CHAPITRE II : A LA RECHERCHE D'UN NOUVEL ORDRE
MONDIAL
La Guerre froide permettait à la politique
étrangère américaine de se fonder sur trois paradigmes
simples : "endiguer" (contain) l'Union Soviétique,
empêcher la diffusion du communisme, promouvoir une croissance
économique globale, sous-direction américaine. Pour la
première fois depuis plus de quarante ans, les Etats-Unis doivent
réévaluer leur place dans le monde, penser à nouveau leur
politique extérieure, "repartir à zéro".
En fait, depuis l'attaque japonaise sur Pearl Harbor le 7
décembre 1941, la politique étrangère
américaine n'a été formulée qu'en réponse
à une menace posée par des ennemis. Depuis cette date fatale,
l'engagement actif à l'extérieur n'a jamais cessé. Quand
les armes se taisaient, la confrontation se poursuivait sous d'autres formes.
Depuis 1990, les Etats-Unis ont retrouvé une véritable
liberté de choix.
SECTION 1. CONCEPTS AMERICAINS POUR
L'APRES-GUERRE FROIDE
Le regard se porte, dans un réflexe
compréhensible devant l'inconnu, sur ces années cruciales
où avaient été définies les grandes options
vis-à-vis de l'extérieur. On va rechercher certaines
études des années 1945-1949. On interroge à
nouveau George Kennan, Robert Strausz-Hupé, Dean Acheson. La
référence à l'histoire oblige même à remonter
à la seconde décennie du XIXe siècle, lorsqu'un "nouvel
ordre mondial", arrêté au Congrès de Vienne, avait mis un
terme aux guerres napoléoniennes. Même si la compétition
entre les puissances continue, la crainte d'une domination globale par la force
semble avoir disparu, et avec elle, au fond, la première
caractéristique de la politique internationale au XXe siècle.
Les Américains ont toujours aimé utiliser des
expressions-clés, des concepts significatifs d'une vision du monde et du
rôle de leur pays. Le "nouvel ordre mondial" préconisé par
George Bush au moment de la guerre du Golfe est le plus connu de ces concepts
d'après-guerre froide.
Il n'est pas le seul. D'autres sont apparus, dans la
même mouvance d'un "internationalisme triomphant" ou dans celle, bien
connue, de l'isolationnisme : thèse et antithèse.
L'administration Clinton semble avoir recherché une sorte de
synthèse en pratiquant un "nouvel internationalisme" aux contours assez
flous mais dont émergent malgré tout certains concepts tels que
l'"engagement global sélectif" ou la "sécurité
économique".
22
§1. L'internationalisme triomphant
Les Etats-Unis sont naturellement triomphants pour les
analystes qui s'étaient spécialisés dans l'étude de
la menace soviétique et plus généralement pour ceux qui
considèrent la dimension militaire comme le fondement ultime de la
puissance. Il en a été de même pour l'administration Bush,
qui avait un intérêt politique évident à engranger
les bénéfices de la "victoire", mais dont les conceptions
fondamentales insistaient aussi sur le rôle de commandant en chef du
Président14.
Pour ceux qui sont davantage sensibles aux aspects
économiques de la puissance et qui font des comparaisons avec le Japon
et l'Allemagne, le triomphe des Etats-Unis paraît plus modeste. D'une
manière générale, l'option internationaliste triomphante
est celle de la continuité dans la politique étrangère,
mais avec cette caractéristique, pour certaines variantes du moins, que
l'instant est à saisir, que l'Amérique doit profiter au maximum
de sa position actuelle d'unique superpuissance.
§2. Le nouvel ordre mondial
Le 11 septembre 1990, George Bush
présentait l'instauration d'un "nouvel ordre mondial" comme le
cinquième des objectifs à atteindre dans l'affrontement avec
l'Irak de Saddam Hussein. Mais c'est après la fin des hostilités,
en avril 1991, qu'il donna une signification précise au concept :
celui-ci voulait décrire la nouvelle responsabilité que leurs
propres succès imposaient aux Etats-Unis.
