La publicité au Mexique, vecteur d'exclusion sociale.( Télécharger le fichier original )par Michael Spanu Université Lyon 2 - Master 2009 |
1.2. La publicité mexicaine, un quatrième pouvoir?L'industrie publicitaire mexicaine conjugue des éléments de la publicité globalisée et des caractéristiques propres à la société mexicaine. Cette publicité se dirige dans sa grande majorité à la télévision, qui est de loin le média le plus consommé au Mexique33(*). Plus que cela, la télévision est, dans de nombreux cas, l'unique source d'information disponible. Un grand nombre de zones du pays ne reçoivent pas de journaux ni d'accès à Internet. Les journaux ne sont lus que par 10 millions de personnes, c'est-à-dire 10% de la population. Relativement cher pour la population, ils sont les moins lus dans le monde. Les radios, si elles ne sont pas la propriété des grands groupes télévisuels, sont locales et n'ont que peu de moyens d'information. Il reste donc la télévision, seule et hégémonique, qui dispose d'une couverture nationale, dont il nous faudra visualiser l'ampleur pour comprendre le « pouvoir » de la publicité. Le terme information ne sera pas entendu ici comme simple nouvelle ou fait annoncé au JT, mais dans son sens le plus large et médiatique, c'est-à-dire de tout ce qui est dit et montré à tout moment et la manière dont cela est transmis. La publicité est donc information à partir du moment où elle nous dit quelque chose sur le monde et qu'elle nous le dit d'une manière et non pas d'une autre. Elle est même, de par son omniprésence et sa redondance, une des informations principales du média télévision, occupant chaque recoins, chaque espace de repos d'un programme, s'insérant même à l'intérieur des programmes sous sa capuche de sponsor. De plus, on considèrera également ce qui n'est pas officiellement publicité, c'est-à-dire les jeux télévisés, les séries ou encore les « telenovelas » comme information choisie et déterminée par la chaîne, lui donnant une politique télévisuelle précise. Il n'y a pas de hasard dans la programmation télévisuelle, contrairement à ce que ce bloc ininterrompu d'images pourrait nous faire croire, l'information n'est pas donnée naturellement ou aléatoirement, elle répond à des objectifs précis. La résistance sociale au Mexique a souvent pris un tournant médiatique, justement à cause du manque de diversité et de justice informationnelle. C'est en réaction au « pouvoir » établi des médias dominants (qu'incarne la publicité) que les mouvements sociaux ont manifesté leur besoin de faire leur propre information, en créant leurs médias alternatifs, comme ça a été le cas en 1994 avec le EZLN34(*) ou en 2006 a Oaxaca avec Radio Planton. La Constitution mexicaine nous apprend que « la manifestation des idées ne fera l'objet d'aucune enquête judiciaire ou administrative, (...) le droit à l'information sera garanti par l'État ». De même, l'article 58 de la Loi Fédérale de Radio et Télévision (1960) indique que « le droit à l'information, d'expression et de réception, par le biais de la radio et la télévision, est libre et par conséquence ne fera l'objet d'aucune enquête judiciaire ou administrative, ni de limitation ou censure, et s'exercera dans les termes de la Constitution et des lois ». En d'autres termes, les mouvements populaires réclament quelque chose qui est déjà inscrit dans les lois mexicaines: la libre détermination médiatique et informationnelle. Ce qu'ils dénoncent pourtant, c'est avant tout l'emprise de l'empire Televisa-Tv Azteca, et le rôle passif de l'État. On notera d'ailleurs que dans les exemples de médias alternatifs cités plus haut, les deux ont subi des attaques, parfois très violentes, de la part de groupes paramilitaires ou policiers en raison de leur opposition à l'ordre médiatico-économique établi. De la loi à la réalité, il y a encore un grand pas à franchir lorsque le droit à l'information s'oppose aux