SECTION 2. L'IMPOSSIBLE GESTION MULTILATERALE DUMONDE
?
En 1990, le Président des Etats-Unis rêvait
à « un nouvel ordre mondial fondé sur le droit »
où l'ONU accomplirait « sa destinée de parlement mondial de
la paix. »Or en 2010, le moins qu'on puisse dire c'est que le rêve
ne s'est pas réalisé, et s'il ne s'est pas transformé en
cauchemar, à tout le moins est-il moins sûr qu'en 1990.
§1. La réforme des nations unies: enjeux et
perspectives
Les changements intervenus dans les relations internationales
à partir de 1985-1987, amplifiés et
accélérés à partir de 1990-1992, ont posé de
façon accrue le problème de la réforme des Nations Unies
et de son adaptation à une donne internationale mouvante dans un
contexte global caractérisé par ce que les spécialistes
ont appelé la mondialisation et la fragmentation.
A l'origine du débat sur l'avenir des Nations Unies se
trouve le sentiment que l'Organisation n'a pas accompagné, dans ses
structures et ses méthodes de travail, les évolutions du
système international, se contentant de suivre et de mettre en oeuvre un
ordre du jour établi pour préserver les "points de repère"
de la guerre froide. Le recours massif, voire abusif, aux opérations de
maintien de la paix, conforte les critiques du système, accusé de
donner les mêmes réponses à des problèmes qui ont
à la fois changé de nature et d'origine.
Le Cinquantième anniversaire de l'Organisation
constituait l'occasion "rêvée" qui devait marquer, selon les mots
mêmes de l'ancien Secrétaire général, Boutros
Boutros-Ghali, le passage de "la vieille à la nouvelle ONU". Force est
de constater que cette occasion a été manquée.
Les Etats membres ont laissé passer, à l'automne
1995, l'occasion de débattre de façon sérieuse et
déterminée de la question de la réforme142, et
d'établir un ordre du jour précis pour sa mise en oeuvre. Certes,
un "Groupe de travail de haut niveau à composition non limitée
sur le renforcement des Nations Unies" (ou "Groupe Essy", du nom du
Président de l'Assemblée générale qui a
recommandé sa création et l'a
présidé)143 a été créé,
mais il a surtout consacré ses travaux à l'étude de
propositions organisationnelles et n'a
142 Cette question a été évoquée,
pour la première fois de façon formelle et concertée, par
les pays membres du G7 lors du Sommet tenu à Halifax en juin 1995.
143 Ce groupe de travail a été établi,
à la demande des Etats-Unis, par la résolution 49/252, le 14
septembre 1995, lors de la 49ème session de l'Assemblée
générale.
59
guère abordé dans sa globalité la
question de la réforme.144 Le matériau ne manquait
pourtant pas.
L'année 1995 avait été marquée par
la publication de plusieurs rapports de groupes indépendants concernant
l'avenir des Nations Unies.145 C'est paradoxalement après le
cinquantième anniversaire de l'ONU dont la célébration
avait été considérée comme un moment décisif
pour la mise en oeuvre de réformes profondes que le processus de
réforme du système des Nations Unies suscita un regain
d'intérêt auprès des Etats membres.
1996 a été, à ce titre, une année
charnière, et ce pour plusieurs raisons. Tout d'abord, les Etats-Unis
sont intervenus au plus haut niveau dans le débat. Ils ont publié
en février et en avril deux documents contenant des propositions
détaillées à ce sujet.146 La question de la
réforme des Nations Unies a, en outre, été, à
partir de juin, un enjeu significatif, à défaut d'être
central, de l'élection présidentielle américaine entre la
majorité républicaine du Congrès et le Président
Clinton.
En juin 1996, la réforme du système des Nations
Unies a été à Lyon, pour la deuxième fois, à
l'ordre du jour d'un Sommet du G7, sommet auquel ont également
été conviés les dirigeants de l'Organisation des Nations
Unies, du Fonds monétaire international, de la Banque mondiale et de
l'Organisation mondiale du commerce.
Le Sommet de Lyon a, entre autres, formulé de nouvelles
propositions dans le domaine économique et social147, et a
insisté sur la mise en oeuvre immédiate et rapide de certaines
réformes relatives à la coordination entre les différents
organes du système et aux réductions budgétaires.
