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Le processus de légitimation du jeu vidéo


par Germain Bridoux
Sciences-po Lille - M2 - Stratégie et Communication des Organisations 2019
  

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Partie 2

La légitimation du Jeu Vidéo comme "Dixième Art" : Enjeux et acteurs.

Il s'agit ici de comprendre les tenants et les aboutissants du débat autour de la légitimation du jeu vidéo en tant que dixième art. Comme nous l'avons dit précédemment, les différents acteurs du monde du jeu vidéo ont des intérêts et des visions différentes. Une légitimation de l'objet aurait une signification différente pour chacun de ces acteurs. Dans la première partie, l'histoire du jeu vidéo, sa spécificité et le débat en cours ont été décrit, il s'agit maintenant d'expliquer les dynamiques à l'oeuvre dans l'industrie et dans le monde du jeu vidéo, puis de montrer que le débat autour du dixième art regroupe des enjeux qui dépassent le jeu vidéo : l'exemple du jeu vidéo est un nouveau parcours de légitimation, il apporte aussi une ouverture des possibilités et une refonte de la manière de penser la production artistique.

I) La légitimation du Jeux Vidéo : la création d'une nouvelle dynamique

Avec le débat qui s'est formé autour de la légitimation du jeu vidéo est apparu une production à deux vitesses dans l'industrie vidéoludique, d'un côté les partisans de cette légitimation, qui travaillent (ou jouent) à des jeux vidéo réflectifs sur eux-mêmes, qui recherchent cette légitimation (d'un point de vue technique, artistique...), de l'autre une industrie de consommation, ludique, qui recherche le jeu vidéo AAA. Ce n'est pas une bataille rangée avec deux camps bien distincts, les points de vue et les méthodes de production sont parfois semblables. Cependant, la légitimation des jeux vidéo inéluctablement en cours entraine une modification de l'industrie des jeux vidéo. Pour comprendre la nouvelle dynamique, il faut présenter les acteurs, leurs intérêts et leur position dans le débat.

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o Le développement

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Le développement d'un jeu vidéo est la part de création d'un jeu vidéo. Il regroupe le design, la programmation, la scénarisation, l'infographie, la musique assistée par ordinateur, l'infographie ou encore l'animation. La ou les personnes qui travaillent au développement sont les développeurs. Regroupés au sein d'une entreprise ou d'un collectif ils forment un studio de développement. En 2008, l'entreprise de développement Blizzard Entertainment fusionne avec Activision pour former Activision Blizzard. Ce studio de développement est le plus important de l'industrie du jeu vidéo46. Les développeurs sont considérés comme les créateurs du jeu vidéo. Dans la revue du ministère de la culture Culture Etudes, François Rouet fait état des modifications du statut des créateurs de jeu vidéo. L'apparition de nouvelles technologies et la difficulté d'avoir des machines qui supportent les calculs d'éléments en trois dimensions a amené une professionnalisation du métier. Pour François Rouet, nous sommes entrés dans le troisième âge :

« Une troisième génération de créateurs émerge aujourd'hui, formée dans des écoles spécialisées. Elle succède à la première génération des pionniers, qui ont parfois conçu et développé des jeux entièrement seuls, et à la deuxième génération née au cours des années 1990 qui contribua au développement de la plupart des studios actuels. Les créateurs des deux premières générations sont pour beaucoup des autodidactes du jeu, arrivés sur le marché du jeu vidéo à une époque où aucune filière ne permettait de se former à cette création. Ils venaient de la musique, du graphisme, de l'architecture ou encore de la programmation, ont découvert et inventé leur pratique en créant, et tous expriment la même motivation fondamentale, celle de l'exploration, de la découverte d'un univers inconnu. Cette motivation se retrouve dans la troisième génération et chez les étudiants d'aujourd'hui - tous ayant nourri leur passion de créateur de leur passion de joueur. »47.

Le parcours atypique du jeu vidéo, hors de la sphère traditionnelle et proche de la pop-culture, était une source de satisfaction pour les créateurs de première et de deuxième génération. Avec l'augmentation des budgets, la massification du public et la reconnaissance

46 Agence Française pour le Jeu Vidéo, Analyse de l'annonce de la fusion, 4 décembre 2007, Note en ligne.

47 François Rouet, « La création dans l'industrie du jeu vidéo », Culture Etudes, 2009-1, Ministère de la Culture et de la Communication.

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du jeu vidéo, les créateurs demandent de nos jours une reconnaissance individuelle de leur travail. En effet, le statut d' « hommes de l'ombre » des concepteurs de jeu vidéo ne permet pas de reconnaitre individuellement leur talent artistique (Design, graphisme, dessin..) et ne permet pas non plus une grande mobilité professionnelle48. L'un des principaux acteurs du débat sur les jeux vidéo est donc cet ensemble de créateurs qui militent pour une reconnaissance de leur travail. L'agglomérat de développeurs sous la forme de studios requiert un « management du travail de création collective » expression qui rejoint la définition de l'art selon Howard S. Becker.

« Créer un jeu vidéo est un travail d'équipe qui laisse peu de place à l'exercice indépendant et exige que les auteurs soient intégrés à des studios. Ces derniers fournissent le contexte technique dans lequel sont immergés les créateurs. Ainsi la création devient-elle le fait d'entreprises de création » (François Rouet, 2009, op. cit.).

La quête de reconnaissance du jeu vidéo peut apporter à ceux qui travaillent à son développement : dans un premier temps l'association de l'idée de création a l'idée de travailleurs du jeu vidéo et dans un second temps la reconnaissance de compétences spécifiques et individuelles au-delà de l'aspect collectif du travail de développement d'un jeu vidéo.

o L'édition et la production.

