La publicité au Mexique, vecteur d'exclusion sociale.( Télécharger le fichier original )par Michael Spanu Université Lyon 2 - Master 2009 |
PARTIE I : Culture de l'image et image de la culture« Ce livre a donc pour objet les codes invisibles du visible, qui définissent très naïvement et pour chaque époque un certain état du monde, c'est-à-dire une culture. Ou comment le monde se donne à voir à ceux qui le regardent sans y penser. » Régis Debray
On se réfère communément à la culture pour une chose qui requiert l'intervention humaine, par création ou dérivation: la culture, c'est du cultivé. Ainsi, on fera souvent référence à des choses raffinées, c'est-à-dire hautement « cultivées » (dans le sens de « travaillées »), d'où toute l'ambigüité entre culture au sens général et « haute culture ». Par la culture, on ne parle pas seulement de « choses » sinon de comportements, raffinés ou non, mais toujours produits d'une construction humaine. En combinant choses et comportements, on obtient une définition comme celle-ci: « La culture est une série floue d'attitudes et de croyances, de normes comportementales, de préjugés et valeurs élémentaires que partagent un groupe de personnes, et qui, sur chaque membre, exerce une influence sur le comportement et sur l'interprétation du sens du comportement des autres personnes. »1(*) Dans notre culture moderne et globalisée, l'image est l'objet manipulé et consommé « naturellement » par excellence: la télévision le matin pour ne pas être seul au petit-déjeuner, ou le soir pour s'endormir en couleur ; les flyers qui nous font aller à un concert et la photographie qui nous fait regarder ce concert à travers un écran numérique, pour ensuite montrer aux amis qu'on y était ; les peintures qui font notre histoire dans les manuels scolaires et le cinéma qui profite aux couples pour se réunir les jours de pluie. On fait de l'image des usages aussi divers que variés, on la manipule à notre aise sans vraiment y penser, comme si elle avait toujours été là. Et en quelque sorte, elle a toujours été là, puisque que l'on a grandi dans les images, celles des encyclopédies illustrées ou celles des dessins animés, et que l'on vieilli devant « Des chiffres et des lettres », avec quelques portraits accrochés aux murs où se côtoient anciens et nouveau-nés. Mais elle reste un pur produit de notre culture, de cette agglomération de comportements et d'attitudes que l'on partage face au monde. Un produit culturel façonné peu à peu au cours des siècles. Par l'usage du temps, l'image s'est incorporée à la vie sociale contemporaine de telle sorte que: « on ne la voit plus à force de la voir »2(*). Tellement naturelle à nos yeux que l'on ne se demande pas comment ni pourquoi elle est arrivée là. Il y a pourtant bien des préjugés qui courent sur elle, le préjugé de la manipulation ou celui du caractère trompeur de nos images quotidiennes, mais cela ne nous empêche pas de vivre dans une société totalement inondée par les images, dont les usages ont été largement appropriés par la « culture » occidentale, comme le montre l'essor de la photographie amateur de la fin du XXe siècle3(*). Aujourd'hui, qui songerait à partir en vacances sans son compact numérique? Comment pourrait-on organiser une campagne électorale sans image? N'est-il pas indispensable de présenter un produit sous une belle lumière publicitaire pour avoir une chance de le vendre? L'image s'est affirmée comme un outil dominant de la communication contemporaine et il nous revient de la considérer comme tel, de la remettre en question, et ainsi tenter de voir ce qu'elle implique dans notre société. C'est en ces termes que l'on peut parler d'une réelle « culture de l'image ». Alors que l'on discute aisément d'accès à la technologie ou au langage, on parle moins d'accès à l'image. Notre rapport à cette dernière n'a pourtant pas toujours été aussi simple et ce serait rater la première marche que de voir ce rapport comme universel, naturel ou transparent. En effet, la relation de l'homme occidental au concept d'image est le fruit d'une