Malgré cette demande les débats de la
51ème session de l'Assemblée générale se
sont déroulés dans un climat de relatif attentisme (quant aux
résultats des élections présidentielles américaines
et de l'élection du Secrétaire général) et
soldés par un "consensus mou" quant à la nécessité
d'une réforme
144 Signalons que l'Assemblée générale a
créé, en tout, pas moins d'un comité et de 5 groupes de
travail chargés d'étudier le futur du système des Nations
Unies et de ses actions:
145 Pour êtreexhaustif, citons: le rapport
Ramphal/Carlsson ("Our Global Neighbourhood"), le rapport
Qureshi/Weizsäcker ("The United Nations in its Second-Half-Century: A
Report of the Independent Working Group on the Future of the United Nations"),
le rapport Ogata/Volker ("Financing an Effective United Nations: A Report of
the Independent Working Advisory Group on UN Financing"), et le rapport du
South Centre ("For a strong and democratic United Nations: A South Perspective
on UN Reform"). Ces rapports avaient été
précédés en 1994 de trois rapports importants: le rapport
mondial sur le développement humain du PNUD, le rapport
Urquhart/Childers ("Renewing the United Nations System") et le rapport de la
Rajiv Gandhi Memorial Initiative for the Advancement of HumanCivilization
("Reform of the United Nations Organization"); et, en novembre 1993, le rapport
Trivelli (du nom de son rapporteur) de la Commission des affaires
étrangères du Parlement européen "sur le rôle de
l'Union au sein de l'ONU et sur le problème de la réforme de
l'ONU". On peut ici regretter l'absence de propositions et d'études
significatives purement françaises.
146 "US Views on Reform Measures Necessary For Strengthening
The United Nations System", février 1996; "Preparing the United Nations
for Its Second Fifty Years", 24 avril 1996.
147 Notamment le regroupement des trois départements du
Secrétariat s'occupant des questions économiques et sociales dans
un seul et même département, proposition qui a été
mise en oeuvre dans le plan de reforme de Kofi Annan.
60
en profondeur du système. Aucune proposition
sérieuse, aucun calendrier précis ni aucun plan concret ne sont
venus appuyer cette volonté, et ce malgré la centralité du
thème de la réforme dans les débats. Il a fallu attendre
la nomination de M. Kofi Annan au poste de Secrétaire
général pour voir établir, malgré un contexte
difficile dû notamment aux pressions financières des
Etats-Unis148, un échéancier strict pour la mise en
oeuvre de réformes.149
Les deux ou trois années qui nous séparent du
XXIème siècle apparaissent donc comme cruciales pour
l'Organisation des Nations Unies et le système qui l'entoure. L'enjeu du
débat actuel est en effet rien moins que leur existence même.
Mais pour y répondre, encore faut-il s'attaquer aux
questions de fond. Une série de questions doit ainsi se poser: quelles
sont les missions fondamentales du système des Nations Unies, quel est
son rôle, quelle est son utilité dans le monde d'aujourd'hui? Et
au XXIème siècle? Quelle est sa vocation prioritaire et que
doit-elle être à l'avenir?
En d'autres termes, comment l'Organisation peut-elle s'adapter
aux évolutions du système international pour "donner au
XXIème siècle une ONU équipée, financée et
structurée de façon à servir efficacement les peuples pour
lesquels elle a été créée"?150
De la réponse à ces questions découle le
sens des réformes proposées par les Etats membres et la
conception qu'ils ont du rôle futur de l'ONU dans le système
international. Surtout, ces questions portent à la fois sur la
préparation du XXIème siècle, sur les moyens à
mettre en oeuvre en vue d'une "gestion de l'imprévisible"151,
et sur les principes, les buts et le futur de l'ensemble du système des
Nations Unies. En clair, il ne s'agit pas seulement de s'adapter au jour le
jour, mais d'anticiper pour édifier un système réellement
en phase avec les défis de demain.152
148 Les Etats-Unis qui devaient, au 30 novembre 1997, 1,3
milliards de dollars à l'Organisation ont conditionné le
règlement de ces dettes à la mise en oeuvre de réformes.