Les éditeurs de jeux vidéo sont une conséquence directe de la massification du public et de l'apparition d'une logique de rentabilité. Les premiers éditeurs prenaient en charge la publication d'un jeu développé par un studio, moyennant une partie des recettes de la vente. Aujourd'hui, un éditeur distribue, s'occupe du marketing et continue à publier les jeux. La mondialisation a fait du marché du jeu vidéo un marché international et la multiplication des jeux sur le marché a

48 Cette quête de reconnaissance des conditions de travail et des qualités des employés dans les studios de développement fait l'objet d'une attention particulière par le SNJV, le syndicat national du jeu vidéo. La demande de reconnaissance des créateurs et concepteurs au sein des studios est également abordée par François Rouet dans « La création dans l'industrie du jeu vidéo » (op. cit.).

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rendu nécessaire le marketing autour des nouveaux jeux : ces deux phénomènes liés ont rendu les éditeurs populaires, voire indispensables à la survie des studios. Cependant, si le rôle des éditeurs est de s'assurer de la publication et de la diffusion des jeux, leur rôle aurait dû perdre en intensité avec la numérisation des jeux49. Force est de constater que les éditeurs n'ont pas disparu, leur rôle a muté vers un panel de services aux développeurs. Depuis les années 1990, les éditeurs assurent tous les rôles d'aide au développement du jeu vidéo, du financement à la publication et de la distribution au marketing. C'est pour cette raison que nous avons choisi de les regrouper en tant qu'un acteur unique, sous l'étiquette des éditeurs-producteurs. Bien qu'ils financent le développement des jeux et assurent leur bonne vente, la question de la production et de l'édition fait face à un débat houleux. D'un côté, l'arrivée de l'édition et de la production est perçue comme une perte d'autonomie pour les studios de développement. En effet, si l'édition finance la création de jeu, elle le fait moyennant un pourcentage sur les ventes (proportionnel à la somme investie). Ce modèle économique ne permet plus aux studios de développement de faire croitre leurs capitaux pour développer des jeux de plus en plus ambitieux. Il y a un fort risque pour les studios de perdre leur indépendance financière. Parallèlement on trouve un débat plus pernicieux, plus moral : celui des logiques de rentabilité et de l'indépendance du créateur. En effet le financement d'un jeu n'est pas un don de la part des producteurs ou des éditeurs, c'est un investissement. Celui-ci leur fournit un droit de regard sur l'avancée du développement, sur le contenu du jeu, sur les restrictions d'âge, la violence50, le choix des plateformes...Le tout dans une logique de rentabilité. C'est un point vivement critiqué par les joueurs et les créateurs de jeux vidéo. Le Syndicat des Editeurs de Logiciels de Loisirs51 est souvent attaqué pour son « ingérence » dans le processus de développement : amputant le jeu

49 En plus de la plateforme de vente en ligne de jeux sur ordinateur Steam dont nous avons déjà parlé, les jeux sur console se dématérialise et sont maintenant en vente par téléchargement sur des plateformes propres a chaque consoles (comme le Playstation Network pour la console Playstation 3 et Playstation 4 de Sony.

50 Voir Encadré 6.

51 Plus communément dénommé par son acronyme SELL, il a été fondé en 1995, il compte une vingtaine d'adhérents. Le mot sell signifie vendre en anglais, les détracteurs de la logique commerciale les plus subtils reconnaissent souvent l'ironie de cet acronyme.

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de certains contenus choquants, abaissant la difficulté ou ajoutant des fonctionnalités payantes, les éditeurs dénaturent parfois la vision primordiale des studios de développement.

Encadré 6 : La classification PEGI.

Selon le Syndicat des Editeurs de Logiciels de Loisirs, les pictogrammes PEGI « apparaissent sur le devant et au dos de l'emballage et indiquent l'une des classes d'âge suivantes : 3, 7, 12, 16 et 18. Ils donnent une indication fiable du caractère adapté du contenu du jeu en termes de protection des mineurs. La classification par âge ne tient pas compte du niveau de difficulté ou des aptitudes requises pour jouer à un jeu ». Les pictogrammes font aussi état des contenus pontentiellement choquants présents dans les jeux vidéo. Il existe depuis 2003 et est fixé sous sa forme actuelle depuis 2009. La classification PEGI est utilisée dans 31 pays de l'Europe, au Canada et en Israël. Si la classification d'un jeu selon la norme PEGI est obligatoire, celle-ci n'a qu'une valeur informative, ce qui en fait un objet de critiques de la part des association de protection des mineurs, qui la trouve trop laxiste et de la part du Syndicat national du jeu video et des joueurs, qui la trouve restrective et inutile.

Les pictogrammes PEGI avec l'âge minimum requis et les contenus potentiellement

choquant

Source : https://pegi.info/

Les éditeurs et les producteurs sont devenus des acteurs incontournables de la communauté vidéoludique, et ils prennent donc également part au débat sur le processus de légitimation. La reconnaissance du jeu vidéo en tant qu'oeuvre d'art, pourrait signifier soit la pérénnité des pratiques d'ingérence des éditeurs et des producteurs (les jeux vidéos deviendrait des oeuvres de commandes, ordonnées par les éditeurs et développées par des créateurs.), soit l'ouverture d'un nouveau marché (et donc de nouveaux bénéfices) par l'entrée du jeu vidéo dans le monde

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de l'art. Si la logique des éditeurs et des développeurs est une logique professionnelle et commerciale, leurs intérêts dans le débat sont eux aussi des intérêts commerciaux.

o Les joueurs.

