1- Les acceptions de la moralité
Les acceptions de la moralité comportent la
connaissance selon laquelle les hommes s'en font différentes
représentations. En effet, cette réalité liée aux
actions humaines est appréhendée de diverses manières
quand il s'agit de la pratique. À travers les différentes
conduites humaines, il est possible de souligner que le jugement que l'on porte
sur la plupart des actions varie manifestement d'un individu à un autre
selon les intérêts en vue ou les enjeux qui le muent. Dans la
mesure où les conduites humaines semblent traduire l'acception de la
moralité des uns et des autres.
Très souvent, on qualifie facilement d'acte
digne de moralité ce qui va dans le sens de nos intérêts,
quoiqu'inconsciemment, cela ne puisse tenir à l'universel. C'est
pourquoi, nous avons des acceptions de la moralité qui diffèrent,
et qui fondent en raison les comportements ou les jugements des êtres
raisonnables. Ces conduites humaines permettent également d'entrevoir
les principes sur lesquels se fonde le concept de moralité dans leurs
entendements. Cette remarque peut se faire par les comportements des hommes,
qui traduisent leurs différentes acceptions de la
moralité.
C'est la compréhension des principes sur
lesquels reposent ces acceptions qui en établit la rationalité.
Toute acception de la moralité nécessite une clarification de ses
assises pour l'humanité. Il s'agit de savoir son fondement. Pour cela,
l'on pourrait se demander de la manière suivante : Quels sont les
principes sur lesquels doivent se fonder la moralité ? À cette
préoccupation, Emmanuel Kant écrit ceci : « Des principes
empiriques sont toujours impropres à servir de fondement à des
lois morales »95. À travers cette affirmation, se
dégage l'idée selon laquelle toutes les acceptions fondant la
moralité sur des principes empiriques, ne
visent que le bonheur. Les principes du bonheur personnel,
précisément, sont les plus condamnables. Ils le sont, non pas en
raison de leur
95 Emmanuel Kant,
Fondements de la métaphysique des moeurs, Op.
cit., p. 172.
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fausseté, mais ils supposent en dessous de la
moralité, des mobiles sensibles qui le ruinent et en dénient la
grandeur.
Pour cette raison, l'acception digne de
moralité repose sur des principes rationnels,
et donc de l'autonomie de la volonté. Ainsi,
Emmanuel Kant rompt avec l'acception des Stoïciens ou Épicuriens
qui préconisent une acception de la moralité, comprise comme le
principe du bonheur personnel, le prolongement et l'accomplissement de la
tendance à la vie bonne. Elle est fondée sur
l'hétéronomie. Elle comporte les
principes illégitimes de la moralité96. En plus, elle
est décrite comme ce qui nous attache aux plaisirs naturels et nous
inscrits dans l'ordre rationnel et juste du grand Tout. En rupture avec un tel
point de vue, Emmanuel Kant soutient que la moralité doit porter
dignement et humainement l'existence. En réalité, elle doit
servir de fondement à toutes les actions des êtres
raisonnables97. Il importe, par
conséquent, de rompre avec l'inaction, la négligence et le
contentement moral. C'est d'ailleurs de cette manière que l'homme se
rend digne d'être heureux, et même de produire des maximes
universalisables.
En rompant avec l'acception stoïcienne de la
moralité, reposant sur le naturalisme, et donc sur des principes de
l'hétéronomie orientés vers le bonheur personnel, Emmanuel
Kant, accorde une signification particulière au concept de perfection
récurrent dans sa philosophie morale. C'est pourquoi, l'orientation
qu'il donne à celui-ci, n'est nullement celle d'un idéal, mais
d'un accomplissement. Ce dernier est lié dans
une certaine mesure, à la liberté. Il soutient que la perfection
de l'homme est le plein accomplissement de son être. De fait,
les principes empiriques fondant la moralité,
consacrent une vie naturelle. Alors que les principes rationnels
voudraient que l'être raisonnable agisse sous le sceau d'une
acception de la moralité qui ordonne et porte son existence à la
juste connaissance de sa place dans la
Création98.
96 Emmanuel Kant,
Fondements de la métaphysique des moeurs, Op.
cit., p. 170.
