La publicité au Mexique, vecteur d'exclusion sociale.( Télécharger le fichier original )par Michael Spanu Université Lyon 2 - Master 2009 |
3. Consommations et réceptions du discours publicitaire: l'entretienLa sociologie a fait de l'entretien un outil efficace et économique pour mieux comprendre les acteurs et les phénomènes sociaux. Le jeu du terrain est devenue monnaie courante dans les sciences sociales. Clair et valorisant, il casse le mythe de l'intellectuel sans cesse plongé dans la lecture de gros ouvrages au fond d'une bibliothèque mal éclairée. L'entretien est donc l'arme parfaite pour justifier un travail plus pragmatique qui fait aujourd'hui la valeur de nombreux travaux de recherche. S'il est pertinent et approprié dans de nombreuses situations, il ne faut pas oublier qu'il n'est qu'un des outils à la disposition du chercheur, et que l'on ne saurait le prendre comme technique seule à un travail sérieux. L'entretien me sera précieux dans le sens où il me remettra à niveau. Grâce à lui je me confronte à un quotidien qui n'est pas le mien (celui du téléspectateur de la télévision au Mexique). Quitte à mettre parfois dans des situations embarrassantes, il oblige à dialoguer avec celui qui vit mon sujet de recherche. C'est une ouverture discursive sur ce qui structure le quotidien de du téléspectateur mexicain et ce qui le fait agir. L'entreprise est périlleuse car elle met souvent l'interviewé face à des questionnements inédits sur ce qui l'anime au quotidien, dont il doit plus ou moins improviser la réponse. On se demande en effet rarement pourquoi on regarde tel ou tel programme, telle ou telle chaîne, ce que l'on pense de la publicité, ce qu'elle nous évoque ou quelle rôle elle peut jouer dans notre consommation des médias, j'ai donc tenté d'être délicat dans mes entretiens et de venir peu à peu à ces questions. Quoiqu'il en soit, la richesse, parfois la simplicité discursive et le caractère direct des interviewés ont été un complément extraordinaire à la littérature scientifique formelle que j'ai eu sous la main dans le cadre de ce travail. Pourquoi l'entretien J'ai donc choisi la technique de l'entretien qui, dans le cas d'une problématique en relation avec l'exclusion sociale, me semblait un bon moyen d'entrevoir de quelle manière une personne peut se sentir exclue ou discriminé, alors que moi, qui ne le suis pas, je ne peux que voir cette exclusion. L'interviewé, de sa position distincte de la mienne, peut m'apprendre quelque chose sur le fragment publicitaire. Concrètement, ces entretiens m'auront aidé à reconstituer l'imaginaire publicitaire, comme un complément à l'analyse de mon corpus. Ainsi, par ces entretiens, je ne cherche pas à identifier qui est le public des spots publicitaires du Canal 2 en heure de pointe. La relation entre mon corpus et mon terrain d'enquête n'est pas de type analogique, mais plutôt compréhensive. C'est-à-dire que j'aimerais confronter différents acteurs (aux profils distincts), avec toute leur expérience médiatique et sociale au Mexique, à un fragment publicitaire particulier (mon corpus), pour ensuite tenter d'en tirer de l'information sur comment ce fragment peut être vecteur d'inégalités. Préalablement j'ai essayé de mieux comprendre leur relation à la télévision et à la publicité en générale, de faire sortir quelques unes de leurs réflexions sur le thème. Puis j'ai procédé au visionnement de mon corpus avec l'interviewé pour ensuite faire germer une discussion autour de ce fragment publicitaire. L'enjeu est d'encourager l'interviewé à reconstruire à sa manière l'imaginaire de ces spots publicitaires. En terme de méthode, je suis la métaphore de « la glisse » de Jean-Baptiste Legavre145(*) lors des entretiens, c'est-à-dire prendre la vague au bon moment, quitte à m'éloigner d'un guide écrit à l'avance, pour ainsi me laisser la chance de suivre l'interviewé dans des recoins que je n'aurais pu imaginer. Le texte recueilli au cours de l'entretien ne me semble pas l'unique source d'information utilisable dans le cadre de mon travail. Ma relation avec l'interviewé, son attitude, le lieu de l'entretien et les conditions dans lesquelles il se déroule sont des détails qui méritent d'être mentionné et