Formation en informatique. Ouverture sociale et sexisme. Le cas Epitech.( Télécharger le fichier original )par Clémentine Pirlot Université Paris VII Diderot - Master II Sociologie et Anthropologie option genre et developpement 2013 |
ConclusionDans un article82 sur le sexisme l'industrie de l'informatique dans son ensemble, un développeur propose plusieurs pistes pour lutter contre la culture hostile aux femmes, parmi lesquelles : rechercher activement des femmes pour les évènements informatiques, afficher clairement des politiques anti harcèlement dans tous ces évènements, ou encore ne pas laisser passer des comportements jugés inacceptables. Toutes ces solutions existent déjà et ont été employées lors de certains évènements, comme par exemple à la conférence 81 http://firstround.com/article/How-Etsy-Grew-their-Number-of-Female-Engineers-by-500-in-One-Year 101 82 http://www.netmagazine.com/features/primer-sexism-tech-industry Defcon, lors de laquelle une participante83, n'en pouvant plus d'être harcelée, a fabriqué des cartons jaunes et rouges qu'elle distribuait aux hommes dont le comportement était sexiste, chaque carte expliquant la raison pour laquelle les hommes la recevait. Cette initiative a eu beaucoup de succès, notamment sur les réseaux sociaux. 102 83 http://singlevoice.net/2012/07/12/sexism-redyellow-cards-at-defcon/ 103 ConclusionUne des hypothèses de départ postulait qu'Epitech favorisait une certaine mobilité sociale à travers un processus de recrutement non élitique, refusant les concours et ne prenant pas en compte les notes dans les matières scientifiques mais la seule motivation des élèves. Cette hypothèse semble se vérifier chez les quinze enquêté.e.s, que l'on a distingué en deux groupes : celui des enquêté.e.s en mobilité sociale ascendante forte (Julie, Sam, Louis, Marc, Thibault, Matthieu, Chloé et David), et celui des enquêté.e.s en mobilité ascendante faible (Dounia, Baptiste, Mélanie, Anissa, Amélie, Marie et Guillaume). En considérant les différentes dimensions de la mobilité sociale (le statut socioprofessionnel, le niveau de revenu, mais aussi le niveau d'études), chaque enquêté.e est dans une situation ascendante pour au moins un de ces critères, mais aucune différence genrée n'apparaissait. La diversité est également présente chez les enquêté.e.s car huit d'entre elles/eux ont un parent né hors de France métropolitaine et deux (Louis et Dounia) ne sont pas né.e.s en France. Aucun.e des enquêté.e.s n'a eu de scolarité « exemplaire », tou.te.s ont eu de relatives difficultés, liées à un manque d'attention ou à un rejet de la discipline scolaire. La passion de l'informatique demandée par l'école n'est pas majoritaire parmi les enquêté.e.s, tout particulièrement chez les filles qui sont plus nombreuses à être entrées à Epitech par hasard ou par défaut, tandis que les garçons sont plus enclins à parler d'une passion de l'informatique (Guillaume, Thibault et Baptiste). Nous avons également vu qu'Epitech avait permis à quatre enquêté.e.s de se réorienter, et à six autres de trouver un nouveau domaine d'études après avoir longtemps voulu faire autre chose. Les garçons semblent s'approprier mieux la culture geek que les filles, et sont les seuls à opérer une distinction entre les anciens et les nouveaux geeks, et à identifier des « faux » geeks. Ils sont cependant globalement peu à s'identifier en tant que geek. Nous avons également abordé la question de l'emploi des élèves par l'école, question qui ne figurait pas dans la grille d'entretien mais qui est apparue au fil des conversations et des recherches sur le forum interne. L'ouverture sociale étant très présente dans le discours officiel de l'école, on aurait pu s'attendre à ce que ce discours prenne en compte l'ouverture aux femmes, mais nous avons vu que cela n'était pas le cas, bien au contraire, l'école tolère un discours et des comportements sexistes. Le constat de la très faible présence des filles à Epitech avait entraîné l'hypothèse selon laquelle une culture hostile aux femmes s'était développée à Epitech. Cette hypothèse s'est vérifiée dans les propos des enquêté.e.s ainsi que dans les propos d'autres élèves 104 postés sur le forum interne. Tout est fait pour effacer la présence des femmes à Epitech, les rares filles arrivant à tenir pendant cinq ans se trouvant obligées d'intérioriser des injonctions contradictoires. Epitech formant avant tout ses élèves selon le souhait des entreprises, avec lesquelles elle mène une collaboration constante, on peut considérer que les étudiant.e.s sont très bien formé.e.s à la compétition et à l'individualisme du monde du travail. Il y a plus de trente ans, Jacqueline Huppert-Laufer réalisait une étude sur les femmes cadres dans La féminité neutralisée ? (1982), étude qui résonne étrangement avec nos conclusions. En effet, à la fin des années 1970 on exigeait déjà des femmes cadres qu'elles ne mettent pas trop en avant leur « féminité » : « L'une des conditions de