S'ils sont souvent regroupés sous des termes génériques comme « les joueurs de jeux vidéo » ou « la communauté des joueurs », force est de constater qu'ils forment un groupe hétérogène.

Encadré 7 : les chiffres du jeux vidéo en 2017 par le SELL.

Source : Agence Francaise pour le jeu video, Etude Sell/GfK, Octobre 2017

Le nombre de joueurs a connu une très forte augmentation depuis les années 1990 avec la démocratisation des consoles et des ordinateurs de salon. L'apparition des jeux sur téléphones mobiles à la fin des années 2000 a ensuite amené une nouvelle catégorie de joueurs casual et un nouveau marché. Il est difficile de dire quelle est la place de ces acteurs dans le débat sur la légitimation du jeux video en tant que dixième art. Néanmoins, selon les démonstrations

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précédentes, nous pouvons déterminer qu'il y a une recherche de contenu de qualité chez les joueurs : l'attribution d'une très bonne note par la presse specialisée est souvent suivie d'une vague d'achat du jeu. L'exemple le plus récent est celui de God Of War (Sony Interactive Entertainment, 2018), premier jeu à obtenir la note maximale de 20/20 sur le site jeuxvideo.com depuis Zelda : Breath Of The Wild (Nintendo EPD, 2017). La semaine suivante, dans le top 5 des ventes dévoilé par le SELL, God Of War occupe les trois premières places. (Edition classique en première place, édition collector en deuxième et édition limitée en troisième position). Le jeu totalise 3.1 millions de vente en trois jours, occupant ainsi la première place sur le podium des jeux avec la meilleure entrée sur le marché. Les joueurs sont ainsi des acteurs important, puisque ce sont les consommateurs. Ce sont eux qui sont au coeur du processus de création. Si le processus de création est artistique (car il cherche à faire ressentir des émotions et vise l'esthètisme), le joueur devient le public. La question de la pratique de l'art a été abordée lors de notre entretien avec Francois Frimat52 :

Tous les arts se pratiquent ?

Oui. Oui, oui. Je pense qu'ils se pratiquent plus qu'ils ne se contemplent. Alors il y a évidemment différents régimes de pratiques hein. Dans le jeu vidéo il faut peut-être distinguer la pratique technique du jeu, la pratique physique et d'un autre côté une pratique plus spirituelle. Il faut que le récepteur soit actif pour qu'il y ait art, si je suis dans une contemplation passive, il n'y a pas d'art.

La position des joueurs dans le débat pourrait donc s'apparenter à celles d'un « pratiquant » de l'art, cherchant du contenu qualitatif. Il faut néanmoins faire état de différences notables : les pratiques diffèrent autant que les points de vue. Il semble complexe de définir une opinion générale des joueurs, si ce n'est que sur un marché du jeu vidéo de plus en plus saturé, ceux-ci attendent un contenu de qualité. Le jeu vidéo est perçu comme un investissement : de temps et

52 Entretien avec François FRIMAT, philosophe de l'art et enseignant à Lille III, réalisé le 09/02/2018 par nos soins. Disponible intégralement en Annexe 2.

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d'argent. Une potentielle reconnaissance du jeu vidéo donnerait un sens supplémentaire à l'argent et au temps investit, prétextant une pratique artistique.

o Les vidéastes YouTube et la presse spécialisée.

Ces deux catégories sont intimement liées. Comme nous l'avons vu précédemment, la presse de jeux vidéo est une presse de passionnés pour passionnés. La presse spécialisée a joué un rôle important dans la démocratisation du jeu vidéo. Dans son « annuaire de la presse spécialisée », l'Agence Française pour le Jeu Vidéo compte 23 journaux différents. La presse papier est aujourd'hui en perte de vitesse par rapport à une presse en ligne qui se développe de plus en plus. Sur ce domaine, jeuxvideo.com reste le premier site de jeux vidéo visité en Europe. C'est un site gratuit, son maintien est financé par de la publicité faite pour les éditeurs et les fréquentations du site. On retrouve ici une logique de dépendance financière aux éditeurs qui pourrait influencer le contenu éditorial. En effet, il semble difficile de construire des critiques négatives envers les jeux des grands éditeurs qui sont les premiers annonceurs du site :

« Tu as une presse purement business, qui fait du fric. Tu as un article élogieux d'Ubisoft, une pub d'Ubisoft. Un article élogieux de Quantic Dream, une pub Quantic Dream. Mais il y a la même chose dans la mode. » (Propos d'Eric Leguay recueillis dans le cadre du projet Medialab de l'école de la communication de Sciences Po Paris, 2016).

Si cette situation s'est progressivement installée au cours des années 2000, c'est le scandale dit du « Doritos-gate » qui la met sur le devant de la scène : en 2012, des industriels du jeu vidéo et des journalistes ont posé ensemble pour une photo devant une affiche du jeu Halo 4 avec un paquet de biscuit Doritos. Les joueurs s'insurgent alors contre la démonstration flagrante de relations d'intérêt et de dépendance entre les journalistes de jeux vidéo et les industriels. Au-delà des conflits d'intérêt entre les éditeurs et les journalistes spécialisés, cette connivence permet également de faire apparaitre un effet de solidarité : journalistes, producteurs, développeurs et éditeurs se retrouvent unis pour défendre le jeu vidéo. La presse

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spécialisée en ligne ou sur papier emmène avec elle le reste des acteurs dans le processus de légitimation. Selon Martin Lefebvre, rédacteur en chef de Merlanfrit, site de critiques vidéoludique :

« C'est un champ dominé dans la société, les acteurs de ce champ vont avoir tendance à faire bloc d'une certaine mesure. E...] Il y a cet effet de scène, ces gens qui vont aller aux mêmes endroits, avoir les mêmes centres d'intérêts. C'est tout à fait normal. Le problème, car il y en a, c'est que l'effet de scène il va avoir tendance à être un petit peu incestueux, il va y avoir des renvois d'ascenseurs. »53.