Robert Livingstone, président de la Commission des attributions
budgétaires à la Chambre des Représentants, avait en effet
affirmé de façon très claire: "si nous réglons nos
comptes trop vite, nous craignons de ne pas voir les réformes que nous
souhaitons" (Le Monde, 26-27 janvier 1997). Voir également
l'éditorial du Monde, "l'ONU et la dette américaine", 10 janvier
1997 et le détail des conditions mises par le Congrès (au nombre
desquelles se trouvent la réduction de la contribution américaine
au budget général et à celui des opérations de
maintien de la paix) dans Le Monde, 14 juin 1997. Selon le directeur de
l'Association américaine pour les Nations Unies (UNA/USA), "les appels
constants à la réforme ne sont qu'un alibi; le but réel
est d'affaiblir l'ONU autant que possible et de réduire son rôle,
pour que les Etats-Unis puissent décider et agir seuls"
(Libération, 22 septembre 1997).
149 Documents "Track I" (A/51/829) du 17 mars 1997 et "Track II"
(A/51/950) du 14 juillet 1997.
150 Déclaration du 50ème anniversaire de l'ONU, 24
octobre 1995.
151 Pour reprendre l'expression de Jacques Lesourne (Les mille
sentiers de l'avenir, 1981, éditions Pluriel).
152 Entretiens avec M. Jérôme Bindé,
Directeur de l'Unité d'analyse et de prévision de l'UNESCO.
61
§2. Un impératif : anticiper pour
s'adapter
Une réforme effective des Nations Unies exige que l'on
ait convenablement analysé le contexte international dans lequel elle se
situe. Elle ne peut faire l'économie de la réflexion et de
l'effort prospectif: "repenser" l'après-guerre froide est donc la
première des priorités. En effet, aucune conférence
internationale de nature politique n'a été organisée pour
répondre aux bouleversements survenus entre 1989 et 1992, comme cela
avait eu lieu après la guerre mondiale de 1914-1918 et celle de
1939-1945. Or les changements radicaux engendrés par la chute du mur de
Berlin et du Rideau de fer, par la dislocation de l'empire soviétique et
par l'accélération de la mondialisation sont tout aussi
fondamentaux et importants que ceux engendrés par les deux guerres
mondiales.153
Les processus de globalisation et de fragmentation,
l'augmentation des disparités entre riches et pauvres (entre les Etats,
mais aussi au sein même des sociétés)154 et des
particularismes religieux, ethniques, culturels, les changements quant à
la nature des conflits et l'élargissement des concepts de
sécurité et de développement155,
l'atténuation du caractère, naguère encore absolu, de la
notion de souveraineté étatique, la crise de l'Etat-nation, la
prévalence des logiques de force, la révolution de l'informatique
et de la communication en "temps réel" sont autant de
phénomènes-clé que l'ONU se doit d'intégrer dans sa
réflexion et ses décisions, car, ainsi que l'a dit l'actuel
Secrétaire général, "rester immobile alors que le monde
bouge, c'est glisser désespérément en
arrière.156
Ces bouleversements entraînent une véritable
métamorphose de l'ensemble du système
international.157 Celui-ci est de moins en moins
interétatique et de plus en plus transnational. Son centre de
gravité s'est progressivement déplacé de l'Europe vers la
zone Asie-Pacifique. Le pouvoir financier et économique et le pouvoir
d'influence semblent avoir pris le pas sur le pouvoir politique et le pouvoir
de commandement.
Le système international actuel ne connaît plus
d'équilibre dû à la présence de puissances
régulatrices, car l'influence et les puissances américaines n'ont
plus vraiment de contrepoids. Aux yeux d'un certain nombre d'observateurs, les
Etats-Unis exercent ainsi un "multilatéralisme
153 Ainsi que le déplore Jacques Delors, "la culture de
la guerre froide n'a pas été remplacée par une culture
réaliste du monde nouveau." Par conséquent, "un grand travail
intellectuel est devant nous.", in L'unité d'un homme, 1994, Paris,
éditions Odile Jacob, p. 197.
154 Voir PNUD, Rapport mondial sur le développement humain
1996 et 1997; Le Monde, 18 juillet 1996
155 Voir chapitres 2 et 3 du Rapport mondial sur le
développement humain 1994, PNUD.
156 Kofi Annan, 2 Peace Operations and the United
Nations: Preparing for the Next Century2 ,février 1996.
157 Bouleversements qui entraînent un changement "du
système" des relations internationales, un changement "de
système", ou même une quasi-absence de système? Voir Daniel
Colard, "La société internationale après la guerre
froide", Défense nationale, janvier 1997, p. 68.
