2- La responsabilité de l'homme
Qu'est-ce que la responsabilité ? Par
responsabilité, l'on peut entendre tout ce qui incombe à l'homme
de faire pour l'affirmation digne de son être dans tous les domaines de
la vie. En effet, la responsabilité vient du latin
respondere, qui signifie être digne de,
égal à, à la hauteur de : le fait de répondre
totalement de ses actes, de les assumer et de s'en reconnaître
l'auteur83. Parler de responsabilité implique
nécessairement une certaine imputation de l'homme. L'évocation de
toutes ces capacités dans les domaines de la vie fait appel à la
pleine conscience de l'homme. Se donner les moyens intellectuels, physiques et
moraux possibles, en agissant toujours pour la sauvegarde de sa dignité
d'homme, fait partie de la responsabilité de l'homme.
La dignité étant intrinsèquement
reconnue qu'aux hommes, impose d'assumer tous leurs devoirs, leurs engagements,
en vertu de leurs facultés : la raison, la maturité, la
liberté. L'imputation de la responsabilité à l'homme
réside aussi dans le fait qu'elle consacre toute l'humanité et la
particularité de ce dernier qui, à la différence des
autres espèces vivantes de la nature, possède la faculté
du bien et du mal, et donc de pensée : « L'homme n'est qu'un
roseau, le plus faible de la nature ; mais c'est un roseau pensant
»84. On peut comprendre qu'on ne saurait parler
véritablement de responsabilité que par rapport à cet
être raisonnable et libre. Il est en effet le seul être vivant,
capable d'esprit critique, de discernement et donc de raison qui l'installe au
monde et lui recommande d'y prendre position.
La responsabilité de l'homme que nous
évoquons ici, revêt une dimension absolument rationnelle et
critique. Là où la responsabilité de l'homme
est
83 Jacqueline
Russ, Dictionnaire de Philosophie, Op. cit., p.
250.
84 Blaise Pascal,
Pensées, Paris, Gallimard, 1954, pp.
1156-1657.
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évoquée, cela suggère que sa
raison est interpellée. Et critique, dans la mesure où l'homme se
doit de cultiver une conduite enracinée dans la source morale qu'est la
dignité humaine85. Pour cette raison, le fait d'accomplir le
devoir, est plus que nécessaire pour l'édification de
l'humanité. Dans cette logique précise, l'étude de l'homme
peut être comprise comme l'expression de la volonté de l'homme de
se comprendre lui-même, voire la conduite convenable dans ses rapports
avec ses semblables.
Les conduites rationnelles et bienveillantes se
réaliseraient avec l'exacte connaissance de soi, de ses forces
physiques, intellectuelles et morales effectives. Selon Emmanuel Kant la vraie
connaissance morale de soi doit refuser de « prendre pour des preuves d'un
bon coeur de simples voeux qui peuvent bien être effectifs avec un vif
désir mais qui en ce qui touche l'action, sont vides et le demeurent
»86.
Il y a ici responsabilité de l'homme, dans la
mesure où en tant qu'intelligence, il se doit d'articuler le
vouloir et le pouvoir pour
l'accomplissement d'actions dignes de son être. Ce qui permet de penser
qu'il ne suffit pas d'émettre des voeux ou de posséder uniquement
de bonnes intentions qui, du reste, se bousculent dans la pensée, mais
plutôt de se donner les moyens possibles de les réaliser pour le
plus grand bien du monde. De fait, la responsabilité de l'homme est
liée à l'action réglée sur des conduites moralement
acceptables.
La responsabilité est une imputation de l'homme
puisqu'elle n'est conçue et admise comme telle que par rapport à
ce dernier. Cette responsabilité implique de manière
générale, que l'homme doit répondre de ses actes à
tous les niveaux, dans ce cas, elle correspond au devoir chez Emmanuel Kant.
Pour lui, le devoir désigne la nécessité d'accomplir une
action avec inclination pour la loi, par laquelle
l'homme a « conscience d'une bonne volonté qui de son propre
aveu
85 Jürgen Habermas,
La constitution de l'Europe, trad. de l'allemand par
Christian Bouchindhomme, Paris, Gallimard, 2012, p. 137.
86 Emmanuel Kant,
Fondements de la métaphysique des moeurs, Op.
cit., p. 101.