longue histoire où les religions (en tant qu'institution et croyance, c'est-à-dire en tant que culture) ont joué un rôle particulièrement important. Régis Debray identifie l'image comme une « présence/absence »4(*) dont l'origine profonde serait la contemplation de la mort. La vision d'un corps sans vie qui nous ramène à l'idée de l'individu mais qui n'est pas l'individu serait la première expérience esthétique de l'homme. L'image aurait ainsi une histoire bien plus ancienne que celle de l'écriture, bien que son invasion dans le quotidien soit beaucoup plus récente. Quoiqu'il en soit, c'est bien par une approche historique que l'on peu comprendre comment s'est formée notre culture de l'image, de la prohibition religieuse des idoles à la sacralisation de celles d'Hollywood. Bien que cela puisse paraître naïf, il est indispensable de garder à l'esprit que la profusion d'images au quotidien n'est pas un phénomène qui a toujours été là, établi tel que nous le percevons, et qu'il va en changeant chaque jour, de par l'image qui modifie notre regard et notre regard qui modifie l'image. Si l'image fait partie intégrante de la culture occidentale contemporaine, je m'intéresserai ici plus particulièrement aux formes médiatiques que revêt cette « culture de l'image ». Ces forment ont en effet de l'intérêt dans ce qu'elles nous disent de la réalité contemporaine des rapports sociaux propre à un contexte donné. Il s'agirait donc de « déplier les avatars médiatiques »5(*), c'est-à-dire analyser des objets d'expression de la réalité qui serait plié à cette même réalité et observer comment les représentations imaginaires sont également constitutives du réel. Un travail que je résume vulgairement par cette forme rhétorique: « une image de la culture par la culture de l'image ». Si j'emploie les termes « culture » et « image » dans leur sens le plus large et approximatif, ce n'est que pour esquisser une introduction à un travail qui englobe des concepts complexes, dont les définitions et usages font l'objet de nombreuses divergences. Il me semble en effet inutile de remuer toute la masse scientifique qui traite de ces concepts que je n'utilise qu'à des fins didactiques. J'entends concrètement par « image de la culture » une représentation des représentations culturelles et sociales d'un contexte mexicain à travers ce que véhicule sa « médiaculture »6(*). C'est une de ces représentations que j'aurai l'occasion d'analyser plus en profondeur dans ma deuxième partie, après avoir esquissé le contexte culturel de ces représentations dans le deuxième point de cette partie. Toujours selon Régis Debray, notre manière de regarder les images a profondément changé avec l'arrivée de la télévision. J'y reviendrai plus tard, mais il me semble d'ores et déjà pertinent de justifier le choix de la télévision comme forme médiatique puissante en termes d'analyse de représentations. Aujourd'hui, l'image fait foi, il faut voir pour croire. Les discours d'accord, mais on veut voir les résultats, et quoi de mieux qu'un média comme la télévision pour nous montrer (et non nous démontrer par la logique ou le raisonnement) la réalité. La politique doit se faire spectacle pour attirer l'attention, l'autre versant, écrit celui-là (lois, textes, circulaires) est réservé à une bande d'individus obscurs que l'on imagine comme la légion d'hommes pressés dans le film Brazil. L'image de la télévision est donc démocratique car soit disant à la portée de tous. En cela elle est un formidable moteur à représentations, car c'est un fourre-tout idéologique et instantané orchestré par de grands capitaux (la télé ça coute cher et ça rapporte beaucoup). Pour gouverner, il faut faire croire, et la télévision est première de la classe, car solidement armé (le fameux marketing et beaucoup d'argent) pour parler au citoyen-consommateur comme il se doit. Le schéma est simpliste mais efficace: les riches fabriquent l'information que les pauvres reçoivent. Dans sa composition même, l'image moderne est véhicule d'inégalité, et nous irons plus loin dans l'analyse de cette culture (ou « ère ») de l'inégalité qui se définie elle-même comme démocratique, par l'observation de son fer de lance: la publicité. 