Avec ces problèmes éthiques apparaissent deux positions dans la presse spécialisée. La première vise à massifier et à diffuser au maximum (comme pour jeuxvideo.com). La deuxième, c'est de cibler un public de niche, intéressé par des sujets précis (le Hardware ou la scène indépendante par exemple, c'est la position choisie par un magazine comme Gamekult.). Dans un tout autre domaine, les rubriques jeux vidéo ont aussi fait leur apparition dans la presse généraliste dès la fin des années 1990 avec l'arrivée du jeu vidéo dans le débat de société. C'est le fait d'initiatives individuelles, de journalistes qui décident d'offrir un autre traitement médiatique que celui des dangers liés à la pratique du jeu vidéo. La presse généraliste touche un double lectorat : l'un est constitué des lecteurs historiques du journal qui ne s'intéressent pas à ce sujet, l'autre est uniquement constitué de joueurs de jeux vidéo. Si parfois la presse généraliste relaye des clichés intemporels (sur l'addiction, la violence, le sexisme dans les jeux et dans l'industrie...), elle permet de servir de catalyseur, elle agglomère les avis et arguments en leur offrant un écho dans ses tribunes.

Les Youtubers et les live-streamers (nom donné à ceux qui se filment en direct en train de jouer à un jeu vidéo, notamment sur la plateforme en ligne Twitch) sont devenus peu à peu les nouveaux critiques du milieu. Leur audience dépasse massivement les abonnés aux magazines de presse spécialisée :

53 Propos de Martin Lefebvre recueillis dans le cadre du projet Medialab de l'école de la communication de Sciences Po Paris, 2016.

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« La France est un petit marché [sur Youtube] mais en France il y a une sorte de concentration de la starification des Youtubers. Vous prenez un magazine indépendant, avec une belle plume qui a du mordant comme CanardPC, les mecs ils ont 30 000 abonnés. Donc au maximum, même s'ils le passent à leurs copains et tout ça, tu vas avoir 200 000 vues. C'est quand même beaucoup plus faible qu'un YouTuber lambda. »54.

Pourtant les considérations éthiques et les liens qui les unissent aux éditeurs (à travers le système du placement de produit) restent obscurs. Il existe néanmoins des créateurs de contenus qui s'imposent comme des analystes ou comme des critiques : les pionniers d'un tel format ont été Usul et Dorian dans la série de vidéos 3615 Usul diffusée sur jeuxvideo.com pour Nesblog. Les vidéos du 3615 Usul sont des vidéos de fond, qui abordent la question du politique, de l'indépendance ou de la spécificité du medium. Sans être des articles de recherche, les vidéos provoquent des débats de fond favorisant l'émergence de nouveaux arguments. et donnent un écho aux travaux de recherche et de théories du jeu vidéo (notamment aux travaux de Steve Swink). Le jeu vidéo est un nouveau medium, il a pu profiter d'un nouveau support avec des lignes éditoriales et des cadrages du sujet bien précis. Loin de s'adresser au « tout public », Youtube et Twitch rassemblent des passionnés autour de la pratique et du partage du jeu. Avec un système de messagerie instantanée à droite de la fenêtre de visionnage sur Twitch, la plateforme se veut interactive. La communauté vidéoludique est une communauté de l'ensemble qui, après avoir fait face à des critiques virulentes sur son medium de prédilection, invente de nouvelles manières de le diffuser.

o Les pouvoirs publics et associations.

Les pouvoirs publics et les associations forment un ensemble d'acteurs spéciaux, qu'il est parfois utile de regrouper pour déterminer leur action commune et individuelle. Ces deux entités occupent la sphère légale. Ce sont des acteurs qui se construisent en réponse à des stimuli posés

54 Propos de FibreTigre, rédacteur de blog spécialisé dans les nouvelles technologies, recueillis dans le cadre du projet Medialab de l'école de la communication de Sciences Po Paris, 2016.

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par les autres groupes. Un bon exemple est la réaction du gouvernement Raffarin face à la démocratisation de la pratique du jeu vidéo en France. De 1990 à 2000, la communauté vidéoludique internationale emploie le terme de French Touch pour parler des productions françaises qui seraient des créations à part avec une certaine vision artistique de ce que doit être l'interactivité et la création. Comprenant que la France avait une place de choix dans le développement des jeux, le gouvernement octroie un crédit d'impôts aux créateurs de jeu vidéo, leur permettant de défiscaliser les frais de production. Avec ce cadeau financier, les pouvoirs publics s'assurent d'un maintien de la création dans les studios français. C'est aussi un levier efficace pour faire valoir les critères officiels de la création. C'est la définition même de la légitimation. Le crédit d'impôts n'est accordé qu'à divers aspects du développement (dessin, design, musique...). Par exemple, la programmation par exemple, étape cruciale de l'animation et du développement, ne se voit pas couverte par le crédit d'impôts. Elle reste à cause de ce choix un domaine qui n'est pas valorisée dans le processus de création.