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constitue la loi pour la volonté mauvaise qu'il
a en tant que membre du monde sensible »87.
Parler de responsabilité de l'homme, c'est
aussi parler de ce qu'il accomplit décidemment tout en s'assumant. Dans
cet élan de responsabilité, il suit qu'il est toujours
nécessaire de reconnaître dans nos conduites sociales l'importance
du devoir qui les fonde. Il serait de ce fait ce qui élève
l'homme au dessus de lui-même. La raison exige qu'il préserve la
personnalité et l'espèce humaine toute entière en
répondant de ses actes. En plus, la reconnaissance d'une libre
soumission de la nature humaine à la perfection, voudrait que, quand il
s'agit de responsabilité, l'homme ne se borne pas à y voir
seulement ses intérêts, mais doit songer au bien de
tous.
Dans cet ordre d'idées, il est possible
d'observer cette vision rationaliste de la responsabilité de l'homme
chez Jonas Hans. Pour lui, la responsabilité des modernes dans la
civilisation technologique est de s'assumer devant les défis de cette
époque. Jonas Hans, à cet effet, affirme que :
C'est un problème central de l'éthique
de la responsabilité pour l'avenir que nous recherchons. Pour l'instant
il faut simplement dire que dans la zone où nous avons
pénétré avec la technique et dans laquelle nous devons
désormais évoluer, la circonspection et non l'excès doit
être le mot d'ordre88.
Jonas Hans lie la responsabilité au devoir. Il
fait correspondre la responsabilité au devoir qui consiste à
circonscrire le progrès technique pour le plus grand bien du monde. En
effet, cette responsabilité implique le devoir dans la mesure où
il serait inconcevable de parler de responsabilité sans qu'on y trouve
une nécessité d'agir, surtout quand cela engage notre existence.
Cette conception trouve tout son sens dans une perspective sartrienne. De fait,
l'homme étant défini par la liberté, la
responsabilité qui incombe est de s'assumer comme tel.
87 Emmanuel Kant,
Fondements de la métaphysique des moeurs, Op.
cit., p. 195.
88 Jonas
Hans, Principe responsabilité. Une éthique pour la
civilisation technologique, Paris, Garnier Flammarion, 1990, p.
343.
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De fait, l'homme est tenu de réaliser son
existence indépendamment de toute aide divine. L'homme doit modeler
l'histoire. De fait, à la question pourquoi parler de
responsabilité de l'homme, Jean Paul Sartre soutient que cette
dernière ne relève pas d'une volonté divine, elle lui
incombe plutôt, et son épanouissement existentiel en dépend
:
Parce que nous rappelons à l'homme qu'il n'y a
pas d'autre législateur que lui-même et que c'est dans le
délaissement qu'il décidera de lui-même ; et parce que nous
montrons que ça n'est pas en se tournant vers lui, mais toujours en
cherchant hors de lui un but qui est telle libération, telle
réalisation particulière, que l'homme se réalisera
précisément comme humain89.
La responsabilité de l'homme apparaît
indispensable dans la mesure où la liberté en dépend. Il
s'agit de répondre de tous ses actes qui se résument en devoirs.
La responsabilité se fonde sur l'engagement à accomplir
pleinement ses devoirs. Elle suppose que l'être humain doit s'assumer. De
même, les éléments de la responsabilité ne peuvent
être que des actions accomplies par devoir qui s'emboîtent de
partout, s'enchaînent et se complètent. C'est pourquoi, il
s'avère que tout ce qui relève de la responsabilité de
l'homme trouve sa justification dans l'accomplissement du devoir. Le
caractère subversif de la vérité s'impose
impérativement à la
pensée.
Elle suppose que les relations interpersonnelles
soient absolument édifiantes et dignes de celui-ci. C'est justement
ainsi que la bonne conduite recouvre toute sa signification : le Bien
suprême. Il ne peut être contemplé que dans l'ensemble du
genre humain. Le genre humain est le seul capable du Bien
suprême90. Il est l'ensemble des contributions
spécifiques de chaque membre du genre humain. Il renvoie à la
totalité, l'individualisation du concept de devoir permettant de
comprendre la contribution individuelle de chacun, justement dans sa
spécificité comme le produit d'une action régie par la loi
morale.