intérêts économiques des dominants. L'histoire des peuples mexicains nous rappellent que les outils traditionnels d'information et de communication verbale reposaient sur une base principalement orale: les conseils des anciens, les orateurs, les sacerdoces et les membres de la famille. Ainsi l'on enseignait l'histoire et les aspects importants de la vie sociale (politique, médecine, botanique, religion, etc.). Une culture de l'oral dont on a encore l'occasion d'observer les vestiges dans les espaces urbains, par l'utilisation notable de crieurs de rue, mais qui est surtout très vivace dans les communautés autochtones. Or la télévision ne peut se substituer à cette culture orale, comme l'aimeraient certains politiques progressistes, car elle en élude la fonction informative pour se consacrer au divertissement et aux faits divers. C'est le conflit engendré entre l'information demandée et celle reçue qui est à l'origine de nombreuses revendications sociales au sein des communautés. On peut voir dans le programme national de développement des peuples autochtones (2001-2006)35(*) une charmante initiative pour réduire l'isolement médiatique de nombreuses communautés, un effort a été fait pour que les villages les plus reculés reçoivent plus d'information. Cela dit, ce ne sont pas des journaux que l'on a vu arriver aux villages, sinon des antennes de télévision capables de capter le signal des plus grandes chaînes privées. Par exemple, le mandat du président conservateur Fox (2000-2006)36(*), ex-impresario, était précisément reposé sur la volonté de faire parvenir la télévision, et plus particulièrement celle de ses amis du groupe Televisa, à tout le pays (en plus de la machine à laver). Ainsi s'explique la présence du « canal 2 » de Televisa même dans les villages les plus démunis du pays, leur donnant l'occasion de regarder les « telenovelas » et le JT comme le font les habitants de la capitale, bien qu'ils n'aient pas beaucoup d'autre choix dans la programmation. Le discours télévisuel suscite alors le débat sur sa légitimité, car il a depuis toujours exclu la parole du peuple pour imposer une idéologie dominante incarnée par les deux groupes médiatiques les plus puissants du Mexique, Televisa et Tv Azteca. L'information est certes un élément essentiel à l'émancipation, mais lorsqu'elle est contrôlée par des groupes qui ne recherchent que le profit (en plus d'être très orientés politiquement et moralement), et qu'elle est hégémonique dans de nombreuses zones (c'est-à-dire que l'on n'y reçoit aucun autre signal que celui de ces deux groupes, le choix de programme y est donc très limité), elle devient dangereuse. En réalité, la télévision est une des rares voix informationnelles qui arrive à certains villages, outre les voix à l'intérieur de ce même village, qui se font plutôt échos du savoir des générations antérieures. Elle est la voix du pays et du monde, celle qui vient de l'extérieur pour en dévoiler les faits et gestes, et la publicité est son arme commerciale et idéologique. Les groupes Televisa et Tv Azteca, qui possèdent 97% des concessions du pays37(*), se caractérisent précisément par l'abondance de publicité dans leurs médias, et donc de leur dépendance à cette publicité. En cela nous verrons plus loin comment celle-ci se constitue comme « pouvoir ». Mais il me faut encore approfondir ce tour d'horizon médiatique mexicain pour visualiser le rôle des membres clés, et le rapport qu'ils entretiendront avec la publicité. Comme c'est le cas dans tous les pays capitalistes, on observe au Mexique un fort lobbying de la part des grandes entreprises, souvent accusées de copinage (pour ne pas dire corruption) avec les politiques, pour parvenir à conserver leurs avantages fiscaux et économiques. Le groupe Televisa est notamment connu pour ce genre d'activités, ayant toujours été plus ou moins lié au parti au pouvoir (le PRI), surtout dans les périodes les