anodine. En effet, ce concept est traditionnellement
associé aux beaux-arts, s'apparentant de facto à une
forme de culture qualifiée de « légitime » ; a
contrario,
77 Sur ce sujet, il est intéressant de
s'informer sur la tentative de Square de sortir un film d'animation
intitulé : Final Fantasy, les créatures de l'esprit en
2001. Le film avait pour but de faire connaitre les méthodes
d'animation du jeu vidéo au grand public et de créer la
première actrice virtuelle en image de synthèse. Ce fut un
échec cuisant, avec un déficit de plus de 50 millions de dollars
qui conduisit à la faillite du studio Square et a sa fusion avec Enix
Games.
78 Julien Duval et Philippe Mary. « Retour sur
un investissement intellectuel », Actes de la recherche en sciences
sociales, vol. 161-162, no. 1, 2006, pp. 4-9
65
les jeux vidéo (et tout particulièrement les
oeuvres de science-fiction) restent classés au sein de la culture «
populaire » »79.
L'émergence d'une avant-garde dans le jeu vidéo
signifierait donc une nouvelle approche du jeu, une séparation entre le
jeu « populaire » et le jeu « légitime ».
o Polarisation de la pratique.
Avec l'apparition d'une avant-garde, la pratique d'un nouveau
media ou d'une nouvelle activité (et donc son industrie et son public)
se polarise en deux camps distincts. D'un côté, la pratique
artistique, minoritaire et « légitime » aux yeux de la classe
dominante. De l'autre, la pratique populaire (ou « ludique » pour le
cas du jeu vidéo) qui est motivée par l'accessibilité. Ces
deux pratiques donnent chacun lieu à une industrie et à un mode
de création différents (comme les films d'auteurs et les
blockbusters, la haute-couture et le prêt-à-porter). La
pratique artistique est théorisée et défendue par
l'avant-garde. L'apparition des théories sur le jeu vidéo
(à travers, nous l'avons dit, des réflexions sur le game
feel, le gameplay ou les serious games), permet ce que
David Gerber appelle : « une valorisation des impacts du jeu hors du cadre
ludique »80. La pratique du jeu vidéo n'est plus
inacceptable dans son ensemble, puisqu'il en existe une légitime. Pour
Maxence Voleau, Game Designer chez Amplitude Studios :
« Dans un domaine artistique quand vous n'avez plus de
polémiques, vous n'avez plus d'avant-garde, ça veut dire qu'on
est dans une période où le domaine est un peu moribond.
»81.
L'avant-garde d'une pratique effectuerait donc
également un travail de résolution des débats de
société, par le côté légitime qu'elle lui
apporte. Cette étape du processus de légitimation
79 Julie Delbouille, « Jeu vidéo,
avant-garde et science-fiction. Le cas de Rez et Child of Eden
», ReS Futurae, numéro 5, 2015.
80 David Gerber, « Le jeu vidéo comme
pratique discréditable », RESET, numéro 4, 2015.
81 Propos de Matthieu Voleau, recueillis dans le
cadre du projet Medialab de l'école de la communication de Sciences Po
Paris, 2016.
66
regroupe donc deux étapes en une, une étape de
légitimation de l'utilisation et une étape de reconnaissance
culturelle :
« Au-delà de la fragilité de la
frontière entre culture populaire et légitime, ainsi qu'entre
productions commerciales et indépendantes, les créations de
Mizuguchi 82 embrassent la question plus large de la
légitimation du médium vidéoludique. Si le jeu
vidéo est aujourd'hui encore classé parmi les productions
populaires et commerciales, il entretient des liens évidents avec la
« haute » culture, remettant en cause cette opposition. Dans le cadre
de nos recherches, nous avons pu identifier un processus de
légitimation, en deux temps, à l'oeuvre dans le champ
vidéoludique : l'acceptation de la pratique, et celle de la dimension
culturelle, artistique et patrimoniale du médium. »83
o Acceptation de la légitimité artistique.
C'est la dernière étape du parcours de
légitimation. Celle où l'objet artistique devient
légitime. Après la polarisation de la pratique et de la
production, l'objet est utilisé par les catégories sociales
supérieures qui lui confèrent une reconnaissance artistique.
Cette étape est encore en cours dans le jeu vidéo mais est
aboutie dans d'autres domaines comme le cinéma. Il y a alors un
changement dans la pratique, dans la symbolique et dans le traitement
médiatique. L'analyse de l'objet par les catégories sociales
supérieures se veut prescriptive, c'est-à-dire qu'elle conseille
une forme de pratique et qu'elle incite à s'intéresser à
certains objets plutôt qu'à d'autres :
« Je conseillerai de commencer par des jeux d'arcade ou
d'action simples : les jeux de plate-forme sont les plus adaptés pour
les jeunes enfants et ceux qui ont des capacités cognitives
entravées. (...) Le joueur est incité à acquérir
des procédures d'actions qu'il automatise progressivement en mobilisant,
en lui, l'énergie et le plaisir à découvrir et à
explorer. C'est
82 Tetsuya Mizuguchi, concepteur de jeu
vidéo japonais ayant travaillé sur Rez (Q Entertainment,
2001) et Child Of Eden (Q Entertainment, 2011). Ces jeux sont
considérés comme des oeuvres totalement en décalage avec
leur époque, misant plus sur un jeu de synesthésie entre les sons
et les lumières que sur un gameplay ou un univers très
travaillé, comme ce fut le cas pour les autres jeux de 2000 à
2010.