1. Culture des images et société contemporaine: un phénomène publicitaireIl est intéressant de voir à quel point la propagande a toujours quelque chose à voir avec l'image. Les espagnols s'en sont allègrement servis lors de la « otra conquista», la conquête des esprits, remarquablement illustré dans le film du même nom7(*). On y voit un indigène aztèque vouer une fascination sans borne à l'image de la Vierge, qui donnera lieu plus tard au fameux culte de la Vierge de Guadalupe, symbole du syncrétisme mexicain. L'image n'est donc pas seulement regardée, elle est vécue, parfois de manière intense. Elle a également fait le bonheur des régimes totalitaires du XXème siècle qui en ont développé les techniques « persuasives », et par dessus tout l'idée « d'image persuasive ». Et c'est encore aujourd'hui de l'image dont se sert Greenpeace par exemple pour faire réagir le monde face à la destruction de la nature. Mais la propagande, comme système producteur de discours dans un seul but de persuasion idéologique (et non de vente commerciale), n'est pas publicité. L'inverse est néanmoins discutable. On dira que la pub ne poursuit qu'un objectif commercial. Oui, certes, c'est ce qu'elle poursuit. J'ajouterai cependant que de la sorte elle tente de nous faire consommer, non de manière ponctuelle, mais sans relâche, pour le bien de l'économie et de la croissance. Il est par exemple intéressant de noter que l'on ne trouve pas de traces de la kleptomanie avant l'apparition de la publicité,8(*) ce qui pourrait nous amener à penser la publicité, mais pas seulement elle, comme une éventuelle créatrice de comportements déviants. Ainsi, par sa répétition, sa présence et son discours, elle véhicule de manière évidente une idéologie consumériste sur laquelle repose entièrement notre société. Parti pris, donc: la publicité est une forme de propagande. Il existe toutefois une étrange contradiction dans le fait qu''une société hautement technologique coexiste avec un système magique d'acquisition d'objet comme la publicité. C'est-à-dire que, dans la publicité, l'objet ne s'acquiert pas en lui-même. Tout comme les sociétés primitives, nous attribuons des sens parfois profonds aux objets qui, dans le cas de notre société moderne, sont utilisés par la publicité pour être vendus. Et aujourd'hui, même les plus vieilles institutions ont recourt à cette symbolisation excessive qu'est la publicité: l'Église, l'État, les organisations charitables, etc. Pourtant la croyance en la publicité n'est pas aveugle, on sait qu'elle ne peut redonner la foi ou la flamme patriotique, elle n'est qu'un agent idéologique auquel on fait plus ou moins confiance car il a réussi à se glisser dans tout le paysage médiatique. Mais cette activité idéologique tendrait presque à nous faire oublier que la publicité est avant tout une industrie, c'est-à-dire un agent économique très lourd, qu'il me faudra visualiser dans le contexte mexicain pour mieux comprendre sa production de message. Ce rapprochement autour du phénomène publicitaire, vu comme élément décisif de notre culture de l'image, se fera en deux temps. Il s'agira tout d'abord de rejeter la croyance dans les « effets » de la publicité pour s'intéresser plus précisément à la manière dont elle trouve sa place dans notre société, pour ensuite tenter de voir en quoi l'industrie publicitaire au Mexique constitue un réel pouvoir. 