Partie 1
LES VALEURS R E P U B L I C A I N E S
FRANÇAISES
21
Mercredi 7 janvier 2015, un attentat terroriste frappe le
journal satirique français Charlie Hebdo. S'en suivent de terribles
évènements. Dans Traité sur
l'inégalité, Voltaire écrivait : « Le droit
à l'intolérance est donc absurde et barbare ; c'est le droit des
tigres, et il est bien horrible, car les tigres ne déchirent que pour
manger, et nous nous sommes exterminés pour des paragraphes. »
Ce texte a été écrit il y a plus de deux siècles et
semble pourtant d'une évidente actualité ces dernières
semaines. Cette fois-ci, des Hommes n'ont pas été
assassinés pour des paragraphes, mais pour des dessins. Des dessins
symboles de liberté. Le bilan humain est lourd. Le bilan moral est
désastreux.
Cet évènement a engendré un élan
de solidarité sans précédent ces dernières
années. Des millions de personnes se sont réunies, partout en
France, pour un même combat : la défense de valeurs universelles,
de droits inaliénables propres à tout être humain. Ces
idées sont prônées :
? au niveau national : la Déclaration des droits de
l'homme et du citoyen du 26 août 1789 ainsi que la Constitution du
4 octobre 1958 indiquent respectivement « L'ignorance, l'oubli, le
mépris des droits de l'homme sont les seules causes des malheurs publics
et la corruption des gouvernements » et « Le peuple
Français proclame solennellement son attachement aux droits de l'homme
».
? Au niveau européen : la Charte des droits
fondamentaux de l'Union Européenne proclamée le 7 décembre
2000 stipule que « Les peuples de l'Europe, en établissant
entre eux une union sans cesse plus étroite, ont décidé de
partager un avenir pacifique fondé sur des valeurs communes
».
? Au niveau mondial : dans la Déclaration
universelle des droits de l'homme de 1948, est inscrit « La
méconnaissance et le mépris des droits de l'homme ont conduit
à des actes de barbarie qui révoltent la conscience de
l'humanité ».
Pour beaucoup, le malheur des autres a été
ressenti comme un malheur personnel, engendrant un sursaut de
solidarité. John Fitzgerald Kennedy, dans son discours sur les droits
civiques du 11 juin 1963 abondait déjà dans ce sens : «
Menacer les droits d'un seul porte atteinte aux droits de tous. »
Les défenseurs des valeurs universelles ont fait front ensemble.
22
Si cette mobilisation est rassurante, elle est aussi et
surtout très effrayante. Derrière l'image de melting-pot qu'elle
donne, d'un peuple attaché au respect de l'être humain et des
droits dont ils doivent jouir, la réalité est plus sombre. Les
constats de la Commission nationale consultative des droits de l'homme en
2014 l'attestent. Celle-ci note la « résurgence d'un
racisme brutal, biologisant, faisant de l'étranger un bouc
émissaire ». Ainsi, il aura fallu attendre l'accomplissement
d'un pareil acte pour enfin réveiller les consciences des
français. Renouveau certain ou simple union nationale passagère ?
Difficile à dire, mais une chose est certaine : la France, pourtant
nation fondatrice des droits de l'Homme, va mal. Liberté,
Égalité, Fraternité... Notre devise est en danger.
Inquiétant certes, mais bien réel.
Faut-il être fataliste à la lecture de ce constat
? Non, bien évidemment. Faut-il réagir ? Oui,
impérativement ! Faisant un constat allant dans le même sens lors
de son appel du 18 juin 1940 sur les ondes de la BBC, le général
de Gaulle exhortait ainsi les français : « Mais le dernier mot
est-il dit ? L'espérance doit-elle disparaître ? La défaite
est-elle définitive ? Non ! » C'est à ce titre
uniquement que la France retrouvera ses lettres de noblesse et
préservera les libertés qu'elle a mis tant de temps à
acquérir.
23
I. La construction d'un esprit critique
L'Homme possède, en puissance, un esprit critique.
Celui-ci n'est donc pas inné et doit être développé
tout au long de son existence. Dans son Discours sur la servitude
volontaire, Étienne de La Boétie notait que « La
première raison pourquoi les hommes servent volontiers, est pour ce
qu'ils naissent serfs et sont nourris tels ». Il faut donner à
chaque individu les outils intellectuels leur permettant, quelles que soient
leurs convictions initiales ou celles de leurs proches, de devenir des citoyens
lucides, à même de raisonner par eux-mêmes.
