III. La citoyenneté et le civisme
Rousseau, dans son Discours sur l'origine et les fondements
de l'inégalité parmi les hommes, comparait trois
régimes distincts, la monarchie, l'aristocratie, la démocratie,
et en tirait les conclusions suivantes : « Le temps vérifia
laquelle de ces formes était la plus avantageuse aux hommes. Les uns
restèrent uniquement soumis aux lois, les autres obéirent
bientôt à des maîtres. Les citoyens voulurent garder leur
liberté, les sujets ne songèrent qu'à l'ôter
à leurs voisins, ne pouvant souffrir que d'autres jouissent d'un bien
dont ils ne jouissaient plus eux-mêmes. En un mot, d'un côté
furent les richesses et les conquêtes, et de l'autre le bonheur et la
vertu. » Il met en avant la démocratie, dans laquelle la
souveraineté appartient au peuple. Elle permet à chacun d'avoir
un pouvoir sur la société dans laquelle il vit. Être
citoyen dans une démocratie engendre des droits mais aussi des devoirs :
tout individu doit se sentir concerné par la société qui
l'entoure et ainsi avoir envie d'exercer son esprit critique, de
réfléchir pour devenir lucide.
Dans une démocratie, la chose publique est donc
primordiale. S'en tenir informé et se former des convictions claires
doit être perçu comme nécessaire pour soi mais aussi pour
la communauté. Léopold Senghor, président de la
République du Sénégal pendant près de vingt
années, déclara, dans son discours du 29 janvier 1957 : «
Comme si l'on pouvait faire le bonheur des peuples sans leur participation
active. » Toute nation est composée d'un ensemble de citoyens
qui doivent décider eux-mêmes de leur vie pour préserver
leurs intérêts. Une démocratie n'existe qu'à travers
ses citoyens. Ceux-ci doivent pour cela donner leur avis, prendre la parole
publiquement et notamment dans les médias, manifester, respecter la
liberté de penser et d'expression. Chaque individu a en main son destin
mais aussi le destin collectif de sa nation. Nous devons tous avoir un
comportement responsable et agir dès que possible, en refusant
l'apathie. Comme le précise Edgar Morin, « A force de reporter
l'essentiel au nom de l'urgence, on finit par oublier l'urgence de l'essentiel
».
La base de la démocratie est l'échange. Nelson
Mandela, lors de son discours d'investiture à la présidence de la
République démocratique d'Afrique du Sud, le 10 mai 1995
utilisait ces propos : « Nous savons bien qu'aucun d'entre nous en
agissant seul ne peut réussir. » La
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nécessité est l'échange constructif. Rien
ne sert de s'enfermer dans des consensus. Il faut aller au-devant des conflits
et les résoudre au moyen du dialogue. Martin Luther King disait, dans
son très célèbre discours du 28 août 1963 : «
Ne cherchons pas à satisfaire notre soif de la liberté en
buvant à la coupe de l'amertume et de la haine. Nous devons toujours
mener notre combat sur les hauts plateaux de la dignité et de la
discipline. » Les désaccords et les confrontations ne sont pas
des obstacles à la démocratie : ils en sont ses fondements. C'est
à partir de ce constat que nous pourrons avancer. Martin Luther King
ajoutait même : « Nous pouvons transformer les discordes de
notre nation en une merveilleuse symphonie de fraternité. » Il
n'y a pas de conflits éternellement insolubles, simplement un manque de
volonté. L'antagonisme est inévitable donc, mais ce combat ne
doit jamais être mené sur le terrain de la force contre la force,
mais sur celui de l'intelligence contre l'intelligence, tels sont les propos
d'Albert Jacquard. A cela, nous pouvons ajouter les paroles, durant son
procès, de Mohandas Karamchand Gandhi, lors de sa déclaration du
23 mars 1922, en faveur de l'indépendance de l'Inde mais dont les propos
sont universels : « Le mal ne se maintient que par la violence, le
refus de ce mal exige de s'abstenir de toute violence ».
Proclamer la démocratie n'est donc pas suffisant, il
faut la faire vivre, lui donner un contenu effectif. Un fossé s'est
d'ailleurs creusé ces dernières années entre le peuple et
ses représentants élus, entre le peuple formant la masse des
citoyens et ses élites devenues hommes politiques de métier.
Cette dérive est dangereuse. Elle engendre un fait certain : certaines
parties du peuple ne se sentent ni écoutées, ni
représentées, amenant ainsi des sentiments d'exclusion, de
différence. Nous devons éviter le désengagement
vis-à-vis des grandes causes politiques, sous peine d'engendrer le repli
sur soi des citoyens, la défense de leurs propres et uniques
intérêts et l'avènement de régimes totalitaires.
Emmanuel Kant parlait de « renforcer le souci qu'à chacun de
l'intérêt commun ». Ceci est impératif dans tout
régime et l'est encore plus dans une démocratie. Il faut savoir
participer au choix des contraintes collectives qui génèrent les
libertés individuelles. Michel de Montaigne, lui, disait que «
Chaque homme porte la forme entière de l'humaine condition.