analysé. Les personnes et les cadres d'entretiens ne seront pas choisies au hasard. Je ne chercherai pas à « neutraliser les effets de contexte »146(*), mais plutôt à comprendre comment il font partie de mon travail interprétatif. Plus que cela, je penserai l'entretien comme un terrain d'enquête propre, c'est-à-dire qu'il fera l'objet d'une observation de type ethnographique, justement parce qu'il ne prend réellement son sens que dans un contexte particulier. Un simple enregistrement audio de l'entretien retranscrit en texte, comme c'est le cas dans de nombreux travaux, me paraît trop peu pour exploiter le vrai potentiel scientifique de l'entretien. C'est peut-être pour cette raison qu'il a longtemps été considéré comme un outil inférieur à la statistique, alors qu'il était simplement utilisé de manière trop restrictive. Avant chaque entretien, je me questionne sur qui est la personne que j'ai en face de moi, afin de prendre en compte tout son passé social et sa prise de position, et d'adapter mes questions et mon analyse. J'accepte donc la liberté au sein de l'entretien qu'à la seule condition de bien connaître mon interlocuteur en tant qu'acteur social. L'objectif est de trouver un équilibre entre empathie, neutralité et le rapport de force inhérent à toute conversation, sans jamais chercher à extorquer l'intimité de la personne. Bien au contraire, il me semble qu'un terrain délicat que mon interlocuteur ne voudrait pas aborder en dirait plus qu'un discours forcé. Le but de ces entretiens est de faire partager en quelques sortes le rôle de chercheur, de laisser l'interviewé explorer147(*) le thème par un discours qui se veut libre et réfléchi. Par cela j'assume également les limites de mon travail et de mes possibilités d'analyse. En effet, bien que bénéficiant d'un regard extérieur et différent, je ne peux nier le fait de ne pas tout savoir sur le Mexique et ses minuscules détails qui en font la spécificité. L'idée est donc de voir comment les personnes interrogées peuvent être aptes à s'adonner à un travail de réflexion et de production de discours sur un problème qui leur est posé, en fonction de ce qu'elles pensent et ressentent. Il me faut alors accepter la personne pour tout ce qu'elle est, essayer également de la comprendre pour comprendre ce qu'elle dit et faciliter ce travail. Pour finir, j'emprunterai la formule de Hughes de « sociabilité sociologique »148(*) pour justifier mon emploi de cette technique. Cette sociabilité dépasse le cadre de l'entretien, car elle est inhérente à toute recherche. On engage la conversation, l'autre nous apporte des éléments nouveaux, des idées originales, des pistes de recherches ou des auteurs que l'on ne connaissait pas. De l'informel, la sociabilité passe au formel, à travers l'entretien. Le travail en sciences sociales requiert du tact et une certaine expérience sociale, c'est-à-dire savoir se fondre dans une situation, s'adapter face à un acteur, jouer d'une certaine manière comme on le fait chaque jour dans le cadre de nos interactions quotidiennes. Ici au Mexique j'ai souvent été dans une situation de ce type, en règle générale les gens ont la parole facile et l'on peut vite tomber dans un échange tout à fait intéressant. Les récits de vie qui m'ont été donnés d'écouter sont tout aussi précieux pour saisir l'ampleur du processus d'exclusion sociale qui a lieu au Mexique, et c'est ainsi que j'ai peu à peu développé mes capacités à faire sortir de mon interlocuteur quelque chose qui m'aide à mieux le comprendre. C'est dans cette dynamique que j'ai choisi mes interlocuteurs. Durant un an passé au Mexique, j'ai eu la chance de rencontrer et converser avec de nombreuses personnes différentes. Les liens tissés au cours de ces échanges ont été pour moi l'occasion de voir comment certaines personnes pouvaient m'être d'une aide précieuse dans la compréhension des phénomènes sociaux. Ce que l'on peut voir comme une limite des entretiens qualitatifs (leur petit nombre), peut vite se révéler comme un avantage par rapport à des questionnaires qui ne nous laissent pas entrer en profondeur dans ce qui anime les acteurs sociaux (si on les considère comme révélateurs de certaines régularités dans l'expression