97 Emmanuel Kant,
Fondements de la métaphysique des moeurs, Op.
cit., p. 192.
98 Alexis Philonenko,
La théorie kantienne de l'histoire, Paris,
Vrin, 1986, p. 56.
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La bonne volonté de l'être raisonnable
est légitime. Puisqu'en tant que capable de perfection, elle est
censée se déterminer par la raison et se conformer
immédiatement aux principes rationnels devant
fonder la moralité. Ils excluent, par conséquent, la
sensibilité sujette à la contrainte. C'est pourquoi, Emmanuel
Kant affirme ceci : « Quand il s'agit de valeur morale, l'essentiel n'est
point dans les actions que l'on voit, mais dans les principes intérieurs
des actions, que l'on ne voit pas»99. La moralité, pour
ainsi dire, ne se juge pas à partir des principes
empiriques qui ont pour objet essentiel le bonheur personnel, mais
doit se focaliser sur l'autonomie, qui comporte les principes
rationnels de la bonne volonté, obéissant ainsi
à des impératifs catégoriques pour tous.
De plus, l'acception légitime de la
moralité semble désintéressée, puisque
fondée en raison, elle convainc le sujet moral du bien en soi et la
satisfaction liée à son accomplissement. En ce sens, la bonne
volonté traduit le bien humainement. C'est en ce sens qu'Emmanuel Kant
estime que :
Il se peut que cette volonté ne soit pas
l'unique bien, le bien tout entier mais elle est néanmoins
nécessairement le bien suprême, condition dont dépend tout
autre bien, même toute aspiration au bonheur100.
La raison consciente de sa vocation à fonder
une bonne volonté, ne peut qu'éprouver de la satisfaction dans
l'accomplissement de cette fin. De la sorte, la bonne volonté doit
présider à toute acception de la moralité, en vertu du
principe du vouloir. Emmanuel Kant pense que l'homme
ne doit se laisser guider par ses inclinations naturelles, mais plutôt
les dépasser, en agissant à leur encontre, surtout les mauvais.
La promptitude bienveillante doit s'affranchir de tout contentement moral, et
s'exercer en vertu de la raison propre à tout être humain. Ainsi,
la raison peut être comprise comme le principe directeur qui donne sens
à la vie.
De cette manière, la culture du respect se
pose, pour ainsi dire, comme la condition de possibilité des relations
humaines : « Le respect est, sans doute
99 Emmanuel Kant,
Fondements de la métaphysique des moeurs, Op.
cit., p. 112.
100 Emmanuel Kant, Fondements de la
métaphysique des moeurs, Op. cit., p. 93.
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aucun, la première chose, car, sans lui, aucun
amour véritable ne peut exister, même si on peut tenir quelqu'un
en haute estime sans pour autant l'aimer »101.
Le respect se présente comme le vecteur
fondamental des relations interpersonnelles car sans lui, il serait difficile
de concevoir l'existence de toute société. Il fait
apparaître la soumission de la volonté à la loi, et, plus
profondément, réalise une harmonie entre la raison et la
sensibilité : par lui s'effectue une imprégnation de la
sensibilité par la raison. Dans le même ordre d'idées, il
est possible d'affirmer que le respect est ce qui favorise entre les hommes la
communication. La considération mutuelle et l'estime régnant
pardessus tout, apparaissent comme le fruit du respect. Cette
intelligibilité des hommes pourrait tenir au fait que chaque être
humain, dans son for intérieur reconnait tout l'humanisme qui
l'accompagne. Cette idée est d'autant plus justifiée que Martin
Heidegger écrit ceci : « L'humanisme consiste en ceci :
réfléchir et veiller à ce que l'homme soit humain et
non-inhumain, « barbare », c'est-à-dire hors de son essence
»102.
Cette haute reconnaissance de l'humanisme dont l'homme
est capable de témoigner en tant qu'être humain, partout dans le
monde qui rend si digne l'espèce humaine. En outre, si l'humanisme est
spécifique aux hommes, le respect est quant à lui la condition
d'effectivité puisqu'il concerne chacun dans sa capacité à
connaître et reconnaître autrui, et même dans ses relations
avec les autres. Parler de moralité dans ce contexte, c'est parler de
respect des autres, de courtoisie, mais aussi et surtout de la dignité
humaine. Puisque pour Leibniz, par exemple, la moralité est la dimension
supérieure, car finale, d'une théologie immanente selon le
modèle aristotélo-thomiste de la vertu naturelle.