1.1. Des effets de la publicité à son rôle légitimé dans la sociétéLa question des effets présupposés de la publicité9(*) a entrainé une longue série d'études de « réception », engageant souvent un rapport exclusif avec le récepteur du message, alors que les études plus récentes penche vers une vision plus large, prenant plus en compte ce qui entoure la réception, c'est-à-dire la socialisation de l'individu (et son contact à des leaders d'opinions par exemple10(*)). Considérant alors le consommateur comme relativement actif et critique, la question que l'on doit se poser est: pourquoi celui-ci, conscient des règles du jeu publicitaire (création d'un désir fictif pour pousser à un achat souvent non nécessaire), continue-t-il à céder face à ces images falsifiées? La publicité doit trouver, d'une manière ou d'une autre, une place particulière dans notre société, qui la rend acceptable, acceptée, et largement consommée. Les traces et formes antiques de publicité que les professionnels énoncent fièrement pour légitimer leur action, sous couvert du « ça a toujours existé », ne seront pas abordées ici, car je considère la publicité comme un système organisé de reproduction en masse de message à but uniquement commercial, en d'autres termes, « une communication de masse, uniquement conçue pour l'échange économique, ayant donné lieu à la constitution d'un corps de technique et à une activité délimitée »11(*). Une définition qui ne correspond donc qu'à la forme moderne de la publicité (c'est-à-dire « indispensable » et « persuasive ») et que l'on retrouve sous une forme globalisée dans le monde entier. Ainsi, la publicité ne se serait formée qu'au cours du XXe siècle, c'est-à-dire de longues années après l'apparition du capitalisme et de la production de masse qui aujourd'hui ne peuvent s'en passer. Il y a là une contradiction qui nous renvoie du XVIIe siècle, en France, lorsque la bourgeoisie fonde la Société Civile pour se protéger de l'Etat. La publicité est alors, dans son sens politique, une forme de diffusion (par le biais de la publication) d'information relevant de l'intérêt général.12(*) Ce sont là les traits d'une communication qui s'instituera rapidement au sein de la société, afin de gérer et organiser les rapports sociaux. En ce sens, elle jouera un rôle important dans la création de l'espace public et, par le biais de l'opinion public, dans l'instauration de la démocratie. En termes économiques, la publicité trouve, en France, ses racines dans la gazette de Renaudot, qui elle-même reprend l'idée de Montaigne « d'un service public capable d'avertir des besoins des uns et des offres des autres »13(*). La Gazette de France, qui se contente de relater les affaires du roi et de la cour (« affaires publiques »), contient un espace permettant aux particuliers d'insérer des annonces. L'objectif publicitaire devient rapidement d'englober l'intérêt à la fois du pauvre et du riche, de trouver un compromis qui touchera le plus grand nombre pour ainsi atteindre un certain succès. L'idée serait donc que la publicité soit un outil de mise en relation de l'offre et de la demande, nécessaire à l'expansion du monde industriel, ce qui aurait entrainé la création des premières agences de pub. En principe, c'est un outil qui se devrait de ne pas tricher, ni masquer ou transformer par quelconque manière l'information économique qu'elle fait passer. La publicité devrait tendre à l'objectivité. Et au-delà de son activité informative, la publicité serait, selon Émile de Girardin, le moyen décisif pour accéder à la liberté de la presse et à la démocratisation du journal. Le concept de publicité est donc perçu à l'époque comme un système communicationnel d'intérêt public permettant de faciliter les échanges économiques entre individus, là où dans d'autres pays comme l'Angleterre et les États-Unis, la publicité est déjà une arme mercantile en quête de légitimité qui vise principalement à accélérer les ventes, ou qui, du moins, en donne l'impression.14(*) La question de la légitimité du travail publicitaire est d'autant plus intéressante que l'efficacité marchande d'un investissement publicitaire n'a toujours pas été clairement prouvé par les études universitaires d'aujourd'hui. Par exemple, dans les études de marketing, les modèles utilisés pour étudier le comportement du consommateur face à la publicité se heurtent à de nombreux paramètres que l'on peut difficilement réunir, ainsi on ne pourrait parler de publicité qu'en terme de « prescription marchande distribuée »15(*). Tout comme la croyance dans le pouvoir de guérison du médecin a été indispensable