plus autoritaires, se convertissant en réel outil de propagande.38(*) C'est un phénomène très accentué dans les pays émergents qui disposent d'institutions faibles et de ressources économiques fortes comme le Mexique. L'impression d'impunité règne à l'intérieur du pays pour ceux qui possèdent beaucoup d'argent, d'où la lutte acharnée et sanglante pour le pouvoir39(*). Le groupe Televisa, longtemps seul à dominer le marché télévisuel, avant de se faire légèrement rattraper par la naissance de Tv Azteca en 1993, a toujours entretenu des liens étroits avec le pouvoir. Alors même que la loi mexicaine interdit les monopoles, on constate que l'histoire du groupe se résume à une alliance avec le pouvoir afin de conserver son monopole. Une histoire qui ressemble étrangement à celle de ce fameux parti, le PRI, resté à la tête du pays pendant plus de 70 ans. La télévision se fait complice d'un gouvernement oppresseur, elle maquille la réalité du Mexique pour lui donner l'image propre de l'État démocratique. Les exemples d'alliances entre télévision et État sont nombreux. Lors des mouvements sociaux de 1968, on camoufle le massacre de 400 étudiants à Tlatelolco par l'armée, à quelques jours de l'ouverture des Jeux Olympiques40(*). Pendant l'époque de la « guerre sale » des années 70, on visait à éliminer tous les opposants au pouvoir, et les nouvelles ne parlaient que de délinquance pour justifier des morts et des disparus politiques41(*). Les révolutionnaires autochtones de l'EZLN étaient encore qualifiés de délinquants hors-la-loi par les médias en 199442(*). Et en 2007, lors des mouvements sociaux qui ont secoué la ville d'Atenco, on diffusait en boucle une vidéo d'habitants qui frappent un policier, que les présentateurs (ou plutôt commentateurs) se plaisaient à qualifier de « honte du pays », alors que ces mêmes policiers ont plus tard été accusés de viols et violences sur les civils en question43(*). La coutume des médias dominants, tout au long de l'histoire des mouvements sociaux, a été de qualifier ces mouvements de délinquance ou terrorisme, et de justifier d'une manière ou d'une autre les pratiques violentes et les machinations politiques. Televisa ira même jusqu'à se faire historien de la démocratie au Mexique par la diffusion de documentaires embellis, faisant fi des revendications sociales et des fortes oppositions qui ont eu lieu tout au long de l'histoire du pays.44(*) D'autre part, on a pu assister à l'invention d'un nouveau genre journalistique: images en direct avec dramatisation musicale, inaugurée lors de l'assassinat de l'humoriste Paco Stanley. L'emphase largement utilisé par Tv Azteca et Televisa, pour mettre en avant la violence et l'insécurité dans la capitale, servait en fait des intérêts politiques qui allaient contre le gouverneur de gauche de la capitale. Ce spectacle de la terreur et de l'hystérie collective, l'usage de l'hélicoptère, étaient une tentative de prise de pouvoir, les commentateurs affichant ouvertement leur ras-le-bol face aux autorités, appelant le gouverneur à renoncer. Ce même groupe « d'activistes du pouvoir » a fait usage de fausses caméras cachés pour discréditer les politiques (de gauche) qui gênent.45(*) Tout un arsenal de tactiques médiatiques qui avaient pour but de discréditer la candidature à la présidence d'André Manuel Lopez Obrador en 2006, qui était alors annoncé comme favori et bénéficiait d'une opinion populaire favorable. Le parti au pouvoir, le PAN (Parti Action Nationale, conservateur), sous le joug des impresarios préoccupés de l'éventualité d'un président de gauche, a finalement organisé une fraude gigantesque pour remporter l'élection46(*) en s'assurant l'appui des médias pour reconnaître la légitimité du président « élu », Felipe Calderón. Depuis les années 90, les grandes chaînes se sont converties en de véritables armes électorales pour les partis politiques. Ils sont le principal client