CONCLUSION
Tout d'abord, le jeu a été analysé et
défini. Son évolution en tant qu'objet et en tant que pratique a
été expliquée. Nous avons vu que les logiques à
l'oeuvre dans le processus de création font état d'une
spécificité. Le jeu vidéo est à la fois une
nouvelle pratique et un nouveau medium qui se fonde sur des concepts et
préoccupations différentes des autres arts ou objets culturels.
Ces spécificités ont permis l'évolution du jeu
vidéo d'un « loisir de garage » à « objet
d'étude. Dans les années 1980-1990, un phénomène
naît et le jeu vidéo dépasse le cadre qui lui était
au départ attribué : il devient une pratique créative.
Celui-ci est alors lié à l'art et au débat autour de sa
légitimation. La question de la légitimation regroupe plusieurs
acteurs et plusieurs enjeux. Les acteurs gravitent tous autour du jeu
vidéo et ont des intérêts parfois convergents, parfois
divergents. La plus grande convergence de ces intérêts se fait
autour d'un espoir de légitimation. Force est de constater que tous ces
acteurs forment un bloc qui travaille de fait à la reconnaissance du jeu
vidéo. La dynamique qui est lancée par les joueurs, la presse
spécialisée, les créateurs ou les éditeurs est une
dynamique d'évolution, qui permet au jeu vidéo de se construire
à long terme. Même si la raison de cette volonté
diffère selon les acteurs, la finalité reste la même : le
jeu vidéo est en voie de légitimation. Elle est possible
grâce à la spécificité de celui-ci : c'est une
nouvelle méthode de création avec un vocabulaire et des
instruments propres : la programmation, le gameplay, le
gamefeel. La spécificité est un prérequis
obligatoire. Elle permet à une nouvelle pratique de ne pas être
rattachée à un autre art. Pour ne pas devenir un sous-champ d'un
art qui la précède chronologiquement, un medium doit pouvoir
prouver qu'il est un nouveau moyen de création. Dans ce cas, la
théorisation d'un nouveau medium est primordiale : elle l'inscrit dans
le champ de la recherche et permet l'apparition d'une avant-garde qui
transforme les codes de production et de compréhension.
Or, cette voie de légitimation s'apparente à un
parcours bien défini. Si le jeu vidéo a suivi ce parcours qui va
de ses origines à sa reconnaissance grâce à sa
spécificité, pouvons-nous appliquer celui-ci à une autre
pratique ? A un autre art ? Il semblerait que le cinéma ait suivi un
tracé similaire. Le cinéma a émergé en tant que
loisir populaire. Sa reconnaissance par
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l'Intelligentsia en tant que forme
d'expression valable l'a placé sur la voie de sa légitimation.
L'industrie s'est alors séparée en deux parties : une partie qui
produit des films populaires et une partie qui produit des films
acceptés et reconnus par les catégories sociales avec un capital
culturel plus fort. Tout ce qui est considéré comme populaire est
rejeté et ne sera pas perçu comme artistiquement légitime.
L'industrie devient bicéphale, une partie des films cherche la
création artistique, adoubée par les élites tandis qu'une
autre recherche le ludique, désavoué par la critique. Ce
phénomène est également observé dans le jeu
vidéo. Une partie des jeux est étudiée par les chercheurs
ou par les défenseurs de l'esthétique, une autre est
considérée comme présentant peu d'intérêt
(voire considérée comme abrutissante). Cette polarisation entre
« le bon goût » et le reste permet d'avoir une partie des jeux
vidéo qui sont considérés comme acceptable par les
instances et groupes de légitimation. Se met alors en place une analyse
prescriptive du jeu vidéo qui consiste à séparer les bons
objets des mauvais. Cette séparation morale et subjective a peu de sens,
elle est simplement le fait d'une opposition entre populaire et
légitime.
En ce sens, nous pouvons constater que la légitimation
semble être un processus automatique. Nous avons tenté de la
séparer en six étapes distinctes : l'émergence d'une
nouvelle pratique, le gain en popularité, la reconnaissance de la
spécificité, l'institutionnalisation et la création d'une
communauté, la polarisation et enfin l'acceptation de la
légitimité artistique. Le passage d'une étape à
l'autre est un phénomène de cause à effet. La nature
automatique du parcours de légitimation nous a invités à
une tentative de compréhension globale du phénomène : si
le processus est automatique, une nouvelle pratique a-t-elle besoin de
légitimation ? Perçu sous cet angle, le parcours de
légitimation prend un autre sens : il serait la résultante des
rapports de domination analysés par la sociologie de la culture. Dans
une perspective populiste, la légitimation d'un art serait une
réhabilitation de la culture populaire. Dans une perspective
misérabiliste, le processus de légitimation reviendrait à
considérer « la culture du pauvre comme une pauvre culture ».
La culture dominée (ou la pratique en voie de légitimation)
serait dans l'attente de légitimation par les dominants.
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Il serait intéressant de se pencher sur les
implications et les réalités d'une telle théorie. Il
faudrait pour cela s'intéresser plus en profondeur au
phénomène de « polarisation » à l'oeuvre quand
une pratique s'engage dans la voie de la légitimation. Ce travail de
recherche fait état de l'évolution du jeu vidéo et de son
entrée dans le processus de légitimation qui peut servir de
prérequis à une analyse poussée entre la culture
vidéoludique populaire et d'Elite. La théorie de la
légitimation comme processus de redéfinition d'une pratique avec
des codes de la classe dominante n'est pas nouvelle, elle a déjà
été développée dans des analyses sur la culture.
Pourtant, elle pourrait également servir dans le champ de la recherche
sur l'art. Ce champ est séparé entre des recherches
philosophiques sur l'esthétisme et des recherches sociologiques sur la
culture des groupes sociaux. Il est possible d'imaginer de nouveaux travaux sur
le septième, huitième, neuvième, dixième
(onzième, douzième...) art qui ferait état d'un changement
de définition.
S'intéresser à l'art comme à une «
pratique qui suit un processus de légitimation » signifierait
repenser les rapports entre l'art et les groupes sociaux. Bien sûr, une
telle approche nécessiterait de plus amples recherches. D'abord, il
serait intéressant de s'intéresser à la pratique
élitiste du jeu vidéo. Ceci requiert une analyse sociologique
poussée qui reprendrait les distinctions sociologiques entre dominants
et dominés. Si il y a bien une polarisation de la pratique, nous
pourrions déterminer si il y a des jeux légitimes et d'autres qui
ne le sont pas, et déterminer s'ils servent de moyen de distinction des
classes dominantes. Ensuite, une étude approfondie du parcours des
futurs arts (en ce moment, un débat cherche à déterminer
si la gastronomie aurait sa place en tant que douzième art) servirait
à éprouver notre hypothèse de parcours de
légitimation. Enfin, une recherche sur la consommation de l'art pourrait
servir à comprendre la transformation de définition de l'art qui
s'opère, entre les anciennes définitions sur l'esthétisme
et les nouvelles définitions sociologiques.
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