dans la construction du corps médical, il y a un réel enjeu pour le publicitaire à faire croire en son « indispensabilité ».16(*) Ce processus qui rend le métier de publicitaire nécessaire aux yeux du monde industriel me paraît donc de première importance pour envisager la place qu'occupe la publicité dans la société. Bourdieu a longuement abordé le thème de la « production de la croyance »17(*), mettant en avant les logiques de désintéressement économique dans le monde de l'art, par le biais du capital symbolique. Ces logiques se retrouvent d'une certaine manière dans le champ publicitaire, grâce a la marque, qui est l'équivalent du « nom connu et reconnu » qui « détient le pouvoir de consacrer des objets », qui lui « donne de la valeur » et en « tire des profits ». Bien évidemment, la publicité, dont un des buts premiers est de faire vendre, ne renie pas ouvertement l'aspect économique de son action. Cependant, derrière le visage du créateur, le publicitaire tente de faire oublier l'acte d'achat, passant sous silence le prix du produit sous peine de rompre l'esthétique. Bourdieu attribue le pouvoir de consacrer les objets à une puissance charismatique qui serait l'apanage des « grands », « découvreurs inspirés », dont l'autorité n'aurait d'existence que dans le champ de production. Les publicités des grandes marques ont toujours été considérées les plus novatrices et créatives, comme en témoignent la compétition de spots aux allures cinématographiques diffusés chaque année lors du super-bowl américain, avec cette année la présence en force des « géants » comme Coca-Cola et Budweiser18(*). Dans le cadre d'une « approche socio-historique »19(*), on identifierait les premiers publicitaires encore une fois comme des intermédiaires (nommés « courtiers » à l'époque). Ils achètent en gros des espaces dans les journaux pour ensuite les revendre à des annonceurs qui rédigent eux-mêmes leurs annonces. Ces courtiers, ou régisseurs, trouvent avant tout leur place grâce aux profits qu'ils réalisent. L'agence de presse Havas en fera d'ailleurs une branche essentielle de sa réussite commerciale20(*). Ces agents intermédiaires de spécifieront avec l'arrivée de nouvelles technologies comme le cinéma et la radiophonie. Par exemple, Les Antennes de Publicis (plus tard Publicis) sont formées en 1927 par Marcel Bleustein-Blanchet, assurant la régie d'un large réseau de stations de radio, concomitant à l'intérêt grandissant des annonceurs pour le média radio. Les frais publicitaires de l'époque sont majoritairement consacrés à l'achat d'espace médiatique. Les agences comme Publicis et Havas remplaceront rapidement les courtiers pour former des entités médiatiques quasi hégémoniques, contrôlant à la fois la production de contenu, la commercialisation d'espace, et les réseaux de diffusion. On entrevoit déjà ici comment la publicité peut épouser le média pour lequel elle travaille. Ce lien sera différent pour chaque média et je décrirai plus loin le couple publicité/télévision qui m'intéressera particulièrement ici. Apparaissent également au début du XXe siècle les agents de publicité. Ils conseillent les annonceurs en terme d'insertion dans les médias et se chargent de la rédaction-conception d'annonces. Encore une fois, le publicitaire trouve sa place dans le rôle d'intermédiaire ; c'est ce rôle qui le définit, qui est l'axe principal du métier, c'est-à-dire qui le place à équidistance du producteur et du consommateur dans une relation de communication et de médiation à but marchand. L'entre-deux guerre fait figure de moment décisif pour la légitimation du monde publicitaire en France. Les pionniers de la pub, souvent de retour de voyage aux Etats-Unis, commencent a éditer leurs propres manuels professionnels21(*), ils créent des revues spécialisées (La Publicité, Réussir, Vendre) ainsi que des « organes corporatifs » comme la Corporation des Techniciens de la Publicité dont la vocation est de « défendre une nouvelle catégorie de fournisseurs de services, les chefs de publicité »22(*). Par cela ils formalisent et