populaire). Ces quelques voix peuvent en représenter beaucoup d'autres qui ne sauraient comment se formuler clairement, d'autant plus face à un inconnu. En l'occurrence, mon choix s'est porté sur deux personnes qui me semblent dotées d'un profil capable de révéler beaucoup de choses sur l'imaginaire social mis en forme dans la publicité. La première est d'ascendance autochtone mais ne parle que l'espagnol ; la seconde est d'ascendance métisse mais parle le nahuatl en plus de l'espagnol. Je les ai choisi car je connais leur aisance à partager, mais aussi parce qu'ils sont des acteurs sociaux attentifs et curieux qui savent formuler leur pensée. Le guide d'entretien Arme à double tranchant, le guide d'entretien peut être utile dans certains cas, gênant dans d'autres. Certains interviewés auront besoin de cette marque de sérieux pour voir que l'entretien fait bien partie d'un travail, que l'on n'est pas là pour rien. D'autres en revanche seront déstabilisés par celui-ci et le prendront comme prétexte pour répondre succinctement aux questions, nous privant toute possibilité d'atteindre une conversation à « bâtons rompues », avec l'intimité caractéristique d'un bon entretien. Le guide d'entretien est aussi un bon outil pour éviter de se perdre au cours de l'entretien, ou d'être à court d'idées. Il permet à l'enquêteur de rebondir et de faire avancer l'enquêté dans son récit. En ce qui me concerne, j'ai décidé de rédiger un guide simple qui me servira de base, sans pour autant se convertir en bible à suivre contre vents et marées. Comme signalé plus haut, je laisserai place à l'improvisation si l'occasion m'en est donnée, pour que l'entretien puisse couler de lui-même. Je commencerai donc chaque entretien par quelques questions personnelles (situation socioprofessionnelle, lieu de résidence, etc.), sans trop entrer dans le détail pour ne pas effrayer mon interlocuteur. Puis je tenterai de voir quel type de relation chaque personne entretient avec la télévision, et plus particulièrement la publicité: - « regardez-vous les publicités à la télévision? » - « pouvez-vous me parler de publicités qui vous ont marquées (positivement et négativement)? » - « font-elles référence à votre quotidien, vous sentez-vous concerné? » - « sont-elles nécessaires à vos yeux, est-ce que vous les utilisez comme référence pour vos achats? » Je proposerai, lors de chaque entretien, de visionner les quatre publicités qui constituent mon corpus, et de laisser les enquêtés réfléchir pour revenir sur ces questions de manière plus précise. Ce sera alors l'occasion pour moi de repérer des éléments que j'aurais manqué, mais aussi de collecter leurs impressions, de les mettre en perspective grâce à ce qu'ils m'auront raconté auparavant, mais aussi grâce à leur profil social. 3.1. En quête de compréhension: production discursive face au discours publicitaireMon premier entretien a eu lieu avec Fabian, 31 ans, enseignant-chercheur en sciences de la communication à la l'université. Je l'ai choisi pour la relation amicale que j'entretiens avec lui, mais surtout pour son profil original. En effet, Fabian est d'origine mixtèque (« Ñuu Savi », le peuple de la pluie), autochtone de la région d'Oaxaca. Il m'a paru intéressant de me diriger vers lui car il dispose de deux éléments clé dans la recherche de compréhension de l'inégalité sociale au Mexique. Premièrement, il fait partie d'un peuple marginalisé, souvent privé de ressources économiques, mais très riche culturellement pour son passé. De cette appartenance, il porte les traits de visage: lèvres épaisses, nez large, yeux bridés, peau foncée. Bien que lui-même ne parle pas la langue traditionnelle, il dispose, secondement, de tout un savoir académique qu'il a pu conjuguer au savoir traditionnel de ses ancêtres. Il est donc un fin observateur des phénomènes médiatiques au même temps qu'il vit et étudie les phénomènes sociaux relatifs à l'identité et à l'exclusion sociale. Pour sa tendance à analyser ce qui se passe autour de lui, son investissement universitaire sur le thème qui nous unie, il pourrait se révéler comme un faux-acteur social. Conscient de ce détail, j'ai tenté d'orienter l'entrevue vers sa perception personnelle et non sur ses