Chaque personne doit construire son opinion personnelle et
doit être capable de savoir la remettre en question, la nuancer, voire la
modifier. Ainsi, chaque décision peut être prise en toute
connaissance de cause, et ainsi éviter les conséquences
préjudiciables comme le confirme Étienne de La Boétie,
toujours dans son Discours sur la servitude volontaire : «
C'est le peuple qui s'asservit, qui se coupe la gorge, qui, ayant le choix
d'être serf, ou d'être libre, quitte la franchise et prend le joug,
qui consent à son mal ou plutôt le pourchasse ».
Cette ouverture d'esprit permet ainsi d'aller à
l'encontre de tout conformisme, de tous les bien-pensants qui nous entourent et
pensent pour nous. Ainsi, la pièce de théâtre
d'Eugène Ionesco, Rhinocéros, en est le parfait exemple.
Le protagoniste, Bérenger, pourtant qualifié d'alcoolique, de
malpropre et de paresseux par ses amis au début de la pièce se
voit finalement être le seul capable de penser, de suivre son propre
raisonnement, lorsque les autres succombent à la facilité, en se
soumettant aux usages communément admis, à savoir la
transformation en pachyderme. Il résiste aux tentations, tandis que tous
autour de lui rejoignent progressivement la pensée de masse en faisant
preuve d'impétuosité. La pièce se termine sur les propos
de celui-ci, le montrant comme seul résistant, envers et contre tous.
Une expérience, réalisée en 1951 par le psychologue
Salomon Asch, donne aussi une dimension concrète à ces propos. Il
s'agissait d'une étude dont l'objectif était d'observer comment
certains individus réagissaient au comportement des autres :
24
? Des étudiants furent réunis pour un
prétendu test de vision. Tous étaient complices de
l'expérimentateur, sauf un, qui l'ignorait bien entendu. Des lignes
étaient affichées au tableau : une ligne modèle à
gauche et trois autres lignes à droite. Les étudiants devaient
comparer la longueur de la ligne modèle à celles des trois
autres. Les réponses s'avéraient relativement simples, la
longueur entre les lignes différant de plus de 5 cm. Tous les
étudiants donnaient leur réponse à l'oral. Salomon Asch
observa que le sujet, situé en avant dernière position,
était influencé par les réponses des autres
étudiants. Ainsi, lorsque la consigne était donnée aux
complices de produire à l'unanimité une réponse fausse,
beaucoup des sujets donnaient aussi la même réponse fausse. Un
certain nombre de sujets allaient donc à l'encontre de l'évidence
de leur propre vue, pour se conformer aux autres, du fait de la pression
sociale.
Albert Jacquard, dans son ouvrage intitulé Nouvelle
petite philosophie, écrit l'aphorisme suivant : « Apprendre
à vivre, c'est apprendre à garder les yeux ouverts ».
Garder les yeux ouverts, c'est-à-dire toujours rester sur ses gardes, ne
pas accepter ce que l'on nous dit sans l'avoir vérifié.
Être en quête de la vérité et faire preuve de
dialectique. Il s'agit de la condition nécessaire pour ne pas entrer
dans le jeu des tyrans, qui cherchent à imposer certaines idées,
telles que l'oppression des minorités, et pour qui les peuples ignorants
sont des proies faciles. Ceci peut être observé à travers
cette courte histoire de Raymond Chevalier : « Quatre hommes visitent
l'Australie pour la première fois. En voyageant par train, ils
aperçoivent le profil d'un mouton noir qui broute. Le premier homme en
conclut que les moutons australiens sont noirs. Le second prétend que
tout ce que l'on peut conclure est que certains moutons australiens sont noirs.
Le troisième objecte que la seule conclusion possible est qu'en
Australie, au moins un mouton est noir ! Le quatrième homme, un
sceptique, conclut : il existe en Australie au moins un mouton dont au moins un
des côtés est noir ! » Nous devons refuser les
informations indiscutables qui nous sont assénées,
résultant de comportements dogmatiques. Dans Le racisme
expliqué à ma fille, Tahar Ben Jelloun écrit : «
Les mots sont dangereux. Certains sont employés pour blesser et
humilier, pour nourrir la méfiance et même la haine. D'autres sont
détournés de leur sens profond et alimentent des intentions de
hiérarchies et de discrimination. D'autres sont beaux et heureux.
» Le canular d'Eric Lechner, intitulé « Le tueur
invisible », illustre parfaitement bien l'importance des mots.
L'endoctrinement et l'enfermement de l'esprit débouchent
forcément, petit à petit, sur des conséquences graves.
25
Il est un fait certain : de l'ignorance, découle la
peur. Franklin D. Roosevelt, lors de son discours d'investiture à la
présidence des États-Unis le 4 mars 1933 refusait ainsi la peur :
« La seule chose dont il faut avoir peur, c'est de la peur
elle-même, cette peur inexprimable, irraisonnée et
injustifiée qui paralyse les efforts nécessaires à
transformer une déroute en une avancée. » Il faut
refuser la peur et donc l'ignorance. Ce fut le combat mené durant tout
le XVIIIème siècle, dit siècle des
lumières, par de nombreux philosophes tels que Montesquieu et Voltaire.