Les pouvoirs publics détiennent intrinsèquement du pouvoir, celui de la reconnaissance et de l'adoubement d'une pratique par l'Etat. En 2006, trois concepteurs de jeux vidéo sont nommés Chevaliers de l'Ordre des Arts et des Lettres par le ministre de la Culture Renaud Donnedieu de Vabres. On trouve deux français, Michel Ancel et Fréderic Raynal et un japonais Shigeru Miyamoto. Le discours du ministre place le jeu vidéo à un rang particulier :

« Vous avez durablement révolutionné l'univers du jeu vidéo, en lui donnant ses lettres de noblesse, avec la place qu'il occupe désormais au sein de la création vivante, entre le cinéma et les autres arts, grâce à de véritables prouesses techniques. »55.

Ce discours implique que le jeu vidéo pourrait donc être révolutionné dans son ensemble par la sortie de titres majeurs. Il ne fait pas état de différences notables entre les différents titres, ni des apports mineurs de chacun des jeux au jeu vidéo en général. Il implique également que les lettres de noblesse du jeu vidéo auraient déjà été données par ces trois développeurs. Le jeu vidéo appartiendrait à la création vivante, entre le cinéma et l'ensemble vague des « autres arts ».

55 Olivier Dumons, « Le jeu vidéo acquiert ses lettres de noblesse », Le Monde, 27 avril 2006.

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Il faut analyser l'épisode de 2006 comme une reconnaissance partielle, faite a posteriori. Le fait que des concepteurs fassent de l'art avec des jeux vidéo est diffèrent que de faire de cet objet un art. La différence est subtile, mais importante : dans le premier cas, on utilise des techniques artistiques déjà présentes pour les transposer sur le jeu vidéo, qui devient un support. Dans le second cas, c'est le support lui-même qui est considéré comme une oeuvre, dans son ensemble et comme un objet unique. L'entrée des pouvoirs publics et des institutions de la culture dans le débat se fait a posteriori. Les trois concepteurs sont récompensés pour des oeuvres parfois datées56. Ici, pas de prise en compte de la spécificité française, ni de la spécificité du jeu vidéo, mais une prise de conscience que le jeu vidéo est bel et bien dans un processus évolutif depuis 1992.

C'est dans ce décalage entre la sphère la plus proche du jeu vidéo et du public, et celle des pouvoirs publics que s'insèrent les associations et les syndicats. Que ce soient des associations de démocratisation de la pratique, de l'aide au financement, de la conception indépendante ou du consulting, celles-ci se regroupent autour du jeu vidéo ont pour but de prendre une place pour l'instant non-attribuée. Elle joue des rôles proches des associations politiques : elles font remonter les problèmes que connaissent les studios de développement français aux pouvoirs publics. C'est un système que nous pourrions qualifier de Bottom-up, qui va du haut vers le bas. Le décalage entre l'émission d'un message et sa réception est grand. Il entraine les problèmes courants de mauvaise compréhension des attentes et des besoins57. La sphère qui regroupe les pouvoirs publics et les associations n'est pas une sphère du débat, mais une sphère de l'action. Elle agit sur des problèmes identifiés quand le climat s'apaise.

Force est de constater que les enjeux diffèrent et que le camp des acteurs n'est pas homogène et clos. Le débat sur la légitimation du jeu vidéo n'est pas une bataille rangée entre les détracteurs et les défenseurs, il est le fait d'une multitude d'acteurs qui ont des intérêts à la

56 Michel Ancel sort le jeu Rayman en 1995, Michel Ancel réalise Alone In The Dark en 1992 et Shigeru Miyamoto est à l' origine des premiers succès de Nintendo.

57 Il est possible de s'intéresser aux rôles des associations telles que Gamelier ou l'AFJV par le biais des théories dites du « principal-agent ».

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fois communs et individuels. Cette multiplicité d'acteurs permet de prendre une place dans le débat public.

II) Une perspective globale : un enjeu au-delà du dixième art.

Par-delà l'industrie du jeu vidéo, par-delà les domaines qu'elle touche, la légitimation d'un nouvel art est une porte ouverte à d'autres études, d'autres débats qui dépassent les frontières du « Dixième art », l'exemple du jeu vidéo (puisqu'il n'est qu'un exemple), apporte des éléments supplémentaires aux théories de la légitimation, aux théories de l'art, aux futurs processus, aux croisades de la morale (Selon les termes de Howard S. Becker), aux nouvelles technologies, au patrimoine...Les enjeux individuels et collectifs des acteurs peuvent apparaitre secondaires face à d'autres enjeux qui sont culturels et artistiques nationaux et internationaux.

o Culture, art et patrimoine.

Le parcours du jeu vidéo est celui d'un objet de loisir qui mute en objet culturel et prétend ensuite accéder au rang de dixième art. Le jeu vidéo comme objet de loisir est une conséquence directe de son but premier : amuser le joueur. Il s'impose ensuite comme un objet culturel au moment de la démocratisation de la pratique. L'objet culturel peut être défini comme l'alliance d'un objet matériel et d'un fait social. Nous l'avons vu, le jeu vidéo s'impose comme un fait social au milieu des années 1980, quand les ordinateurs personnels et les consoles de jeu gagnent en popularité dans les foyers. Or, pour Emmanuel Diet, psychologue et psychanalyste :

« Symbolique ou matériel, l'objet culturel, inscrit dans le social-historique, participe, pour les sujets comme pour les groupes, au travail de civilisation, subjectivation et socialisation. Comme objet malléable intermédiaire, conteneur, médiateur et transformateur des destins de

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la pulsion et structure transitionnelle étayant le travail de sublimation et d'élaboration, l'objet culturel assure, comme tel, une fonctionnalité essentielle dans la construction de la relation à soi, aux autres et à l'ensemble. La contextualité hypermoderne de la marchandisation généralisée et de l'impératif de jouissance immédiate tend à le réduire au statut de produit consommable et jetable dont la valeur symbolique et symbolisante apparaît désormais problématique. »58.