83 Julie Delbouille, 2015, art. cit.
67
particulièrement remarquable chez des enfants passifs
en classe. (...) Les jeux d'aventure nécessitent déjà
d'avoir quelques acquisitions en lecture et une image du corps suffisamment
élaborée pour pouvoir réaliser à l'écran des
procédures d'action complexe (...). Les jeux de réflexion comme
Lemmings et Lemmings 2, Populous, les jeux de simulation/gestion
comme Sim City, Sim City 2000 sont utilisables sans savoir lire
à condition d'être aidé et peuvent être
proposés comme support pour le développement de l'esprit
stratégique, une fois que l'image du corps de l'enfant s'est
suffisamment développée et n'entrave plus les processus
cognitifs. »84.
On assiste à une séparation de l'objet en deux
catégories avec un jugement de valeur : « Le bon objet »,
accaparé par les dominants et prescriptibles (le cinéma d'auteur
français, la bande dessinée belge...) et « le mauvais objet
», abrutissant et néfaste, qui est réservé aux
classes populaires (les comics américains, les
blockbusters, les jeux vidéo violents ou sexuels). Le processus de
légitimation peut être perçu comme le lent processus
d'absorption d'une pratique populaire par les dominants. L'avant-garde jouerait
un rôle de liant, donnant involontairement à une pratique
populaire les codes de la classe dominante. En ce sens, la légitimation
d'un art doit être perçue comme un processus sociologique
plutôt que comme un débat de philosophie :
« C'est ainsi que dans le domaine culturel une
culpabilisation généralisée s'est abattue sur les pouvoirs
artistiques, puisque toute « instance de légitimation »
(« dominante », par définition) est a priori
suspectée de priver les « non-légitimes
(dominés) de légitimité, en ne leur accordant pas la
reconnaissance qui devrait leur revenir. En même temps, toute
légitimité acquise est a priori suspectée
d'être l'instrument ou le résultat d'une « domination,
», tandis que la consécration devient «
récupération » ou participation à la reproduction des
modèles dominants. »85
La question est de savoir si la légitimation artistique
est un instrument de récupération des classes dominantes ou un
moyen pour les classes populaires de produire quelque chose de symbolique.
C'est avant tout une question de positionnement par rapport à la culture
populaire.
84 Evelyn Esther Gabriel, Que faire avec les jeux
vidéo ? Paris, Hachette Edition, 1994.
85 HEINICH, Nathalie. L'art en régime de
singularité : Quelques caractéristiques sociologiques de l'art
contemporain In : Art et société : Recherches
récentes et regards croisés, Brésil/France ,
Marseille : OpenEdition Press, 2016.
Avec une perspective populiste (nous employons ici la
terminologie de Jean-Claude Passeron et Claude Grignon), la légitimation
d'un art serait une forme de réhabilitation de la culture populaire,
faisant-fi des rapports de domination. Dans une perspective
misérabiliste, le processus de légitimation reviendrait à
considérer « la culture du pauvre comme une pauvre culture ».
La culture dominée serait dans l'attente de légitimation par les
dominants86. Définir la légitimation comme un
processus automatique, c'est repenser la notion de « besoin de
légitimation » d'une nouvelle pratique :
Est-ce que le jeu vidéo a besoin de cette
dignité ?
Non...Il en aurait besoin à quel titre ? A titre
commercial ou industriel il n'en a pas du tout besoin. Même si parfois
c'est agité, je pense que les gens s'en foutent, ça les
empêchera pas de continuer à jouer. Je ne pense pas qu'il en ait
« besoin ». Par contre, ça semble intéressant pour
quelqu'un qui s'intéresse à l'art de repérer qu'il y a
là, aussi, possibilité de réfléchir sur l'art parce
qu'il y a de l'art qui se fait. Et il faut commencer à expliquer en
quoi. Je dirai que c'est plus intéressant pour la philosophie de l'art
et pour l'art que pour le jeu vidéo lui-même.
Entretien avec François Fimat, philosophe de l'art et
enseignant à Lille III, réalisé le 09/02/2018 par nos
soins. Disponible intégralement en Annexe 2.
|
68
86 Jean-Claude Passeron et Claude Grignon, Le
Savant et le Populaire. Misérabilisme et populisme en sociologie et en
littérature, Gallimard/Le Seuil, 1989.
69
|