diffusent des méthodes de travail, qui sont deux éléments importants de la crédibilité, et donc de la légitimation. Le « groupe » publicitaire n'est pas fermé sur lui-même, l'accès y est justement encouragé par la diffusion de ces méthodes de travail et la création de formations professionnelles. En France, le changement réel surgit donc dans les années 60 et 70 avec l'implantation des méthodes et du travail rationalisé anglo-saxon dans les agences françaises. La « réflexion stratégique » devient un élément décisif du travail publicitaire: étude de marché, le public se transforme en cible, aligné dans un cahier des charges précis. On fait désormais appel au « team créatif » pour procéder à la réalisation de l'annonce. Cette part « créative » sera à l'origine d'une forte valorisation du métier de publicitaire car elle suivra la tradition des affichistes du XIXe siècle. Ces derniers avaient été nombreux a recevoir les honneurs officiels, élevant leur pratique au statut d'art populaire encore reconnu aujourd'hui, comme en témoigne la popularité des peintures de Toulouse-Lautrec. Cette tradition porte en elle l'idée de démocratiser l'art par les arts appliqués, et redonne une image positive à la publicité que l'on condamnait pour son caractère commercial. Les créatifs du monde publicitaire se revendiquent comme « concepteurs d'idées »23(*) dont l'objectif est d'être, entre autres, originaux. Leur « créativité » est reconnu par des instances professionnelles de consécration comme le Festival du film publicitaire de Cannes, le Musée de la publicité ou encore le Club des Directeurs Artistiques. Cette valeur créative n'exclue en aucun cas la valeur marchande, bien au contraire. Tout comme l'on croit au pouvoir magique de l'artiste qui touche un objet et en fait de l'art, la créativité du publicitaire est perçue comme un gage d'efficacité économique.24(*) Cela fait donc du créatif un élément majeur dans le processus de légitimation économique de la publicité. L'apparition du modèle américain occupera également une place importante dans le travail de légitimation. Ce modèle consiste en un système de collecte et de traitement de données particulier. C'est ce que l'on appelle le sondage d'opinion et l'étude de motivation. Dans leurs instruments d'études, les publicitaires prendront vite avantage des théories sémiologiques qui affirment que l'on consomme plus du symbolique que du matériel25(*), mettant ainsi en avant un certain statut social que l'on atteindrait grâce au produit annoncé. Ces outils, et notamment le sondage d'opinion, ont largement été dénoncés par la sociologie critique.26(*) Par ailleurs, les études de motivation n'offrent que des résultats dont la valeur est approximative de par leur non prise en compte de facteurs socioculturels. Malgré tout, ces méthodes, qui s'appuient sur une base théorique psychologique, ajoutées à une rationalisation du travail, font durement croire aux publicitaires en leur propre efficacité. En outre, les organes corporatifs prennent une ampleur nouvelle à la suite de la seconde guerre mondiale. Les grandes agences françaises fondent, en 1957, la Compagnie des agences de publicité (plus tard AACC), afin de défendre l'industrie publicitaire face aux nombreuses agences américaines qui s'implantent en France. L'Union Des Annonceurs (UDA) fait figure de voix représentative lorsque qu'il faut parlementer avec les législateurs européens durant les années 70. Au cours des années 80, les publicitaires s'opposent à la restriction de leurs recettes et de certaines formes d'expression commerciale, arguant des principes de liberté d'expression et de libre choix du consommateur. L'AACC milite encore aujourd'hui pour véhiculer une image positive du métier de publicitaire27(*), chargeant des commissions de réaliser des études et de participer aux débats publics. La publicité en France s'autorégule grâce a un organisme nommé Autorité de Régulation Professionnelle de la Publicité (anciennement Bureau de Vérification de la Publicité). Les adhérents à cet organisme privé s'engagent à