C'était une nouvelle façon de travailler avec
les autres nations pour dissuader toute agression, assurer la stabilité,
la prospérité et la paix. Dans le cas de l'invasion du
Koweït par l'Irak, les Nations Unies avaient pu fonctionner comme cela
avait été prévu par leurs fondateurs et des nations du
monde entier s'étaient coalisées contre l'agresseur15.
Le Président ajouta cependant que la recherche d'un nouvel ordre mondial
restait en grande partie un défi : il fallait y oeuvrer pour
écarter les dangers de désordre. Le monde restait dangereux et
avait besoin du leadership américain. Les Etats-Unis ne pouvaient rester
en retrait16.
14«Aucune fonction, aucun des chapeaux du
Président, selon moi, n'est plus important que son rôle de
commandant en chef» a dit George Bush à l'académie de West
Point, le 5 janvier 1993 («Bush Says U.S. Military Power Must Help Promote
Peace»,United States Information Service (USIS), Presidential
Text,Bruxelles, Ambassade des Etats-Unis, 7 janvier 1993, p. 1). Les
références à ces documents reproduits par l'Ambassade des
Etats-Unis àBruxelles apparaîtront désormais sous la forme
abrégée USIS.
15The White House, National Security Strategy of
the United States, Washington, D.C., Government Printing Office, août
1991, p. V.
16Ibid., pp. V, 1-Q.
23
En fait, il n'y a rien eu de très nouveau dans le
nouvel ordre mondial de George Bush. Le Secrétaire d'Etat James Baker
n'a pas donné de contenu véritable au concept en dehors d'un
souci constant de la "stabilité"17. Il y a, dans la
responsabilisation des Etats-Unis, une continuité certaine avec la
pratique de la Guerre froide, mais la clé du nouvel ordre mondial semble
bien n'être que le maintien du statu quo. C'est la vision d'un
monde qui n'aurait pas réellement changé.
Les dangers évoqués sont l'instabilité et
l'incertitude18. L'Amérique deviendrait alors le principal
gardien de la stabilité et de l'ordre, contre tout Etat menaçant
la tranquillité du système international19. Il y
aurait un leadership global, qui agirait dans le cadre d'une réponse
collective. Les Etats-Unis seraient en quelque sorte le catalyseur, la
conscience des démocraties.
Le concept de nouvel ordre mondial a donné lieu
à de nombreuses analyses critiques, d'autant plus qu'il avait eu
l'occasion d'être "mis en oeuvre" avec le conflit du Golfe. En dehors de
la volonté de punir l'agression, un autre objectif est apparu dans ce
conflit : la nécessité de détruire la machine militaire
irakienne. L'argument, lié au concept de nouvel ordre mondial,
n'était pas éloigné de la justification d'une guerre
préventive20.
Les bombardements dont l'Irak fut encore l'objet en janvier
1993, dans les derniers jours du mandat de George Bush, sont venus
renforcer cet aspect du concept de nouvel ordre mondial. Pour d'aucuns, la
guerre dans le Golfe n'a pas créé les conditions d'une paix
meilleure. Les Etats-Unis joueraient un rôle impérial en se
déchargeant des devoirs classiques qui incombent à un empire,
à savoir ramener la paix et l'ordre civil après la guerre.
Cette disjonction entre puissance et responsabilité
mettrait en doute la capacité de la nation américaine à
veiller militairement à l'instauration d'un nouvel ordre
mondial21. Les limites de cette étude - dont l'objet n'est
pas la politique étrangère de George Bush - ne permettent pas
d'épiloguer pour savoir si le concept de nouvel ordre mondial est mort
à Sarajevo, comme l'a dit Pierre Hassner22.