62
autoritaire"158 ou un "nouvel
unilatéralisme"159 qui les conduit à traiter les
affaires du monde exclusivement selon leurs propres intérêts,
calendrier et objectifs, et à fonder leur action au sein du
système international sur une conception instrumentale de l'ONU, ce qui
suscite les rancoeurs de bon nombre d'acteurs qui refusent cette domination.
Par ailleurs, l'essor des interdépendances et des
moyens de communication font que les problèmes mondiaux forment
désormais un "tout", mais un "tout" irréductible à une
seule cause ou à une perception monolithique, et ne requièrent
pas forcément une solution globale, l'essentiel étant de trouver
"un niveau pertinent de décision et d'action".160 Comme le
souligne Béatrice Pouligny, "l'avenir est sans doute moins aux projets
de géant qu'aux ajustements à échelle humaine, permettant
à des individus d'appréhender un peu de cet universel qui les
dépasse."161
Enfin, le système international de
l'après-guerre froide est caractérisé par la disparition
de la menace, de la logique de l'adversité, ainsi que par un "vide
référentiel"16Q, une perte de sens163,
où les "petites idéologies" (individualisme, narcissisme, souci
de soi) ont remplacé les "grandes idéologies" porteuses de
projet, d'espérance et d'alternative.164
On peut dire qu'il existe ainsi une perte de sens au niveau
global, une absence de projet fédérateur, mais une
prolifération de "micro-sens" qui induit "la diffusion d'une
mosaïque de "codes" et de "règles" ni reconnus ni unifiant, qui ne
seront respectés par personne." Telle est ici l'une des
conséquences de la fragmentation du monde qui conduit à une
"atomisation croissante de la société" et privilégie "les
dynamiques individuelles plutôt que les situations
collectives".165
Ces phénomènes qui génèrent une
complexité croissante sont le reflet de ce que beaucoup d'auteurs
appellent une "crise de civilisation", laquelle comprend trois volets
principaux: la crise de l'Etat-nation, la crise de la société,
qui est aussi celle de la communication et de l'intelligibilité, et la
crise de l'Homme.166
158IrnerioSeminatore, "Les relations
internationales de l'après-guerre froide: une mutation globale", Etudes
internationales, Q7(3), septembre 1996, p. 605.
159 G. Achcar (Le Monde diplomatique, octobre 1995, p. 9)
citant un article paru dans International Herald Tribune, "Going It Alone and
MultilateralismAren't Leadership", 4-5 février 1995.
160ZakiLaïdi, "Le rite médiatique du G7",
Libération, 15 juin 1996.
161 Béatrice Pouligny, "Force armée de l'ONU ou
nouvelle ONU?", Etudes, mars 1994, p. 304.
16Q I. Seminatore, loc. cit. (note 17), p. 611.
163ZakiLaïdi, Un monde privé de sens,
1994, Paris, Fayard.
164 Même si cette alternative s'est souvent
soldée par des régimes autoritaires et des catastrophes humaines
et humanitaires ! Notons également, comme me l'a fait remarqué M.
Jérôme Bindé, que le "déclin des grands
récits", c'est-à-dire des grandes "idéologies
d'émancipation" a en fait précédé la fin de la
guerre froide et a, par exemple, été annoncé dès
1979 dans un essai prophétique du philosophe Jean-François
Lyotard, La condition post-moderne, 1979, Paris, éditions de Minuit.
165ZakiLaïdi, "L'urgence est mauvaise
conseillère du prince", Libération, 11 octobre 1996.
166 Voir, à ce sujet, les remarquables analyses d'Eric
de la Maisonneuve (La violence qui vient, 1997, Arléa) et d'Edgar Morin
et Sami Naïr (Une politique de civilisation, 1997, Arléa).
63
L'Organisation mondiale est donc aujourd'hui amenée
à faire face à une série de problèmes qui n'avaient
pas été prévus par la Charte des Nations Unies. Comme le
dit Richard J. Poncio, "les mots "population", "migration", "famine",
"pauvreté" et "environnement" n'apparaissent pas dans la Charte de
1945"167, pas plus d'ailleurs que le mot "développement";
toutefois, la Charte évoque déjà la
nécessité de "favoriser le progrès social"168,
et l'Acte constitutif de l'UNESCO parle de la "prospérité commune
de l'humanité".
Tout naturellement, depuis 1945, les préoccupations et
les problèmes ont changé, et l'ONU doit pouvoir accompagner les
évolutions dans les trois domaines (politique, économique et
social) dans lesquels s'inscrit la Charte.