publicitaire de la télévision et certaines chaînes n'hésitent pas à s'affranchir des lois pour afficher leur sympathie pour tel ou tel candidat, lui offrant une visibilité privilégiée. Ces manoeuvres restent impunis, sous le couvert d'une liberté d'expression que s'autoproclament les chaînes concernées47(*). Ces spots politiques occultent le vrai message et les programmes politiques par une formule publicitaire générale et racoleuse. La pauvreté importent moins aux politiques que leur apparition dans les médias, comme le montre la répartition des financements publics de certains états. L'exemple du Canal 40 est tout à fait révélateur du pouvoir de la publicité et de l'acharnement avec lequel Televisa et Tv Azteca tentent de conserver leur emprise. La chaîne qui cherchait à faire un nouveau genre d'information, s'opposant ainsi aux chaînes dominantes, a été prise par un groupe armé de Tv Azteca à l'aube du 27 décembre 2002, sans qu'il n'y ait aucune poursuite légale. C'est lorsque les informations diffusées par le Canal 40 ont commencé à chatouiller des personnes influentes, notamment le Père Maciel accusé de pédophilie, que les problèmes ont commencé. Lorsque l'on connait la principale source de financement de la télévision, il facile d'en venir à bout s'il on a les moyens d'atteindre cette source. Les grands annonceurs du pays ont ainsi commencé à refuser que leur publicité soit diffusée sur une chaîne qui leur faisait préjudice (à eux ou à leurs proches) dans les informations qu'elle révélait. Le Canal 40 a rapidement perdu de l'argent, jusqu'à ne plus engranger suffisamment de recettes publicitaires pour survivre en tant que chaîne indépendante. La chaîne est aujourd'hui rachetée par Tv Azteca, n'ayant plus rien à voir avec la programmation d'antan. Voilà un exemple de l'usage qui peut être fait de la publicité afin d'éliminer un adversaire médiatique et politique. Les impresarios contrôlent littéralement la classe politique mexicaine, ils font même parfois partie de celle-ci le système des portes tournantes (« revolving doors »). Ils utilisent les concessions médiatiques pour « travailler » avec la classe politique et imposer leurs règles du jeu. Televisa représente 66% des concessions télévisuelles du pays, Tv Azteca 31%. Deux familles médiatiques contrôlent l'information, ce que doit voir la population, les thèmes que l'on doit aborder, la publicité. Tout ce qui apparaît à l'écran: une dictature médiatique. À travers l'énorme capital culturel acquis le long de ces nombreuses années de domination, Televisa, dirigé par la maison Azcárraga, s'est forgé un réel pouvoir d'influence sur les formules de consommation et sur la production de goûts médiatiques.48(*) Son emprise financière sur le paysage médiatique lui a permis d'atteindre la première place mondiale en terme de publication de magazines en langue espagnole (31 titres, dont la presse à scandale et les magazines de telenovelas, les plus vendus au Mexique), assurant entre autre la traduction de grands classiques internationaux comme Cosmopolitan, Elle ou Quo. Le fameux Canal 2 de Televisa que reçoivent toutes les chaumières mexicaines et qui dispose de l'audience la plus large du pays, est surtout connu pour ses « telenovelas » (le « somnifère populaire »), et son JT qui propose une sorte d'agenda informationnel dont le but est de parler d'autre chose que des problèmes réels, de détourner l'attention. Il relève plus du spectacle que du journalisme, abusant du sensationnalisme avec la « nota roja »49(*), mettant en scène le présentateur grâce a un ensemble de procédés techniques dignes du « Juste Prix ». C'est un « one man show » qui commente l'actualité à une heure de grande écoute et qui créé la confusion entre opinion et information. Par ailleurs, on y présente les acteurs de « telenovelas » comme une information d'intérêt général lors du JT, ce qui s'apparente à une forme d'autopromotion