recherches. Dans un premier temps, il m'a fait part de sa relation avec la télévision. Il en était un consommateur assidu pendant de longues années, le poussant d'ailleurs à s'engager dans l'étude des médias, jusqu'à s'en détacher de manière brutale pendant ses années universitaires, pour y revenir ensuite avec plus de raison. Sa consommation se résume aujourd'hui au dimanche, qu'il consacre entièrement à regarder la télévision, des vieux films mexicains comme la série du « Santo » dans la matinée, des évènements sportifs qu'il affectionne beaucoup, des documentaires et un film en soirée. La plupart des chaînes qu'il regarde sont des chaînes du câble qui diffusent beaucoup de publicités. Il m'a confié ne pas vraiment regarder les publicités, ne pas leur prêter beaucoup d'attention, profitant plutôt de l'occasion pour voir ce que diffusent les autres chaînes, feignant le désintéressement. En réalité, les téléspectateurs me semblent très nombreux à effectuer la même manoeuvre. Quand bien même on tente de l'éviter, on ne peut ne pas voir de publicité à la télévision. Cela s'est manifesté dans l'entretien tout de suite après, lorsque je lui ai demandé de me parler de quelques publicités qu'il connaissait. Fabian a reconnu deux types de publicité auxquels il accorde une attention particulière, celles qui le marquent négativement, qui le choquent pour l'utilisation de stéréotypes exagérés, et celles qui l'impressionnent par leur efficacité. Il m'a fait part de son désarroi face au propos publicitaire en générale, qui se destine en grande partie à la classe moyenne et haute, et qui laisse complètement de côté toute la population commune. Il s'est alors posé la question de savoir si l'on cherche un impact commercial réel ou si l'on veut seulement montrer, mettre en emphase un style de vie particulier. De la même manière, il reconnaît deux types de publicités auxquels il peut se reconnaître ou s'identifier. Premièrement, les publicités relatives au sport, pour son goût ce genre d'activité, ont tendance à attirer son attention et à entrainer ce processus d'identification que recherche tant la publicité. Par exemple, pour vendre des baskets, on va mettre en scène des situations extrêmes qui font le bonheur des amateurs de sport, ne serait-ce que dans l'esthétique, sans pour autant qu'il se précipite ensuite au supermarché pour acheter les baskets en question. Deuxièmement, viennent les pubs concernant les produits qu'il consomme en abondance, comme le déodorant. Fabian me confesse alors son goût pour les produits déodorants et leurs publicités, d'autant plus que le discours utilisé dans ces publicités, celui de la séduction masculine, a un impact fort sur une génération qui cherche à tout prix à plaire. Il reconnaît être touché par ce discours, et bien qu'il soit conscient que cela ne fonctionne pas exactement comme ça dans la réalité, la seule impression de pouvoir accéder à n'importe quelle femme grâce au déodorant lui plait, car c'est en quelque sorte le rêve de l'adolescent matérialisé dans un produit, une idée qui aujourd'hui lui paraît divertissante quand il repense à sa jeunesse. Il a ensuite mis en relation la publicité avec notre manière de voir la télévision, c'est-à-dire dans un but de relaxation et de divertissement. Cet aspect est tout à fait pertinent dans le sens où, comme il le souligne, on ne cherche pas une information pour comprendre la complexité du monde. Par son aspect ludique et amusant, la publicité parviendrait à entrer plus facilement dans la consommation télévisuelle, sans être vue comme un parasite discursif. C'est aussi pour ça qu'elle tente d'effacer les limites avec d'autres genres télévisuels et qu'elle en copie les caractéristiques. En cela la publicité tente de faire oublier qu'elle nous vend quelque chose, elle détourne l'attention avec ses mises en scènes très stylisées. Fabian est ensuite revenu sur les publicités de déodorant, avouant sa fidélité à ce genre de produits, et l'influence que peut avoir la publicité dans son achat. En effet, c'est lorsqu'il voit le dernier spot à la télévision qu'il se dit « je veux celui-là! ». C'est en quelque sorte son produit fétiche, celui auquel il accorde de l'attention, celui qui le fait