Il faut toutefois mentionner que l'opération
Restore Hopemenée en Somalie à partir de décembre
1992 a apporté une dimension supplémentaire.
17Garry Wills, «The End of Reaganism», Time,
16 novembre 1992, p. 73 ; Richard Lacayo, «Boldness Without
Vision», Time, 9 mars 1992, pp. 20-21.
18The White House, op. cit., p. 25.
19James Chace, The Consequences of the Peace. The New
Internationalism and American Foreign Policy, New York-
Oxford, Oxford University Press, 1992, pp. 10-12.
20David C. Hendrickson, «The End of American
History : American Security, the National Purpose, and the New World
Order»,Rethinking America's Security. Beyond Cold War to New
World Order, sous la dir. de Graham Allison et Gregory
F. Treverton, New York, Norton, 1992, pp. 397-398.
21Ibid., pp. 399-401 ; Alain Joxe, L'Amérique
mercenaire, Paris, Stock, 1992, pp. 401-402.
22ime, 8 juin 1992, p. 25.
24
Cette fois, il s'est agi d'une intervention purement
"humanitaire", où les Etats-Unis n'avaient apparemment aucun
intérêt stratégique ou économique en jeu.
Il y avait cependant un point commun avec l'engagement dans le
Golfe : le déploiement militaire était impressionnant, mais
l'objectif politique à long terme n'était pas clairement
défini. Le nouvel ordre mondial semble décidément
très lié à une capacité militaire
opérationnelle. En effet, s'il a été décidé
d'intervenir en Somalie et non en Bosnie, par exemple, c'est parce que les
militaires ont estimé que c'était "faisable" dans le premier
cas23.
§3. Maintien du leadership de l'empire du bien»
et unilatéralisme global
Le sénateur Malcolm Wallop (Républicain,
Wyoming) a plaidé pour une interprétation plus activiste du
concept de nouvel ordre mondial. Ronald Reagan avait qualifié l'URSS
d'"empire du mal". Wallop n'hésite pas à qualifier les Etats-Unis
d'"empire du bien"24.
C'est, selon lui, l'unique pays dévoué aux
notions universelles de liberté et de justice et cela lui donne des
responsabilités mondiales. La géographie contraint
l'Amérique à rester engagée et active au dehors. Cela doit
se faire par la puissance maritime et, surtout, par la maîtrise de
l'espace. Ce deuxième champ stratégique est du même type
que le premier : les espaces intersidéraux sont les mers du futur. La
maîtrise de l'espace est le nouveau challenge pour les
Américains, la "nouvelle frontière"25.
En mars 1992, une version du Defense Planning Guidance
du Pentagone, qui n'était pas destinée à être
rendue publique, est dévoilée par le New York Times et
provoque une certaine sensation par son interprétation du concept de
nouvel ordre mondial. Le texte a été rédigé par des
fonctionnaires du département d'Etat et du Pentagone, sous la direction
du sous-secrétaire à la Défense chargé des Affaires
politiques, Paul D. Wolfowitz, et en liaison avec le Conseil national de
sécurité.
Le rapport Wolfowitz affirme la volonté des Etats-Unis
de garder leur statut de superpuissance unique. Il souligne le rôle
privilégié, à cette fin, de la puissance militaire.
Celle-ci devra éventuellement être utilisée de façon
unilatérale par les Etats-Unis car l'ordre international est, en
définitive, garanti par eux. L'Europe et le Japon devront être
empêchés de porter ombrage à la
23Time, 14 décembre 1992, p. 25. Il y aurait eu
aussi «l'effet CNN» : les scènes d'horreur en Somalie
ternissaient, aux yeux du public américain, les derniers jours d'une
présidence qui avait appelé à un nouvel ordre mondial (Le
Monde, 5 décembre 1992, p. 3).
24Malcolm Wallop, «The Ultimate High
Ground», America's Purpose. New Visions of U.S. Foreign Policy, sous la
dir. d'Owen Harries, San Francisco, ICS Press, 1991, p. 98.