des programmes de la chaîne. On invente de l'information pour rendre le show plus attractif50(*). On fait des faux micros-trottoirs pour appuyer les projets du gouvernement. Télévision forte et État faible, une combinaison qui fait le bonheur des intérêts privés. Le chaos national se convertit en télé-réalité: insertion dans la vie privée, exaltation de l'égoïsme, du mensonge, de la trahison, et transformation de l'insignifiance en spectacle. Tout ce show alors qu'au même moment, dans la société réelle, on privatise l'eau, on liquide les services publics, on accentue les inégalités en prenant aux pauvres pour donner aux riches. Dans son ouvrage El poder de la publicidad en México en los inicios del siglo XXI51(*), Carola García Calderón insiste sur l'usage du mot pouvoir (« poder » en espagnol), en lui quittant sa connotation magique et idéologique de persuasion, pour le ramener à son sens élémentaire, c'est-à-dire capacité d'agir. En effet, selon l'auteure, l'économie publicitaire manipule de gros capitaux et possède l'envergure nécessaire pour s'opposer à certaines règlementations qui lui seraient défavorables. Ce « pouvoir » de la publicité mexicaine s'étendrait jusqu'à son discours d'autolégitimation qui prône la liberté d'expression commerciale, mais qui n'est en fait rien d'autre que sa propre liberté, ou plutôt son pouvoir d'annoncer sans aucune restriction. Tout l'appareil discursif du dominant économique tend à cacher le fait qu'il dit ce qu'il dit parce qu'il a un intérêt spécifique à le dire, et tend à faire croire qu'il fait ce qu'il fait car il est dans son plein droit de citoyen (capitaliste), et que tout le monde est dépositaire de ce même droit. Au Mexique, les études de marché se sont amplement développées au cours de la fin du XXe siècle, tendant à se focaliser, de manière évidente, sur la branche de population qui a le plus accès aux produits. Cependant, si l'on envisage le fait publicitaire comme un média qui joue un rôle clé dans le processus économique, un décalage relativement important se creuse au sein de la société. Malgré tous les modes de communication et commercialisation qui existent au Mexique, dont la publicité est un des principaux acteurs, ceux-ci n'atteignent pas 85% de la population qui réalise leurs achats via le commerce informel ou de contrebande52(*). Il est aisé d'observer l'importance du phénomène publicitaire dans son ensemble au Mexique, de par la quantité de spots publicitaires qui entrecoupent les émissions télévisuels, qui est la plus élevée au monde53(*), mais aussi par la profusion d'affiches géantes dans les rues de la capitale, par les panneaux de bienvenue dans les villages encadrés de Coca-Cola, et par les noms de marques qui sont devenus des noms propres (le pain Bimbo, les Kleenex, etc.). La publicité est un pouvoir économique qui réunit les intérêts des annonceurs, qui pour la plupart sont les grandes entreprises qui produisent des services au niveau global et qui, particulièrement au Mexique, financent grandement des médias jusqu'à détenir le pouvoir d'en influencer le contenu. En 2005, environ 60% des investissements publicitaires étaient destinées aux deux principaux groupes médiatiques publicitaires: Televisa et TV Azteca54(*). Le pouvoir économique de la publicité l'a mené à se convertir en force politique capable d'incidence sur l'activité gouvernementale. Ce pouvoir s'est construit à partir de mécanismes de défense et de cohésion qui regroupent les trois acteurs principaux: annonceurs, agences publicitaires et médias de communication. Ces mécanismes ont permis à l'industrie publicitaire de dialoguer et de s'imposer face à un État qui ne s'est intéressé à la régulation que très tardivement, en se limitant simplement à la publicité en relation avec la santé, aux temps et horaires de transmissions, et à la publicité mensongère, avec peu de moyens de surveillance pour mettre en place cette