entrer dans le jeu publicitaire, alors que pour d'autres produits il n'y aura pas du tout ce type de relation. Les produits qu'il consomme le plus, à part le déodorant, ne sont pas diffusés en télévision, car ce sont des produits culturels comme les livres par exemple. Après avoir visionné mon corpus, Fabian a tout de suite voulu détacher un élément: la distinction ou l'opposition qu'il y a entre le blanc et le foncé. Pour avoir souvent discuté avec lui, je sais que c'est un thème qui lui tient particulièrement à coeur. Il voit donc ici le blanc comme le positif, comme ce que l'on recherche, et à l'inverse, l'obscure et le foncé, « ce qui n'est pas bien », ce que l'on évite de montrer. Il voit dans la blancheur quelque chose de superficiel, qu'il place sous l'angle de la diversité culturelle au Mexique. Par exemple, dans de nombreuses communautés, si la population a quelque chose de très sain, c'est la dentition, pour la haute consommation de maïs et du calcium qu'il contient. On voit alors l'opposition à la publicité, qui nous dit qu'il faut se brosser les dents absolument, utiliser du dentifrice (et bien l'étaler sur toute la brosse à dent), pour avoir de belles dents blanches et saines. En l'occurrence, le produit Colgate de mon corpus propose seulement de blanchir les dents et non pas d'avoir une bonne dentition, mais Fabian imagine bien le conflit que cela peut produire dans l'imaginaire d'une communauté qui a toujours utilisé le maïs comme soin dentaire. C'est, par ailleurs, l'annonce de la marque Nescafé qui l'a particulièrement marqué. Bien qu'il soit né dans la capitale, il a souvent eu l'occasion de visiter la communauté de sa mère dans l'état d'Oaxaca. La production agricole majeure de cette communauté est justement le café. C'est donc un peuple habitué à consommer une grande quantité de café depuis toujours. Mais, selon lui, l'existence de publicités comme celle-ci tend à déformer complètement la réalité et à embellir un processus globalisant qui se développe au Mexique depuis plusieurs dizaines d'années. En effet, Fabian a insisté sur le fait que les grandes entreprises ont littéralement tué la culture artisanale du café de ces communautés, forçant leurs membres à travailler pour ces grandes entreprises sans pour autant recevoir un salaire digne. Une main d'oeuvre peu chère qui fait le bonheur des marchands de café, et notamment des groupes internationaux comme Nescafé. En outre, ce qui frappe Fabian, c'est la manière dont les produits comme Nescafé, leur commercialisation mais aussi leur représentation publicitaire, est parvenue à changer les habitudes de consommation dans les communautés. Selon lui, par exemple, on ne consomme pas de café en grain dans les villages, mais justement du Nescafé, car il est rendu moins cher et plus facile d'utilisation. J'ai moi même eu l'occasion de constater le même phénomène, des personnes qui voient le Nescafé comme plus propre ou plus sain que le café local. Cette représentation publicitaire du café bon pour la santé, cultivé de manière artisanale dans un lieu magnifique, rentre donc dans un processus global de promotion et d'imposition du grand capital, qui dans sa course laisse un grand nombre de mexicains de côté.
Mon second entretien était avec Patricia, jeune mexicaine de 22 ans en recherche d'emploi. Son profil m'a plu car n'ayant pas de relation particulière avec une communauté autochtone, elle a cherché à en savoir plus sur les racines de son pays en étudiant la langue nahuatl, la seconde langue du pays. De manière plus générale, c'est une personne très concernée par les problèmes d'injustice et d'inégalité sociale. Issue d'une famille de syndicalistes de Pemex (le service public pétrolier du Mexique), elle fait partie de la classe moyenne mexicaine. Sa couleur de peau est relativement foncée, sa taille est petite, et ses traits de visage sont plus « mexicains » que ce que l'on peut voir dans mon corpus, c'est-à-dire qu'elle a le nez large, les yeux très légèrement bridés et les lèvres épaisses. Elle estime sa consommation télévisuelle à une heure ou deux par jour en moyenne, concentrée sur la fin de semaine. Ces programmes favoris sont les séries et les films qui passent en soirée. Elle se