II. Les civilités et le vivre ensemble
Les petites détériorations de l'espace public
entraînent rapidement une dégradation plus globale du cadre de
vie. Ceci est la conclusion de la très célèbre
théorie de la vitre brisée, élaborée en 1969 par le
psychosociologue Philip Zimbardo. Le concept est le suivant : si, dans un
édifice, une vitre brisée n'est pas remplacée
immédiatement, alors toutes les autres vitres de l'environnement
connaîtront le même sort. Il s'agit d'un cercle vicieux, où
l'absence de réaction et de résistance des individus aux
dégradations et aux incivilités engendre la rupture du lien
social. Plus globalement, et par analogie, chaque comportement influe sur celui
des autres. Il est donc nécessaire de faire preuve de civilité,
c'est-à-dire adopter les bonnes manières, ces codes non
écrits de respect mutuel, pour créer le cercle vertueux propice
au bon déroulement des relations humaines.
Certes, nous sommes tous différents, mais comme le
prononça Christiane Taubira, dans son discours du 18 février
1999, dont l'objectif était de faire reconnaître la traite
négrière et l'esclavage comme crime contre l'humanité :
« Nous sommes instruits de la certitude merveilleuse que si nous
sommes si différents, c'est parce que les couleurs sont dans la vie et
que la vie est dans les couleurs, et que les cultures et les desseins,
lorsqu'ils s'entrelacent, ont plus de vie et plus de flamboyance. »
Ces différences sont bénéfiques. Celle-ci ne doivent pas
nous désunir, bien au contraire, mais nous rapprocher. C'est d'ailleurs
par le respect de toutes ces dissemblances, que l'on construit une plus grande
ressemblance. Tels sont les principes républicains de liberté,
d'égalité, et de fraternité. La collectivité n'est
pas une addition d'individualités, elle est bien plus que cela. Ernest
Renan, dans sa conférence du 11 mars 1882, le signifie ainsi : «
N'abandonnons pas ce principe fondamental, que l'homme est un être
raisonnable et moral, avant d'être parqué dans telle ou telle
langue, avant d'être un membre de telle ou telle culture. Avant la
culture française, la culture allemande, la culture italienne, il y a la
culture humaine. » Nous devons dépasser les
hypothétiques barrières qui sont posées entre nous :
culture, langue, caractéristiques physiques, etc. Avant d'être
différents, nous sommes avant tout une même et grande famille :
celle des humains. Le discours du Dalaï Lama, lors de la remise du prix
Nobel de la paix, le 10 décembre 1989, synthétisait avec les mots
suivants :
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« Tous ceux que je rencontre un peu partout dans le
monde me font sans cesse rappeler que nous sommes semblables : des êtres
humains. Il arrive que nos habits, la couleur de notre peau, nos langues soient
différents. Tout cela reste superficiel. Au fond nous sommes tous des
êtres humains. C'est ce qui nous relie, nous permet de nous comprendre et
de nous rapprocher. »
« Je peux changer en échangeant avec l'autre,
sans me perdre pourtant ni me dénaturer.» Telle est la phrase
d'Édouard Glissant, poète et écrivain français.
C'est dans la différence et le divers que nous nous construisons. C'est
d'ailleurs même à travers les autres que nous existons, que nous
pouvons nous développer en tant que personne. La différence n'est
que richesse. Pour cela, il faut aller au-devant des relations, des rencontres,
des échanges. Le monde est éclectique.
Tahar Ben Jelloun, dans Le racisme expliqué à
ma fille, décrit ainsi les autres : « Regarde les
élèves et remarque qu'ils sont tous différents, que cette
diversité est une belle chose. C'est une chance pour l'humanité.
Ces élèves viennent d'horizons divers, ils sont capables de
t'apporter des choses que tu n'as pas, comme toi tu peux leur apporter quelque
chose qu'ils ne connaissent pas. Le mélange est un enrichissement
mutuel. » Edgar Morin, dans le livre intitulé Au
péril des idées, les grandes questions de notre temps, au
sein duquel est retranscrit son dialogue avec Tariq Ramadan, abonde dans le
même sens en disant : « Qu'est-ce que l'autre ? C'est celui qui
est à la fois différent de soi et semblable à soi. Il est
semblable à soi par la capacité à aimer, à avoir
peur, à souffrir, à être heureux et, en même temps,
il est différent par sa singularité personnelle, par sa culture,
par ses croyances. Respecter la différence tout en reconnaissant que
l'autre est comme soi, c'est cela qui est nécessaire. A ne voir que sa
différence, on ne voit pas que l'autre est comme nous, et à
vouloir le réduire à soi-même, on perd son
originalité. » Chacun apprend de l'autre. Dès notre
plus jeune âge, et notamment à l'école, nous pouvons nous
enrichir des différences des autres. Albert Jacquard, dans Nouvelle
petite philosophie, parle d'école de « l'humanité
» plutôt que d'école de la « République
». Au final, ces deux termes abondent dans le même sens, la
République défendant et prônant des valeurs humanistes.
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Notre société est devenue une lutte les uns
contre les autres, dont le but final est de sortir vainqueur. Il faut à
tout prix refuser cette vision des choses. Ernest Renan, toujours dans sa
conférence du 11 mars 1882, posait cette question : « Ne
peut-on pas avoir les mêmes sentiments et les mêmes pensées,
aimer les mêmes choses en des langages différents ? ».