réglementation. D'un point de vue historique, les grandes agences ne se développent que dans les années 50. À l'époque, la quasi totalité des investissements est faite dans les médias de masses, alors que seulement 5% se destinent a des médias de moindre envergure (feuillets, affiches, etc.). Pour devenir de réelles industries publicitaires, comme dans le reste du monde, les agences ont nécessité trois conditions: un large panel de producteurs compétitifs équipés des outils de distribution, l'existence de médias de communication qui couvrent une grande partie du pays, un marché étendu de consommateurs au niveau de vie suffisant et disposant d'un certain temps libre. L'ampleur de la publicité au Mexique reflète une réalité que l'on retrouve dans d'autres pays d'Amérique Latine: la profonde inégalité qu'il existe dans la répartition des richesses. En effet, selon les chiffres de l'Institut National de Géographie et d'Informatique55(*), environ 15% de la population active touche 8 a 14 fois le salaire minimum alors que plus de 60% de la population reçoit moins de 4 fois le salaire minimum. Pour rendre ces chiffres plus parlants, il est nécessaire d'envisager le salaire minimum mexicain comme symbolique, car il est de 1400 pesos par mois (environ 80 euros), c'est-à-dire très insuffisant pour survivre lorsqu'on le compare au prix de la vie. Le salaire minimum est plus symbolique qu'autre chose, il existe de fait très peu d'emplois payés au salaire minimum, si ce n'est aucun, car il est plus facile de gagner sa vie en montant un stand informel de nourriture dans la rue, ou en vendant de la musique piratée dans le métro. Le marché publicitaire mexicain est caractérisé par la présence de grandes agences, notamment étrangères, qu'a permis la politique économique mexicaine depuis les années 50. En 1973 par exemple, les dépenses publicitaires s'élevait à 4 500 000 000 de pesos, dont 44% se destinaient à la télévision. Ce chiffre est supérieur au financement de l'époque de toutes les universités publiques du pays56(*). En 2004, ces dépensent atteignaient 5 250 000 000 de pesos. Durant l'année 1992, sur les 250 agences qui existaient, 20 d'entre elles étaient responsables de 81,5% des dépenses publicitaires. De ces agences, citons entre autre Walter Thompson, Noble DMB&B, McCann Erickson Stanton, D'Arcy, Leo Burnett, toutes apparentées aux groupes publicitaires des Etats-unis. Et à titre d'exemple, le groupe McCann compte parmi ses clients Coca-Cola, l'Oreal, Nestlé, Bacardí, Colgate, Good Year et American Airlines ; alors que le groupe Ogilvy est présent dans 89 pays et offre ses services à Motorola, Kodak ou encore American Express. Ces agences font tout simplement partie des plus grandes agences au monde. En outre, l'investissement publicitaire au Mexique est en lien avec les plus grands annonceurs internationaux. En 1995, on comptait 15 annonceurs responsables de 40% de l'investissement publicitaire total, parmi eux, Colgate, FEMSA (Coca-Cola), Telmex, Walmart et Visa. Selon la l'Association des Agences de Médias (AAM), 76% des dépenses publicitaires engagées par les annonceurs sont destinées à la télévision. Jusqu'en 1993, le groupe Televisa attirait 80% des investissements publicitaires destinés à la télévision et 50% des investissements destinés aux magazines et à l'affichage extérieur. La télévision est le média qui attire le plus d'investissement publicitaire au Mexique, loin devant les journaux et magazines, un écart moins prononcé que dans des pays comme la France, l'Allemagne ou le Japon.57(*) Il faut ici souligner le lien très fort, pour ne pas dire hégémonique, qui unit la l'industrie publicitaire et la télévision, car c'est ce lien qui a orienté mon choix de corpus. C'est entre ces deux acteurs que se constitue tout le « pouvoir » de la publicité, par leur poids économique et médiatique. Dans les années 90, sous le mandat de Salinas Goriatri, le