Comme le dit l'historien Zeev Sternhell, « Les lumières
voulaient libérer l'individu des contraintes de l'histoire, du joug des
croyances traditionnelles et non vérifiées. »
L'Encyclopédie, confectionnée par Denis Diderot et D'Alembert, en
est le symbole. Elle avait pour objectif de mettre le savoir à la
disposition de tous, et ainsi permettre au peuple de résister à
toute forme de propagande. Les propos du Dalaï Lama, lors de la remise du
prix Nobel de la paix, le 10 décembre 1989, résument bien ces
deux facteurs que sont le refus de l'ignorance et l'entraide : « Nous
dépendons les uns des autres à tellement d'égards qu'il
n'est plus possible de vivre dans l'isolement et l'ignorance de ce qui se passe
à l'extérieur. Nous devons nous entraider dans les
difficultés et le malheur, et mettre en commun les privilèges
dont nous jouissons. »
Télévision, radio, presse écrite,
internet,... Les médias de masse s'étant développés
par la suite, se former un jugement autonome, se construire un esprit libre
susceptible d'aller à l'encontre de l'émotionnel de ceux-ci est
devenu encore plus important. Avec l'arrivée d'internet ces
dernières années, les sources d'informations se sont
démultipliées. En effet, tandis que Gutenberg avait, lui, rendu
accessible l'écrit au plus grand nombre, internet l'a rendu beaucoup
plus rapide, voire instantané. L'ignorance n'est donc plus le vrai
problème. Il a été remplacé par l'erreur, comme
l'écrit Rousseau dans son Discours sur l'origine et les fondements de
l'inégalité parmi les hommes : « Recherchons la
première source des désordres de la société, nous
trouverons que tous les maux des hommes leur viennent de l'erreur bien plus que
de l'ignorance, et que ce que nous ne savons point nous nuit beaucoup moins que
ce que nous croyons savoir ». Savoir faire le tri dans le flot
d'informations dont nous sommes assommés est primordial. Les
nouveaux chiens de garde, reportage adapté de l'essai éponyme
de Serge Halimi, insiste sur la méfiance et le recul que nous devons
avoir vis-à-vis des médias. Pierre Bourdieu exprime aussi sa
méfiance vis-à-vis des médias, à travers une
conférence réalisée au collège de France, et
26
retranscrite dans le livre Sur la
télévision. De tous temps, la manipulation des masses fut
omniprésente : George Creel à la tête du Committee on
Public Information, la propagande soviétique au service de la dictature
Stalinienne ou encore Joseph Goebbels, le ministre du troisième Reich
à l'Éducation du peuple et à la Propagande. D'ailleurs, ce
dernier l'expliquait très bien en tenant ces propos : « A force
de répétitions et à l'aide d'une bonne connaissance du
psychisme des personnes concernées, il devrait être tout à
fait possible de prouver qu'un carré est en fait un cercle. Car
après tout, que sont « cercle » et « carré »
? De simples mots. Et les mots peuvent être façonnés
jusqu'à rendre méconnaissable les idées qu'ils
véhiculent. » Plus récemment, on peut citer l'affaire
des couveuses Koweitiennes, qui permit, à travers le faux
témoignage de « l'infirmière Nayirah », de favoriser
l'entrée de l'Occident dans la seconde guerre du Golfe. Dans le
documentaire de Jean-Pierre Garrabos, In democracy we trust, le
journaliste conclut à juste titre : « Celui qui gagnera la
prochaine guerre n'est pas celui qui aura la plus grosse bombe, mais celui qui
racontera la meilleure histoire. ». C'est donc l'inertie qu'il faut
combattre, pas l'hérésie.
Epicure disait « Quand on est jeune, il ne faut pas
hésiter à philosopher et quand on est vieux, on ne doit pas se
lasser de philosopher, car personne n'est trop jeune ni trop vieux pour prendre
soin de son âme. » Il n'y a pas donc pas de bons moments pour
se poser les bonnes questions, pour interroger le monde qui nous entoure, pour
se remettre soi-même mais aussi la société en question.
L'ataraxie passe par la volonté de se poser les bonnes questions et
essayer de les résoudre. Ainsi, plutôt que de contenir une
énergie qui peut devenir néfaste à terme, nous devons
apprendre à la canaliser, à la déplacer vers des formes
constructives comme l'écoute et le dialogue : l'échange tout
simplement.
27
|
|