Bien sûr que si. Et d'ailleurs, refuser cette idée peut aboutir
à des conséquences désastreuses pour l'humanité.
Ces derniers siècles en sont le parfait exemple, avec notamment la
colonisation ou le nazisme, périodes d'atrocités qui ont fait des
millions de victimes au nom de différents facteurs : haine raciale,
cupidité marchande, missions civilisatrices... Primo Levi,
rescapé des camps de concentration nazi, dans son témoignage
poignant Si c'est un homme, explique que « Beaucoup d'entre
nous, individus ou peuples, sont à la merci de cette idée,
consciente ou inconsciente, que « l'étranger c'est l'ennemi ».
Le plus souvent, cette conviction sommeille dans les esprits comme une
infection latente ; elle ne se manifeste que par des actes isolés, sans
lien entre eux, elle ne fonde pas un système. Mais lorsque cela se
produit, lorsque le dogme informulé est promu au rang de prémisse
majeur d'un syllogisme, alors, au bout de la chaîne, il y a le
Lager. » Personne n'est à l'abri des préjugés,
des stéréotypes et de comportements engendrant des
régressions catastrophiques. Deux expériences de psychologie
peuvent souligner ces dires :
? La première, réalisée en 1971 par
Philip Zimbardo, connue sous le nom d'expérience de Stanford, aboutit
sur la conclusion suivante : toute personne ordinaire, placée dans
certaines conditions bien spécifiques, peut avoir des comportements
anormaux voire déviants. L'expérience avait pour objectif
d'étudier les comportements humains soumis à l'univers
carcéral. Des étudiants furent divisés
aléatoirement en deux groupes : des prisonniers et des surveillants de
prison. Devant durer deux semaines, cette expérience fut
arrêtée au bout de seulement 6 jours, car les étudiants
surveillants de prison infligeaient des traitements dégradants et se
comportaient en sadiques. Des études menées auparavant sur tous
ces étudiants avaient pourtant révélé qu'aucun
d'entre eux n'était susceptible d'avoir ce type de comportement, et
qu'ils paraissaient émotionnellement stable et respectueux de la loi.
? La seconde, réalisée dans les années 60
et passée à la postérité, fut celle de Stanley
Milgram et portait sur l'obéissance. Les résultats aboutirent au
fait que tout individu est capable d'actions terribles si une figure
d'autorité le lui demande. Lors de l'expérience, des volontaires
de tous horizons venaient pour une expérience sur la mémoire.
Deux personnes étaient à chaque fois
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en présence : le premier, un acteur, devait
réaliser un travail oral de mémoire, tandis que le second, sur
qui portait l'étude, devait le punir à chaque fois qu'il oubliait
des choses en lui administrant des chocs électriques. L'acteur ne
recevait bien évidemment pas les chocs, ce que le second ignorait.
Tandis que l'acteur criait et protestait pour ne pas recevoir de chocs, les
personnes ont bien souvent continué l'expérience malgré
tout. La tutelle d'un médecin, faisant figure d'autorité,
engendrait des comportements odieux vis-à-vis d'innocents.
Ces deux expériences nous montrent à quel point
toute personne est susceptible de changer dans certaines conditions, d'adopter
un comportement qu'elle n'aurait jamais osée avoir dans la vie courante.
Le livre de Kressmann Taylor, Inconnu à cette adresse, l'illustre
parfaitement. Son oeuvre montre, à travers une correspondance
épistolaire, l'évolution d'une amitié entre deux hommes,
confrontée à l'arrivée au pouvoir d'Adolf Hitler et du
système nazi. Martin Schulse, allemand vivant à Berlin, et Max
Eisenstein, juif vivant aux États-Unis sont deux associés unis
par une amitié profonde. Celle-ci va être détruite,
après le changement brutal de comportement de Martin Schulse, devenu
progressivement raciste en cédant à la facilité et en
oubliant tout ce qu'il avait été jusqu'à présent.
Cette trahison aboutira à l'irréparable. Ainsi, nous devons
toujours rester vigilants.
Malgré les leçons tirées de l'histoire,
on remarque que les choses n'avancent que très doucement : il a fallu
attendre 1848 pour enfin voir l'abolition de l'esclavage, 1944 pour que les
femmes puissent voter en France, 1964 et le Civil Right Act pour mettre fin aux
lois Jim Crow sur la ségrégation raciale aux États-Unis ou
encore 1991 pour mettre fin à l'apartheid en Afrique du Sud, etc. Et les
combats à mener sont encore nombreux. Il faut pour cela refuser toute
vie déterminée à l'avance, toute place assignée,
toute identité fermée, engendrant forcément un futur
immobile. Nous sommes tous partie prenante dans l'orientation de l'aventure
collective, dans le chemin que prend l'humanité. Albert Jacquard
écrit ainsi que « S'ouvrir à l'autre, c'est courir un
risque, mais se refuser à la rencontre, c'est jouer perdant. »
Ce n'est qu'au prix de l'échange mais aussi du respect de l'autre que
nous pourrons choisir le bon chemin à suivre.
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