25Ibid., pp. 100-105.
25
domination américaine. L'OTAN, véhicule des
intérêts américains en Europe, doit rester le premier
garant de la sécurité sur le vieux continent26.
La presse reprocha au Pentagone de chercher à
définir un agenda politique pour l'après-guerre froide et
d'attribuer brutalement aux Etats-Unis ce rôle de "gendarme du monde"
qu'on les soupçonne souvent de vouloir jouer. Mais si ce rapport fut
rédigé, c'est à cause de l'absence de directive en
provenance de la Maison blanche ou du Congrès27.
Le nouvel ordre mondial n'étant pas suffisamment
défini par les autorités politiques, certaines autorités
militaires crurent bon de préciser leur propre vision des
intérêts américains. Celle-ci correspondait à un
"unilatéralisme global", position soutenue par certains conservateurs
qui croient que les Etats-Unis doivent agir seuls pour imposer la paix au
monde.
§4. L'unipolarité
Pour le journaliste Charles Krauthammer, le monde de
l'après-guerre froide est unipolaire et les Etats-Unis sont la
superpuissance incontestée. Dans une génération, d'autres
grandes puissances auront émergé et pourront rivaliser avec eux
mais, en attendant, c'est l'"instant unipolaire"28. Si les
Etats-Unis sont prééminents, c'est parce qu'ils sont le seul pays
dont les atouts soient à la fois militaires, diplomatiques, politiques
et économiques.
Cela leur permet d'être le joueur décisif dans
n'importe quel conflit partout dans le monde. La guerre du Golfe, comme celle
de Corée, a été l'occasion d'un
pseudo-multilatéralisme. En réalité, les Etats-Unis ont
réagi seuls mais, pour sacrifier à l'autel de la
sécurité collective, ils ont recruté des alliés et
ont cherché à obtenir l'aval du Conseil de
sécurité. L'Amérique, comme la Grande-Bretagne auparavant,
est une nation commerçante, maritime, échangiste, qui a besoin
d'un environnement mondial ouvert et stable. Si elle abdique et que le monde se
peuple de Saddam Hussein, son économie sera gravement atteinte. Les
engagements extérieurs sont une charge mais aussi une
nécessité. La stabilité internationale n'est jamais
donnée. Si l'Amérique la veut, elle devra la créer car
personne ne le fera à sa place.
Le concept d'unipolarité offre une alternative à
la politique étrangère américaine. Il implique la
reconnaissance, au centre du système mondial, d'une
confédération occidentale où, comme dans la construction
européenne, des abandons progressifs de souveraineté seraient
prévus. Le G-7, sorte de comité occidental des finances, en est
une préfiguration.
26Paul-Marie de la Gorce, «Washington et la
maîtrise du monde»,Le Monde diplomatique, avril 1992, pp. 1 et
14-15. 27Christopher Ogden, «Globocop Glop», Time, 23 mars
1992, p. 14.
28Charles Krauthammer, «The Unipolar
Moment», Foreign Affairs,vol. 70, 1990/1991-1, pp. 23-33.
26
Autour de cette confédération occidentale
tourneraient des cercles concentriques : celui des Etats est-européens,
qui deviendraient progressivement des membres associés, celui des Etats
en développement, dont certains (Corée du Sud, Brésil,
Israël) pourraient s'attacher davantage au centre29. L'objectif
est d'arriver à un marché commun mondial, ce que décrivait
Francis Fukuyama dans son célèbre essai sur la "fin de
l'histoire"30.
L'universalisme des Nations Unies postulait que les structures
allaient produire la communauté, mais cela s'est avéré une
erreur. Il faut au contraire partir de la communauté démocratique
occidentale. La périphérie s'adaptera d'elle-même. Le
premier objectif est l'unification de l'Ouest industrialisé.
Voilà à quoi doivent travailler les Etats-Unis.
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