Mexique a connu une vague de déréglementation et de dérégulation dont la publicité a beaucoup profité. Outre le tabac et l'alcool, il n'existe plus de produits dont l'annonce est soumise à un quelconque contrôle. Les publicités d'aliments à faible valeur nutritive, de boissons énergétiques, de produits d'hygiène, etc., qui étaient auparavant gérés par le Secrétariat à la Santé, ne font plus l'objet d'aucune réglementation. C'est, en d'autres termes, l'idée du « réguler moins pour réguler mieux ». Dans le cadre de sa légitimité au Mexique, le discours publicitaire est souvent ambigüe. Il utilise certaines études de consommateurs pour avancer que diminuer ou supprimer la publicité de boissons alcoolisées ne réduit pas la consommation, et que c'est donc un manque d'information pour le consommateur. De même, en ce qui concerne les cigarettes, le président de l'agence McCann Erickson défendait l'idée que si un produit est réellement considéré comme dangereux pour la santé, ce n'est pas à la publicité qu'il faut s'en prendre mais à la production. Si ce produit existe, si sa production industrielle est autorisée, il devrait y avoir une liberté totale à le promouvoir. Bien évidemment, on imagine rapidement que le poids économique du marché du tabac et de l'alcool limite toute régulation de la production, c'est donc la publicité qui en fait les (petits) frais. Le Mexique est un des rares pays dans le monde à incorporer un message de modération au message publicitaire des boissons alcoolisées, pour ainsi leur permettre une diffusion télévisuelle ou radiophonique: « Avec classe et sans excès, sentez sa saveur » ou « La qualité est la responsabilité de Bacardi, la quantité est votre responsabilité ». C'est une sorte de publicité hybride qui tente de se donner une image responsable, mais qui n'est en fait que de business moralement esthétisé. Avec l'Accord de Libre Échange Nord-Américain (ALENA, 1994) surgissent de nouveaux produits et investissements sur le sol mexicain. L'article 5 de l'accord prévoit que la publicité pourra être réalisée a l'intérieur du territoire ou en dehors. Vision d'une publicité globale dont le message serait identique pour tous les pays, seulement traduit. Au final, l'accord ne fait que renforcer une situation qui existait déjà, c'est-à-dire le contrôle du marché par des agences et annonceurs étrangers. Les membres de l'IAA (International Advertising Agency) représentent 97% des dépenses publicitaires mondiales. Ils constituent un groupe de pression qui fait valoir son droit à l'expression commerciale. Par exemple, en 1992, le président de la IAA, Roger Neill, proposait une campagne de publicité en faveur de la publicité, se dotant d'un slogan de type: « La publicité: le droit de choisir », recyclant l'idée qui veut que la publicité ne soit qu'un appareil économique et informatif comme un autre, dont l'usage (même intensif et abusif) est essentiel au bon fonctionnement du processus de consommation et à la stabilité de la société. Cette organisation a pu avoir un rôle important au Mexique, notamment durant les années 90, en s'opposant à certaines restrictions publicitaires, via des commentaires adressés au Secrétariat à la Santé58(*), appelant encore une fois à plus de liberté d'expression commerciale. L'inexistence d'associations de protection du consommateur démontre du peu de participation de la part des citoyens et de la main mise de l'industrie publicitaire sur sa propre activité. Le seul dialogue qui existe, c'est celui entre le gouvernement et le monde publicitaire. Un gouvernement souvent accusé de corruption, dont les institutions manquent de moyen face aux géants internationaux du monde publicitaire, qui nous laissent imaginer un dialogue à sens unique. Le poids économique de la publicité, adjoint à l'emprise des grands impresarios sur la classe politique, ne permettent pas l'entrée en action d'une société civile contestataire