89Jean Paul Sartre,
L'existentialisme est un humanisme, Paris, Nagel,
1946, p. 94.
90 Friedrich Schleiermacher,
Conférences sur l'éthique, la politique et
l'esthétique, Op. cit., p. 242.
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La qualité d'être raisonnable impose
à tout être humain de prendre en charge son existence. En effet,
la responsabilité de l'homme, de ce point de vue renvoie à la
moralité. C'est une prise de conscience réelle de ce que nous
représentons, c'est-à-dire une valeur
absolue. L'homme est doté de capacités physiques,
morales et intellectuelles, aux moyens desquels il peut assurer son existence.
La réalisation du bien moral dans le domaine de l'agir suppose la
responsabilité de l'homme, responsable de tout devant tous. Ce qui
implique que l'homme doit renoncer à la quiétude et agir pour une
affirmation digne de tous. La responsabilité de l'homme doit, par
conséquent, dépasser l'intériorité passive que peut
constituer la conviction subjective afin de réaliser la
moralité91 dans les conduites humaines.
Si l'homme est défini par la liberté, sa
responsabilité se pose en conséquence. En assumant cette
dernière, il construit son existence car il la prend en charge en toutes
situations. De plus, elle met en exergue la capacité de l'homme à
apprécier la valeur de la liberté. Elle englobe les conditions
d'une existence digne des hommes. La responsabilité de l'homme
assumée vient donner à la moralité toute sa consistance
car elle suppose l'accomplissement des devoirs indépendamment de toute
influence extérieure. Mais la moralité telle que
déjà comprise revêt-elle un caractère contraignant
pour l'homme ?
91 Mai Lequan,
La philosophie morale de Kant, Op. cit., p.
347.
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CHAPITRE II : LA MORALITÉ ENTRE LIBERTÉ ET
CONTRAINTE Dans la philosophie morale d'Emmanuel Kant, les concepts de
moralité, d'autonomie et de liberté semblent contenir une
certaine convertibilité. Selon cette convertibilité, on ne
saurait parler de moralité indépendamment de l'autonomie et de la
liberté92. Toutefois que l'on évoque la
moralité, cela sous-entend nécessairement l'autonomie ou la
liberté de l'homme. Avec la mise en lumière de l'idée
d'autonomie, la forme de la liberté paraît trouver dans la
moralité, la notion de volontés législatrices
universelles, un contenu adéquat. Car, c'est seulement ainsi qu'il se
définit.
Souvent cette conception kantienne de la
moralité est mal interprétée. Cela pourrait se justifier
par certains préjugés, qui vont jusqu'à la taxer de
rigorisme93 relativement,
à certaines formules d'Emmanuel Kant jugées presqu'excessives.
Ces dernières taxées de contrainte en matière de
moralité, se voient refuser la liberté. Pourtant, il écrit
ceci : « Je comprends par là, à vrai dire, non pas quelque
chose comme un simple voeu, mais l'appel à tous les moyens dont nous
pouvons disposer »94 La réalisation de la
moralité chez l'homme nécessite des efforts, et n'admet point que
la bonne volonté se contente de la pureté intérieure de sa
maxime.
Pour Emmanuel Kant, bien qu'exigeant l'accomplissement
du devoir, la moralité se fonde sur l'autonomie de la volonté et
implique le traitement de l'humanité comme fin en soi.
Pour lui, ce que l'on fait sans joie et seulement comme une
corvée, n'a aucune valeur morale interne. En dehors du
vouloir librement exprimé, aucune valeur
morale n'est concevable. De ce fait, que doit-on comprendre des acceptions de
la moralité ? La moralité et son rapport à la contrainte
n'est-il pas une faculté nécessaire de l'être raisonnable
?
92 Emmanuel Kant,
Fondements de la métaphysique des moeurs, Op.
cit., p. 192.
93 On connait
l'épigramme de Schiller : « Scrupule de conscience : Je sers
volontiers mes amis ; mais, hélas je le fais avec inclination, et ainsi
je me sens souvent tourmenté de la pensée, que je ne suis pas
vertueux ... » Mais Schiller lui-même a nuancé sa critique du
« rigorisme » kantien, au point d'être presque, finalement,
d'accord avec Emmanuel Kant.
94 Emmanuel Kant,
Fondements de la métaphysique des moeurs, Op.
cit., p. 86.
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