» Nous sommes à la fois responsables devant notre conscience mais
aussi devant les autres. Le pasteur Martin Niemöller justifie cette
nécessité à travers un apologue écrit à la
suite des génocides juifs et tsiganes :
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Quand ils sont venus chercher les communistes, Je n'ai rien
dit,
Je n'étais pas communiste.
Quand ils sont venus chercher les syndicalistes, Je n'ai
rien dit,
Je n'étais pas syndicaliste.
Quand ils sont venus chercher les juifs,
Je n'ai pas protesté, Je n'étais pas juif.
Quand ils sont venus chercher les catholiques, Je n'ai pas
protesté,
Je n'étais pas catholique.
Puis ils sont venus me chercher,
Et il ne restait personne pour protester.
Faber, le vieillard auprès de qui Montag vient chercher
de l'aide, dans Fahrenheit 451 de Ray Bradbury, tient le même
discours : « C'est un lâche que vous avez en face de vous. J'ai
vu où on allait, il y a longtemps de ça. Je n'ai rien dit. Je
suis un de ces innocents qui auraient pu élever la voix quand personne
ne voulait écouter les coupables, mais je n'ai pas parlé et suis
par conséquent devenu moi-même coupable. Et lorsque en fin de
compte les autodafés de livres ont été
institutionnalisés et les pompiers reconvertis, j'ai grogné deux
ou trois fois et je me suis tu, car il n'y avait alors plus personne pour
grogner ou brailler avec moi. Maintenant, il est trop tard. »
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Il existe une citoyenneté à la française,
qu'il est nécessaire de préserver et développer. Des
hommes et des femmes se sont battus pour défendre la liberté et
l'égalité. La révolution française de 1789 a vu
l'abolition des privilèges. Il faut faire preuve de
fidélité à notre mémoire et à notre
héritage. La démocratie doit être défendue et
préservée ! Jacques Chirac, président sous la
cinquième République française, s'exprimait ainsi : «
Notre pays, la France, chacun doit en être fier. Chacun doit se
sentir dépositaire de son héritage. Chacun doit se sentir
responsable de son avenir ». Les psychologues John Darley et Bibb
Latané, dans une expérience, ont mis en exergue l'effet du
spectateur : plus il y a de personnes dans une situation donnée, moins
nous sommes susceptibles d'intervenir si quelqu'un a besoin d'aide. Le nombre
diminue donc le sentiment individuel de responsabilité lors d'une
situation donnée. Et pourtant, dans une démocratie, chaque
citoyen est important, chaque vote compte : il ne faut pas délaisser ses
droits au profit des autres.
Un peuple est toujours à la merci du totalitarisme, qui
a cette faculté de fasciner, d'aveugler, puis d'anesthésier les
individus. D'ailleurs, Patrice Lumumba, homme politique en faveur de
l'indépendance du Congo Belge, et Aung San Suu Kyi, femme politique en
faveur de l'instauration d'un régime démocratique en Birmanie,
déclaraient respectivement : « Plus nous seront unis, mieux
nous résisterons à l'oppression, à la corruption et aux
manoeuvres de division auxquelles se livrent les spécialistes de la
politique du diviser pour mieux régner » (discours du 22 mars
1959) et « Les étudiants protestaient f...] contre un
régiment totalitaire qui leur déniait le droit de vivre en
privant le présent de toute signification et en ne laissant aucun espoir
pour l'avenir » (discours du 9 juillet 1990). Dans deux de ses
livres, George Orwell décrit très bien cette dystopie, où
le monde n'est fait que de coercition : le parti unique, les boucs
émissaires, la surveillance, la propagande, le culte de la
personnalité, la destruction de la langue, la torture, les procès
infondés, la réécriture du passé, la suspicion
ambiante, etc. Il s'agit de La ferme des animaux et de 1984. Les
deux ouvrages sont complémentaires. Dans le premier, il montre
l'instauration et le développement d'un régime totalitaire tandis
que dans le second, il montre son fonctionnement au quotidien une fois celui-ci
bien ancré dans la société. Le professeur d'histoire Ron
Jones, lui, effectua, en 1967, une étude expérimentale connue
sous le nom de « La troisième vague » auprès de
lycéens qu'il avait en cours. L'objectif était, à travers
une situation concrète, de prouver qu'il était difficile de
résister sous le troisième Reich. Difficile mais pas
impossible.
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Aimé Césaire, dans son ouvrage intitulé
Discours sur le colonialisme fait l'apologie de la solidarité :
« Notre engagement n'a de sens que s'il s'agit d'un
ré-enracinement certes, mais aussi d'un épanouissement, d'un
dépassement et de la conquête d'une nouvelle et plus large
fraternité. » La fraternité, qui passe par le respect
des libertés et de l'égalité de chacun, est donc la
clé de notre avenir. « Venez, avançons ensemble, forts
de notre unité » conclut Winston Churchill, alors premier
Ministre de la Grande Bretagne, dans son discours du 13 mai 1940.
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