respecter des « recommandations », qui n'entrent dans aucun cadre législatif, mais qui servent à garder une certaine déontologie « en faveur d'une publicité loyale, véridique et saine dans l'intérêt des consommateurs, du public et des professionnels de la publicité28(*)». Cette « éthique » publicitaire cache surtout la crainte de voir le champ publicitaire perdre toute crédibilité à cause de quelques annonceurs qui « abuseraient » de leur activité. Un tel organisme de régulation s'inscrit lui aussi de manière significative dans le processus d'autolégitimation de la profession de publicitaire. Grâce a ces différentes instances, un marché de service a pu se mettre en place en toute légitimité, justifiant la valeur ajoutée de ce service par un aspect créatif prononcé et une méthodologie rationalisée. La société de consommation de masse n'a fait que propulser en avant cette autolégitimation, l'accompagnant de fortes retombées financières. Le statut économique étant signe de réussite sociale, les grands profits engrangés par les entreprises publicitaires ont suffit a lui donné un rayonnement professionnel légitime et propice à sa reproduction idéologique (travailler dans la pub c'est « tendance ») et matérielle (on paie cher et on se bat pour entrer dans une école de pub). Si j'ai fait ce détour français pour expliquer comment la publicité à réussi à s'insinuer dans la société, c'est évidemment par commodité bibliographique, mais surtout parce que le cas français est tout à fait pertinent pour observer le phénomène publicitaire depuis ses origines profondes, pour ensuite mieux comprendre les spécificités du modèle mexicain. Ce dernier suit en effet le modèle des États-Unis, c'est-à-dire qu'il apparaît déjà sous sa forme moderne, légitimé par l'ampleur économique américaine. Mais il m'intéresse en cela qu'il met en scène des acteurs dont le rôle dépasse largement ce que notre expérience française pourrait nous faire croire. Avant de plonger plus concrètement dans une étude du paysage publicitaire mexicain, j'aimerais pousser un peu plus loin cette recherche sur la légitimité de la publicité. La publicité laisse à penser que derrière l'acte de consommation, il y a un progrès social, un accès à un rang plus élevé dans la société. Mais là où les critiques marxistes voyaient uniquement une source d'aliénation dans la consommation d'objet à travers la publicité, il y a ce que Tisseron nomme un « prolongement de l'esprit »29(*). En effet, l'objet serait indispensable à l'existence sociale, car formant partie d'un « processus de symbolisation » propre à la constitution identitaire. A partir de là, la publicité chargée de la promotion de ces objets, met en scène le désir (sexuel, narcissique, de différenciation, etc.) et serait pour les individus une forme de présence symbolisante à portée de main (bien que parfois non désirée, interrompant sans cesse nos programmes). Le caractère aliénant ou manipulateur de la publicité serait dépassé par la croyance inavouée en la libération sociale et identitaire, non celle que nous apporterait la publicité en elle-même, mais celle qu'elle met en scène comme un flash prophétique que l'on regarde comme épris d'une rêverie soudaine et semi-passive. Le spot publicitaire parvient à graver une inversion bourdieusienne en nous faisant croire que c'est l'objet qui nous permettra d'accéder à tel rang social, alors que la sociologie critique nous montre que « ce n'est pas l'objet possédé qui fonde le rang, c'est le rang, en quelque manière, qui détermine la possession des objets ».30(*) Du même auteur: « dans la société moderne, pyramidale, les objets sont à la fois marque de bien-être, et marque de « par-être ». La quotidienneté devient la mise en spectacle de soi par soi et la richesse est signe de l'importance de mon être. La publicité, quant à elle, fait et défait les modes en prenant appui sur les modèles de la bourgeoisie et de son idéologie pour mieux attiser envies et jalousies. »31(*)