L'objet « jeu vidéo » qui s'inscrit dans le « social-historique ». Il est porteur d'une notion de patrimoine, car c'est une production d'une civilisation qui assure un rôle de médiation et de construction de la relation à soi. Ce rôle pourrait être mis en danger par les logiques de bénéfices à l'oeuvre. Le concept de jeu vidéo comme objet de patrimoine est de plus en plus repris dans les domaines de la culture. C'est le cas notamment des expositions permanentes sur le jeu vidéo : elles ne le présentent plus en tant que simple objet matériel (comme une console avec un jeu sous vitrine), elles proposent surtout un temps de jeu, une expérience particulière de l'interactivité59. Le jeu devient un objet « consultable », il sort du simple objet de consommation pour devenir une ressource. Entre la fin de la « fracture numérique », la médiation culturelle, la démocratisation et la sensibilisation à une pratique, le jeu vidéo entre dans un traitement qui ressemble à ceux de pratiques plus légitimées (comme la bande dessinée ou le cinéma). C'est avec cette idée qu'il a été mis à disposition dans certaines bibliothèques de France. L'entretien ci-dessous fait état de l'importance que prend l'entrée du jeu vidéo dans les bibliothèques :

Qu'est-ce que le service "numérique" dans votre médiathèque ? Quelles sont ses missions ?

L'espace numérique englobe plusieurs aspects. Le plus visible, et celui qui attire le plus, c'est la partie jeu vidéo. Nous proposons en effet un catalogue de plus de 1200 jeux, sur consoles et tablettes, qui est disponible à la fois en prêt et en accès libre sur place. L'objectif étant de rendre ces matériels accessibles au plus grand nombre. Les abonnés peuvent également emprunter une tablette ou une console de jeu, chose peu courante en médiathèque ! Nous sommes deux agents à gérer l'espace numérique, qui a rencontré un fort succès dès le démarrage. Au-delà de la gestion du fonds de jeu et de prêt de matériel, nous organisons régulièrement des animations liées au jeu vidéo (tournoi, soirée jeux en famille...).

58 Emmanuel Diet, « L'objet culturel et ses fonctions médiatrices », Connexions, vol. 93, no. 1, 2010, pp. 39-59.

59 Voir notamment la collection du Museum of Modern Arts de New-York, première collection a intégrer des jeux vidéo a sa collection permanente.

Comment rapprocher le jeu vidéo des missions "classiques" d'une bibliothèque ? En quoi cette évolution est importante aujourd'hui ?

Le jeu vidéo est un produit culturel à part entière, au même titre que la littérature, la vidéo, la musique... Il a une histoire (plus de 40 ans d'existence !), ses auteurs, ses genres, ses best-sellers et ses titres de niche. Selon les titres, l'accent peut être mis sur un aspect en particulier : le scénario, la musique, l'esthétique graphique... qui peut faire d'un jeu une véritable oeuvre. Comme avec les autres supports, il y en a pour tous les goûts : apprendre, s'émerveiller, se détendre... Sa présence en bibliothèque apparaît finalement comme assez naturelle, c'est une collection comme une autre.

Autre point, tout le monde n'a pas les moyens d'acheter du matériel de jeu vidéo, ou même si c'est le cas, le jeu vidéo reste un média onéreux ; y donner accès permet de réduire une certaine fracture numérique. C'est pourquoi nous avons aussi choisi d'acquérir deux casques de réalité virtuelle : l'un dédié au jeu vidéo, et le second orienté vers d'autres types d'expériences (exploration sous-marine, création artistique, visite virtuelle...).

Une autre de nos missions est aussi de créer du lien, entre des collections et les gens, mais aussi entre les gens eux-mêmes. Et le jeu vidéo est un excellent moyen pour créer ce lien : un joueur va par exemple naturellement solliciter un autre joueur pour l'accompagner (certains jeux sont faits pour être joués à plusieurs), ce qui est aussi l'occasion de se faire de nouveaux amis ! Le lien peut aussi être intergénérationnel. Nous avons un public plutôt familial, et notre rôle de médiateur est aussi de mettre les parents ou grands-parents à l'aise et de les accompagner dans la pratique du jeu, notamment avec leur enfant ou petits-enfants.

Entretien d'Alice Bernard, responsable de la médiathèque Michel Serres à Saint-Avertin et présidente du groupe région Centre de l'Association des Bibliothécaires de France, entretien réalisé par Aurèlie R. pour le blog moncherwatson.fr (développement culturel & valorisation du patrimoine).

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Le terme « culture vidéoludique » fait intrinsèquement référence à l'idée d'une culture indépendante, faite d'un ensemble de titres, de souvenirs et de savoir. De la même manière, l'expression « culture du jeu vidéo » indique bien une notion de savoir-faire, de talent dans le processus de fabrication d'un jeu vidéo. Ce savoir-faire est celui de la mise en oeuvre de l'interaction entre le joueur et la machine et celui de la création d'émotions à travers le jeu vidéo. En ce sens, la création est aussi une forme de pratique qui entre dans la définition du patrimoine, ce qui pourrait expliquer la prise de position des pouvoirs publics abordée dans la partie précédente. Le processus de légitimation passe par une reconnaissance de la culture

51

vidéoludique. Elle se démocratise et devient accessible à la fois dans les institutions et centres culturels populaires, tout comme dans les centres culturels les plus légitimes.

o Vers une nouvelle dynamique de production

Le financement et la création de jeux vidéo est un système complexe. Nous pouvons les séparer en deux domaines :

- Le premier est l'industrie dite mainstream, qui considère les jeux comme un moyen de s'amuser, qui se concentre sur le côté ludique et sur un public de casual gamers. Cet ensemble de créateurs regroupe ceux qui cherchent des éditeurs et parfois une logique financière.