Davantage, il s'en suit que l'aspiration au bien
quoique déterminée d'un point de vue leibnizien, renvoie la
moralité à la nature, le devoir à l'intérêt.
Tout
101 Emmanuel Kant, Théorie et
pratique D'un prétendu droit de mentir par humanité La fin de
toute choses, trad. de l'allemand par François Proust,
Paris, GF- Flammarion, 1986, p. 120.
102 Martin Heidegger, Lettre sur
l'humanisme, trad. de l'allemand par Roger Munier, Paris, Aubier
Montaigne, 1983, p. 45.
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être humain devrait pour ainsi dire trouver la
nécessité d'agir dans l'intérêt de tous. C'est en
grande partie une dimension de l'homme qui leur conférerait leur valeur,
dans un monde où les transgressions morales et la manipulation sont
fréquentes dans les rapports entre les hommes puisque :
En effet, nos affections naturelles font notre
contentement : et plus on est dans le naturel,
plus on est porté à trouver le plaisir
dans le bien d'autrui, ce qui est le fondement de la bienveillance universelle,
de la charité, de la justice103.
Pour cela, il est possible de comprendre que
l'acception légitime de la moralité est celle qui
considère essentiellement l'homme à une dimension
supérieure. C'est pourquoi tout être humain souhaite être
traité avec beaucoup d'égards. La dimension supérieure est
ce qui le maintient par-delà toute chose. Il appartient à la race
supérieure et doit le demeurer. En conséquence, il est possible
de retenir que l'homme, en raison de ses intérêts fait reposer la
moralité sur des principes qui lui sont propres. Ce qui donne lieu
à des acceptions de la moralité.
La conscience morale de l'homme pour une acception de
la moralité digne de celui-ci n'est pas à exclure dans la mesure
où la raison est censée lui suggérer la distinction du
bien et du mal. Même si l'on évoque différentes acceptions
de la moralité, la raison humaine est susceptible de comprendre ce qui
est moralement acceptable en termes de conduites sociales. Une telle
affirmation pourrait se justifier dans la mesure où une constance
demeure: l'identité universelle de la
raison104. À ce titre, aucun
être humain, en dépit de son vif désir de se
réaliser, n'est censé ignorer ce qu'il y a de meilleur pour
l'humanité, et surtout quant il s'agit d'agir moralement.
C'est justement pour cette raison que l'homme doit
pouvoir témoigner de l'humanité spécifique à son
espèce. En effet, la substance normative inhérente à
l'égale dignité propre à tout être humain qu'est la
dignité, voudrait que l'homme comme tel, combatte tout ce qui est
susceptible de l'enliser, ou de porter atteinte à son être. Ses
actions et ses conduites doivent se fonder sur la raison qui
prescrit
103 René Sève, Leibniz et
l'école moderne du droit naturel, Paris, PUF, 1989, p.
129.
104 Friedrich Schleiermacher,
Conférences sur l'éthique, la politique et
l'esthétique, Op.cit., p. 255.
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des impératifs catégoriques. C'est pour
cela même que l'homme doit pouvoir user du sceptre de la raison comme
arme pour la restauration permanente de sa
dignité d'homme.
L'homme est censé fonder son acception de la
moralité sur des principes rationnels. La raison humaine doit se poser
en termes de respect qui « dérive de la loi. Et son objet est aussi
la loi, car ce que nous respectons dans nos semblables n'est pas l'individu,
mais la personne, c'est-à-dire le sujet moral lui-même
»105. Les êtres raisonnables doivent fonder la
moralité sur des principes rationnels106, reposant sur
l'autonomie de la volonté, qui s'oppose aux principes empiriques
constitués par l'hétéronomie. Elle est défavorable
à la moralité et essentiellement portée par la recherche
du bonheur personnel. Cependant, en la fondant sur des principes rationnels,
c'est viser un traitement digne et humain de l'humanité selon la
pensée kantienne. Des lors, si la moralité ne consiste
qu'à édifier l'être humain, qu'impliquerait son rapport la
contrainte ?
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