refuse de voir les informations à la télévision, n'en regardant que les titres pour savoir de quoi on parle, rien de plus. Dépendant des chaînes qu'elle regarde, la quantité de publicité varie d'un extrême à l'autre. Des chaînes ouvertes comme le canal 11 ou 24, on peut voir un film sans aucune coupure publicitaire, aux chaînes américaines comme la Warner ou la Fox qui atteignent parfois dix coupures publicitaire à l'intérieur d'un même film. Patricia profite de la publicité pour chercher ce qu'il y a sur d'autres chaînes, pour faire un peu « d'exercice de zapping ». Néanmoins, tout comme Fabian, elle reconnaît voir des publicités, car c'est inévitable à la télévision. Elle dit être choquée par l'utilisation de bébés dans un spot pour une boisson hydratante. Ces bébés sont présentés avec une bouche et une voix d'homme virtuellement rajoutées pour les faire dire par exemple: « Je bois cette boisson quand je me lève avec la gueule de bois », ou sur la plage, avec une voix de femme: « Je bois cette boisson pour me réhydrater lorsque je m'expose au soleil ». À l'inverse, elle se dit généralement séduite par les publicités de parfum, pouvant la pousser parfois à acheter le produit en question. Ce qui lui plait réellement, c'est l'esthétique très travaillée et très soignée de ces spots. Elle aime l'univers et l'attitude des personnages, sans pour autant s'identifier à eux. En vérité, elle confie regarder ces publicités plus dans une optique d'exercice esthétique que dans celle d'une information commerciale. Elle a ensuite fait référence à deux types de publicité que je n'avais pas identifiés auparavant. Sur les chaînes payantes, elle note la présence de nombreux « infomerciales » qui sont des sortes de pubs télé-achat, où l'on cherche à vendre une paire de chaussures qui font perdre du poids, à travers des témoignages et des petites mises en situation, avec le prix du produit qui apparaît à la fin. Sur les chaînes ouvertes, ce sont des mini-reportages sur un thème particulier, comme le mal de tête qui peut entrainer des problèmes familiaux, qui s'affichent comme une information, lorsqu'à la fin apparaît une personne disant comment résoudre le problème du mal de tête avec tel ou tel médicament. Cette forme publicitaire se rapproche de celle utilisée par Nescafé dans mon corpus, avec une forme identique de reportage sur le café. Patricia ne voit pas dans la publicité une source d'information, car si elle regarde la télévision, ce n'est justement pas dans cet objectif. Il serait intéressant de savoir si une personne qui prend la télévision comme une vraie source d'information voit la publicité également comme cela. La publicité donne des « envies » à Patricia, non de l'information. Elle va voir un spot, comme celui du café par exemple, qui lui donnera envie d'un café, car toute l'ambiance de la pub la fait se sentir bien, tout y est beau et propice à une bonne tasse de café, alors même qu'elle n'aime pas beaucoup le café et encore moins le café de la marque Nescafé. En cela elle voit dans la publicité un pur message « aspirationnel » sans aucun rapport avec son quotidien. Lorsqu'elle voit une de ces pubs de parfum, elle sent qu'avec ce parfum elle pourrait accéder à un petit bout de ce monde. Un souhait semi-avoué envers ces productions très stylisées, qui la font rentrer dans le jeu publicitaire ambigüe du « je te promets ça si tu m'achètes », en faisant justement exprès de réfuter tout ce qui est constitutif du quotidien pour parvenir à cette force-là. * 145 Jean-Baptiste Legavre, L'entretien, une technique et quelques unes de ces « ficelles », p. 35-55, in Stéphane Olivesi, et al., Introduction à la recherche en SIC, Grenoble, PUG, 2007. * 146 Stéphane Beaud, « L'usage de l'entretien en sciences sociales. Plaidoyer pour l' « entretien ethnographique » », in Politix, Vol. 9, N° 35, troisième trimestre 1996, pp. 226-257. * 147 Guy Michelat, « Sur l'utilisation de l'entretien non directif en sociologie », in Revue française de sociologie, Vol. 16, n° 2, avril-juin, 1975, pp. 229-247. * 148 Everett C. Hughes, « La sociologie et l'entretien », in Le regard sociologique, Paris, Mark Benney, EHESS, 1996. |
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