- Le deuxième domaine est celui du jeu dit « de création » ou « artistique ». Il regroupe les jeux qui cherchent un public intéressé par la spécificité du jeu vidéo ou par le côté artistique de celui-ci.

Une potentielle légitimation du jeu vidéo pourrait signifier l'apparition d'une industrie définitivement bicéphale, totalement polarisée entre les éditeurs aux logiques de bénéfices et les créateurs aux logiques artistiques. C'est un débat, comme nous l'avons vu, qui fait écho aux dissensions internes déjà présentes dans l'industrie du jeu vidéo. Certains développeurs ou chefs de projet prennent position. C'est le cas notamment de Chris Crawford60 ou plus récemment de David Cage. C'est l'un des « grands noms » du jeu vidéo français. A la tête du studio Quantic Dream, il développe The Nomad Soul (1999, Quantic Dream) pour lequel le chanteur David Bowie compose l'intégralité des musiques. Il est également connu pour ses prises de position sur le milieu du jeu vidéo et le but du media. Dans une interview de David Cage par Vincent Jolly pour le Figaro en 2013, il dit :

« Il y a des gens qui ne veulent pas que le jeu vidéo change. Mais ce n'est pas parce que jeux de zombies ou de bagnoles existent qu'on ne doit pas essayer autre chose ! E...] Nous, les créateurs, avons tellement tendu le bâton pour nous faire battre avec certains jeux...Mais il ne

60 Voir Encadré 8.

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faut pas généraliser. A Quantic Dream, comme dans d'autres studios, on essaye de faire les choses autrement. ».

Cette position est celle de plusieurs studios et créateurs indépendants ou non, qui cherchent d'abord à produire de l'art plutôt qu'à proposer un produit de consommation. D'un autre côté, les coûts de production augmentent en même temps que les avancées technologiques, et les éditeurs et développeurs attendent un retour sur investissement. Dans d'autres grands studios, une autre logique est à l'oeuvre. C'est le cas notamment du studio Ubisoft, qui répond maintenant à des logiques boursières et pourrait être racheté par le groupe Vivendi. Celui-ci compte plus de dix mille employés à travers le monde. Le mode de production et les objectifs du studio sont donc différents :

Peux-tu nous expliquer la hiérarchie et le fonctionnement d'une si grosse entreprise ?

Ouah... C'est presque mission impossible en fait de le faire de façon précise, mais je vais tenter de le faire simplement et d'être le plus clair possible. En gros tu as trois grands « boss » : Yves Guillemot pour les grandes décisions stratégiques d'entreprise, Serge Hascoët pour les décisions concernant les jeux en eux-mêmes, Christine Burgess-Quémard pour la direction des studios et des ressources financières, humaines. Ces gens travaillent au HQ de la production internationale à Montreuil, près de Paris, entité qui doit regrouper autour de 300 personnes. Elles sont là en support pour les studios avant toute chose qui eux sont un peu partout à travers le monde et qui créent les jeux. Un seul studio peut créer un ou plusieurs jeux, seul ou en collaboration avec d'autres studios. Le HQ est là pour les aider à faire leur travail du mieux possible, du coup on se rencontre régulièrement à moult occasions, notamment les « gates », les étapes de production où les studios font part des avancées des projets aux dirigeants. À côté, il y a bien d'autres structures de supports business, marketing, commerciales qui sont aussi à Montreuil et qui sont là pour s'occuper de la bonne diffusion des jeux sur les réseaux de distribution (pour que vous retrouviez vos jeux en magasin). Cela c'est sans compter la diversification, Ubisoft Motion Pictures, la gestion des goodies, des BDs, Uplay, les métiers du juridique, la compta, les relations presse, les ressources informatiques et d'infrastructure, les achats, etc etc.

De plus, tu utilises le terme « Art de construction massive »... Ce n'est pas un peu antinomique ? Que veux-tu dire avec ce drôle de mot ?

L'art de construction massive, c'est pour moi l'idée de créer des mondes gigantesques et généreux dans ce qu'ils ont à proposer aux joueurs. Tout le travail abattu en amont pour faire en sorte que chacun des éléments se répondent mutuellement, tant au niveau gameplay qu'au niveau de la narration, tant au niveau visuel que du design sonore... C'est vraiment colossal comme travail et la conjugaison de beaucoup de talents. Construire ensemble, de façon cohérente et logique, pour des mondes offerts aux joueurs, de sorte à ce qu'ils se les approprient et créent leurs propres histoires, leur propre contenu, leurs propres logiques à partir de règles et d'environnement riches.

Propos de Mickael Newton, Chief Happy Officer chez Ubisoft, recueilli par Aurélie

Knosp pour le site joypad.fr le 14/02/2017.