La classe moyenne, au centre de cette pyramide, reçoit les modèles socioculturels de la publicité qui s'appuie désormais sur l'imaginaire de cette même classe, « n'offrant plus à consommer des objets-signes de statut ostentatoire mais des objets-modes de vie qui différencient l'individu moins économiquement que culturellement ».32(*) Face à l'aliénation si souvent décriée, la société de consommation se donnerait plus à comprendre comme une entité qui, par des objets et un discours particulier (publicitaire), répond au malaise identitaire propre à chaque société/culture. * 1 Helen Spencer-Oatey, Culturally speaking : managing rapport through talk across cultures. London, Continuum, 2000, p. 4 (traduction personnelle) * 2 Gisèle Freund, Photographie et société, Paris, Points Seuil, 1974, p. 6 * 3 Il convient de préciser que cela ne s'est pas fait par enchantement, mais qu'il y avait une logique économique derrière, notamment celle de Kodak qui a été la première marque à en profiter et à impulser ces pratiques amateurs: « Pressez sur le bouton, nous faisons le reste » disait le slogan. * 4 Régis Debray, Vie et mort de l'image, Paris, Gallimard, 1995, p. 37 * 5 Éric Macé, Les Imaginaires médiatiques, Paris, Amsterdam, 2006, p. 28 * 6 Ibid. * 7 Salvador Carrasco, La otra conquista, 1998. * 8 Raymond Williams, « Publicité: le système magique », Réseaux, 1990, Vol. 8, n° 42, pp. 73-95. * 9 Serge Tchakhotine, Le viol des foules par la propagande politique, Paris, Gallimard, 1952. * 10 Elihu Katz et Paul L. Lazarsfeld, Influence personnelle: ce que font les gens des médias, Paris, Armand Colin, 2008. * 11 Valérie Sacriste, « Sociologie de la communication publicitaire », L'Année sociologique 2001/2, Vol. 51, p. 487-498. * 12 Jürgen Habermas, L'espace public. Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise, Paris, Payot, 1978. * 13 Montaigne, Les Essais, I, Paris, Le Livre de Poche, 1972. cité par Valérie Sacriste et Armand Mattelart. * 14 La France développe, à contre courant, une idéologie anti-publicité: le tapage publicitaire signifie la mauvaise qualité du produit. La publicité joue sur le côté égoïste des gens, le superficiel. Ainsi le marché publicitaire français reste sous-développé jusque dans les années 70, lorsque la publicité se transforme réellement en outil d'incitation à la consommation au profit de l'entreprise capitaliste. La recherche d'un aspect artistique dans la publicité sera un des éléments clé pour qu'elle soit tolérée et largement acceptée. Marc Martin, Trois siècles de publicité en France, Paris, Odile Jacob, 1992. * 15 Franck Cochoy, La captation des publics: c'est pour mieux te séduire mon client, Presses Universitaires du Mirail, Toulouse, 2004. * 16 Laure Gaertner, « Que produisent les publicitaires ? Retour socio-historique sur la formation d'une expertise », Revue management et avenir, 2008/1, n° 15, p. 140-155. * 17 Pierre Bourdieu, « La production de la croyance », Actes de la recherche en sciences sociales, 1977, Volume 13, n° 1, pp. 3-43. * 18 Le Monde, 8 février 2010 * 19 Laure Gaertner, art.cit, l'auteure projette un regard socio-historique sur le monde publicitaire. A travers une enquête historique et plus de 80 entretiens conduits avec des publicitaires d'âge différents, dont 15 nés avant 1950, son objectif est justement d'aborder la formation de la légitimation du métier de publicitaire. * 20 Antoine Lefebure, Havas, les arcanes du pouvoir, Paris, Grasset, 1992 * 21 Marie-Emmanuelle Chessel, La Publicité: naissance d'une profession, 1900-1940, Paris, CNRS éditions, 1998. * 22 Marc Martin, Trois siècles de publicité en France, Paris, Odile Jacob, 1992. * 23 Laure Gaertner, art.cit. * 24 Ibid. * 25 Roland Barthes, « Rhétorique de l'image », Communications, 1964, Vol. 4, p. 40-51. * 26 Pierre Bourdieu, « L'opinion publique n'existe pas », Les temps modernes, n° 318, Janvier 1973, pp. 1292-1309. * 27 Le Monde, 9 avril 2004. * 28 Source: site officiel de l'ARPP. * 29 Serge Tisseron, Comment l'esprit vient aux objets, Paris, Aubier, 1999, p. 216 * 30 Valérie Sacriste, art.cit. * 31 Ibid. * 32 Ibid. |
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