souvent effrayée par les représailles. Cette société civile est pourtant la première à souffrir de l'invasion publicitaire et de ce que j'identifierai plus loin comme l'exclusion sociale. Nous verrons dans le point qui suit en quoi cette société, culturellement très diverse, est sujette à de nombreuses discriminations au quotidien ; et dans la deuxième partie, comment la publicité s'inscrit dans ce processus d'exclusion sociale. * 33 Source: IPSOS-BIMSA, personnes de 6 à 64 ans. Mexico, Guadalajara et Monterrey. Avril 2006 à mars 2007. * 34 Javier Esteinou Madrid, El derecho a la información de los pueblos indios: el caso de México. http://www.inisoc.org/jest0108.htm, 23 novembre 2003. * 35 Comisión Nacional para el Desarrollo de los Pueblos Indígenas, document officiel disponible en ligne. * 36 Le président Fox s'est notamment fait remarquer pour son son affiliation à des groupes religieux très conservateurs, pour son opposition aux intellectuels, pour sa misogynie (lorsqu'il parlait des « machines à laver à deux pattes »), et plus généralement pour son manque d'éducation. * 37 Source: IBOPE AGB México, Anuario media performance 2008. * 38 Andrew Paxman et Alex M. Saragoza, Globalization and Latin Media Powers: The Case of Mexico's Televisa, in Vincent Mosco et Dan Schiller, Continental order?: integrating North America for cybercapitalism, Boston, Rowman & Littlefield, 2001. * 39 Le cas de Luis Donaldo Colosio, assassiné en pleine campagne électorale, fait figure d'exemple-type de cette lutte pour le pouvoir. Voir Martha Riofrío, Nación, Democracia y Sepultura, Mexico, Trigueres, 1997. * 40 Elena Poniatowska, La Noche de Tlatelolco, Mexico, Era, 1993. * 41 Laura Castellanos. México armado 1943-1981. México, Era, 2007, * 42 Carlos Montemayor, La Rébellion indigène du Mexique. Violence, autonomie et humanisme, Mexico, Syllepse, 2001. * 43 Nicolás Défossé, Romper el cerco, 2007. (documentaire) * 44 Carlos Mendoza, Teletiranía: la Dictadura de la Televisión en México, 2005. (documentaire) * 45 Miguel Ángel Granados Chapa, « Desafueros (procesos contra René Bejarano y Andrés Manuel López Obrador) », Proceso, 7 novembre 2004. * 46 Luís Mandoki, Fraude: México 2006, 2007. (documentaire) * 47 La Jornada, 8 février 2010. * 48 Carlos Monsiváis, En torno a la cultura nacional, Mexico, Fondo de Cultura Económica, 1982. * 49 « Note rouge » en Français, cette expression a servi au Mexique pour désigner un genre journalistique en relation avec les thèmes de sécurité publique et de justice pénale, autrement dit les histoires de morts et de disgracies sociales. Souvent qualifiée de mauvais journalisme, on l'attribue à la fascination pour la mort que semble manifester les mexicains. Voir Marco Lara Klahr et Francesc Barata, Nota(n) roja, Mexico, Debate, 2009. * 50 Référence à l'agression simulée dans la capitale, diffusée au JT pour mettre en avant l'insécurité qui règne dans la ville, ecore une fois afin de discréditer les politiques de gauches aux mains de la capitale. La Jornada, 22 août 2000. * 51 Carola García Calderón, El poder de la publicidad en México en los inicios del siglo XXI, Mexico, Plaza y Valdes, 2007. Les remarques qui suivent sont pour la plupart tirées de cet ouvrage, de même que les chiffres qui ne disposent pas de référence. * 52 Source: Consulta Mitofsky, « El comercio informal en tiempos de crisis », 2009. * 53 Il est courant qu'un long métrage comporte jusqu'à dix coupures publicitaires qui, accumulées les unes aux autres, peuvent représenter une durée supérieure à celle du programme. * 54 El Universal, 27 juin 2007. * 55 Censo General de la Población y Vivienda, Estados Unidos Mexicanos, 2000. * 56 Victor M. Bernal Sahagún, Anatomía de la publicidad en México. Mexico, Nuestro Tiempo, 1988. * 57 Carola García Calderón, op.cit. * 58 « Comentarios de la IAA a las modificaciones del Reglamento de Salud », Apertura, avril 1992, p. 64-68. |
|