cette crédibilité, c'est de gommer cette agressive féminité : décolletés plongeants, fanfreluches, celles qui ont su oublier ce côté féminin, qui ont su adopter le tailleur strict, la cravate, le chemisier, celles-là permettent que l'aspect féminin ne vienne pas se mettre en travers d'autres choses. » Cette citation rappelle particulièrement les propos d'une enquêtée, évoqués au chapitre VI : Julie m'avait confié avoir été amenée à « renoncer » à sa féminité (décolletés, jupes) dès sa première année à Epitech. J. Huppert-Laufer avait également remarqué : « Faire oublier qu'on est une femme devient ainsi une question de loyauté de la part de la femme cadre face à ses collègues masculins. L'ordre de l'organisation ne saurait tolérer l'irruption d'une subjectivité féminine qui désarmerait l'homme sur son propre terrain. » Ces conclusions font également écho aux nôtres, bien qu'étant séparées de trente ans. J. Huppert-Laufer avait également constaté que les entreprises créaient un système de règles et de valeurs, auquel les cadres devaient adhérer, et qui était partie intégrante de l'identité des cadres hommes : « Notre hypothèse est ici que l'intrusion des femmes à des postes de plus en plus semblables à ceux des hommes dans un système qui leur offre en fait des opportunités importantes sur le plan de la carrière ne peut que renforcer la crise d'identité des hommes et leur désir d'asseoir leur légitimité sur ce qu'on pourrait appeler « l'exclusivité » de l'adhésion et de l'interprétation correcte des règles. [...] Dénier aux femmes la capacité à « vraiment » tenir leur rôle comme un homme, et surtout à vraiment comprendre, à vraiment adhérer au système, c'est tenter de retrouver à un autre niveau- psychologique et idéologique- le clivage qui n'est plus complètement réglé par la réalité de l'organisation. [...] Serait-il alors surprenant que la relation avec les femmes-collègues soit l'un des points aveugles, l'une des « failles » d'un système d'adhésion qui repose sur le langage, sur le code ?[...] . De cette adhésion, de ce langage, ne serait-il pas nécessaire que les femmes soient exclues, alors même que dans la réalité de l'organisation leur rôle n'est plus, ou de moins en moins, ancré dans la différence ? » Il est très intéressant de comparer cette hypothèse à nos propres conclusions car dans l'informatique et à Epitech, être un femme ou un homme ne fait aucune différence quant au travail à accomplir, or les filles d'Epitech ne peuvent pas oublier qu'elles ne sont pas des hommes, les autres élèves se chargeant de le leur rappeler. C'est que, tout comme les cadres il y a plus de trente ans, « dans une situation égalitaire et 105 concurrentielle, il faut réintroduire la différence ». L'égalité n'existant pas (ou plus) dans les faits, les femmes étant aujourd'hui même plus formées que les hommes, « il est important « d'organiser » l'inégalité précisément parce que dans la réalité, il est assez clair que les femmes pourraient faire au moins aussi bien sinon mieux que les hommes. » Il faut alors requérir à une stratégie de construction d'une « différence » : « Reprocher aux femmes en situation potentielle d'égalité d'être « protégées » pour souligner que cette « protection » arrange les hommes en leur permettant de maintenir leur pouvoir, voilà l'un des traits marquants de ces organisations où la différence n'étant plus marquée dans la réalité, il faut qu'elle retrouve sa place symbolique dans cette hypothétique protection des femmes. [...] c'est au niveau du langage, au niveau d'une représentation que se forgera un système de défense contre une situation potentiellement dangereuse. Un langage de doute et de suspicion. » Ici aussi, le parallèle avec Epitech saute aux yeux, les garçons déclarant que les filles étaient aidées beaucoup plus, l'aide se substitue ici à la « protection » avancée par les hommes cadres il y a plus de trente ans, on retrouve la même stratégie d'exclusion des femmes par la création d'une différence symbolique et d'une suspicion constante des femmes de n'être pas à la hauteur. Les conclusions de J. Huppert-Laufer, bien que datant de plus de trente ans, résonnent (malheureusement) avec nos propres conclusions. Il est possible que les choses changent car, comme nous l'avons vu, les trois dirigeants d'Epitech ayant quitté l'école, une toute nouvelle équipe va prendre le relais. Nous avons également pu constater que de grandes entreprises opéraient de réels changements dans le but d'une meilleure présence et intégration des femmes. On peut donc faire l'hypothèse qu'Epitech aura intérêt à répondre à cette nouvelle demande des entreprises et sera donc amenée à recruter activement un plus grand nombre de filles. Le passage du statut de minorité numérique à celui de masse permettrait aux filles à Epitech de ne plus être des exceptions et ne serait que bénéfique pour elles, mais également pour l'égalité femmes-hommes. 106 |
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