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Si le débat interne est insoluble, l'industrie du jeu vidéo pourrait donner lieu à deux camps aussi inconciliables que les Casual gamers et les Hardcore gamers, qui ont chacun une approche différentes du jeu et de sa pratique. Cette évolution est récurrente dans les différents processus de légitimation, on assiste aujourd'hui à une séparation nette entre le cinéma grand public et le cinéma d'auteur, ou encore à une séparation de fait entre les mangas japonais et la bande dessinée occidentale. Marc Dupuy, journaliste sur le site spécialisé jeuxactu.com, propose une analyse presque similaire de cette polarisation :

« S'il semble mis en retrait sur certaines machines, le Hardcore gaming n'est donc pas menacé. Seulement, il faut être conscient qu'aujourd'hui un joueur pur et dur ne peut pas se contenter d'une console Nintendo sous peine d'être sous-alimenté en titres de bon calibre. Mais après tout, faut-il vraiment s'insurger sur le fait que chaque console cible des joueurs en particulier ? La question qu'on peut se poser maintenant concerne la part réservée à la créativité dans le casual gaming. Le genre est à double tranchant. Soit les développeurs se focalisent sur une simplicité

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d'accès, justifiant cette approche par le fait qu'il s'agisse d'un jeu casual, soit ils peuvent se creuser la tête pour inventer des concepts à la fois ludiques et simples. »61

Le dernier changement qui pourrait s'opérer est un changement dans les dynamiques de recherche. La légitimation du jeu vidéo ouvrirait un nouveau champ des possibles. Si, comme nous l'avons vu, le débat sur la ludologie ou la narratologie est un débat de définition de l'objet, la reconnaissance du jeu vidéo en tant qu'art donnerait lieu à des débats sur les effets de celui-ci grâce aux outils de la sociologie de l'art ou de la philosophie de l'art. Les recherches ou articles qui l'analysent sous cet angle commencent à apparaitre, notamment autour de réflexions sur l'esthétisme, la course au réalisme ou les émotions procurées par les jeux d'horreur62. La reconnaissance globale de la spécificité du jeu vidéo pourrait signifier une nouvelle approche de l'interactivité. Pour l'instant, le jeu vidéo est considéré comme « utile » quand il est un « serious game ». Le serious game (« jeu sérieux » en français) est :

« [Une] application informatique, dont l'objectif est de combiner à la fois des aspects sérieux (Serious) tels, de manière non exhaustive, l'enseignement, l'apprentissage, la communication, ou encore l'information, avec des ressorts ludiques issus du jeu vidéo (Game). Une telle association a donc pour but de s'écarter du simple divertissement. »63.

Ces jeux font l'objet d'un traitement particulier. Ils sont par définition « sérieux », ils se séparent des autres qui, par opposition, ne le seraient pas. L'emploi de l'expression « jeux sérieux » est symbolique. Elle fait une distinction entre des jeux vidéo méritants, qui valent la peine d'être étudiés, qui abordent des « vrais problèmes » (comme le jeu de gestion de

61 Marc Dupuy, « Casual Gaming, faut-il en avoir peur ? », jeuxactu.com, 16 décembre 2008, disponible en ligne. 62Stello Bonhomme et Carole Talon-Hugon. « Esthétique des jeux vidéo », Nouvelle revue d'esthétique, vol. 11, no. 1, 2013, pp. 5-10.

63 Julien Alvarez, Du Jeu vidéo au Serious Game : approches culturelle, pragmatique et formelle, Thèse spécialité science de la communication et de l'information, Toulouse : Université" de Toulouse II (Le Mirail), Université deToulouse III (Paul Sabatier), décembre 2007, 445 p.

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l'électricité, développé après une commande d'Électricité de France qui sensibilise sur les enjeux de l'énergie) et des jeux vidéo péjorativement ludiques. Le champ de la recherche est saturé d'analyses, de comparaisons et de preuves que les « serious game » sont d'intérêt public. Peu de recherches font état des apports du jeu vidéo dans son ensemble à la société. Une légitimation du jeu vidéo pourrait dynamiser la recherche sur la vision de la société, de l'art et de l'éducation que portent les jeux vidéo de créateurs.

Le champ du jeu vidéo rassemble une multitude d'acteurs dans des sphères aux enjeux et aux actions différentes. Force est de constater que, si les intérêts divergent souvent, tous ces acteurs forment un bloc qui travaille de fait à la reconnaissance du jeu vidéo. La dynamique qui est lancée par les joueurs, la presse spécialisée, les créateurs ou les éditeurs est une dynamique d'évolution, qui permet au jeu vidéo de se construire à long terme. Si le jeu vidéo suit un parcours de légitimation, chacun des acteurs y occupent donc une place propre, aux intérêts bien définis. Le problème des logiques financières demeure pourtant, la financiarisation pouvant être un frein à une logique de création puisqu'elle obéit à des acteurs hors-champ (la bourse, le marketing, ...). Dans ce parcours, les pouvoirs publics et les associations occupent un rôle bien particulier : ils sont situés hors du monde du jeu vidéo mais ils agissent sur celui-ci par le biais de la loi, des institutions et de la reconnaissance des milieux étatisés de l'art. Un changement de dynamique pourrait donc s'opérer dans l'industrie du jeu vidéo, tiraillée entre une logique de création artistique et une logique de rentabilité financière. L'industrie pourrait se polariser jusqu'à donner deux pôles de développement distinct l'un de l'autre, occupant deux parts du marché pour deux publics différents. De ces constats sur l'évolution du jeu vidéo et les différents mouvements dans l'histoire de sa légitimation, nous pouvons une forme de parcours de légitimation formé de plusieurs étapes successives qui vont de l'émergence d'une nouvelle pratique à son adoubement.

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"Il y a des temps ou l'on doit dispenser son mépris qu'avec économie à cause du grand nombre de nécessiteux"   Chateaubriand