Ainsi que le dit Ghassan Salamé, "diplomates,
chercheurs et stratèges doivent désormais analyser une kyrielle
de situations concrètes où il ne s'agit plus de dénicher
la "main de Moscou" ou les "agents de la CIA", mais de comprendre des
sociétés en voie de décomposition, des territoires en
cours de morcellement et des Etats en panne."169 Tel est le
défi à relever aujourd'hui: "saisir la multidimensionalité
des réalités"170 et acquérir "l'intelligence de
situations complexes"171. Pour cela, il faut éviter de
compartimenter les solutions données aux problèmes ou de les
limiter à un domaine particulier. En effet, un problème ne peut
plus être abordé au seul niveau politique car les sphères
politique, économique et sociale sont étroitement
imbriquées. Au contraire, "pour comprendre les phénomènes,
il faut s'interroger sur les causes, mais aussi sur les interconnexions entre
les différents acteurs que sont le politique, la guerre, le droit,
l'économie, la culture, la morale... et embrasser le tout d'un seul
regard et du plus simple regard".172 Ceci serait tout
particulièrement utile pour mieux appréhender la nature
intraétatique de la plupart des conflits actuels et les causes profondes
de leur déclenchement.
Le règlement des conflits intraétatiques ou
infraétatiques n'a pas non plus été prévu par la
Charte en 1945. Pendant 40 ans, ces conflits ont été
transformés en confrontations Est-Ouest et en guerres
idéologiques dont la solution se heurtait au célèbre
Article 2(7) de la Charte qui stipule qu'"aucune disposition de la
présente Charte n'autorise les Nations Unies à intervenir dans
les affaires qui relèvent essentiellement de la compétence
nationale d'un Etat ni n'oblige les Membres à soumettre les affaires de
ce genre à une procédure de règlement aux termes de la
présente Charte."
167 Richard J. Poncio, "Beyond 1995: negotiating a new UN
through Article 109", Fletcher Forum of World Affairs, 20(1), hiver/printemps
1996, p. 152.
168 L'Article 1, paragraphe 3, exprime la
nécessité de "réaliser la coopération
internationale en résolvant les problèmes internationaux d'ordre
économique, social, intellectuel ou humanitaire".
169GhassanSalamé, Appels d'empire:
ingérence et résistances à l'âge de la
mondialisation, 1996, p. 87.
170 Edgar Morin, op. cit. (note 25), p. 25.
171 Eric de la Maisonneuve, op. cit. (note 25), p. 19.
172 Eric de la Maisonneuve reprenant Jean Guitton (La
pensée et la guerre, 1969), op. cit. (note 25), p. 215.
64
La prédominance actuelle de la guerre
intraétatique ou civile s'accompagne de formes de violences diffuses --
prolifération des milices et par conséquent privatisation de la
violence, criminalisation du politique, massacre de populations civiles,
terrorisme, voire génocide173 --, qui bouleverse les grilles
d'analyse et les relations interétatiques.
Ces conflits "décomposés",
"dégénérés", voire "anarchiques" n'ont plus de
règles et prennent plutôt la forme de violences
éclatées. Ces violences, même si elles se déroulent
au sein d'un pays donné, ne concernent plus seulement ce pays, mais
interpellent (par l'intermédiaire des médias) le monde entier.
Ainsi les gouvernements ne peuvent plus comme auparavant
mettre en avant l'Article 2 pour écarter la "communauté
internationale" du règlement des actions perpétrées
à l'intérieur de leurs frontières. Mais le problème
est que la "communauté internationale" n'est pas encore prête
à mettre cet article entre parenthèses, à intervenir et
à contenir de façon efficace les violences
infraétatiques.
Cette réticence est due au fait que la conception que
les Etats se font de la souveraineté et de son contenu est restée
inchangée depuis la fin de la Seconde guerre mondiale, alors que la
notion a, elle, peu à peu évolué. Le glissement de ce
concept est survenu parce que la souveraineté des Etats est aujourd'hui
battue en brèche par une multitude d'acteurs (supranationaux,
transnationaux, subnationaux) et de forces (économique, commerciale,
technologique, culturelle).
Les Etats sont de plus en plus concurrencés par la
place croissante prise par les individus. Aussi, comme le note Samuel A.
Makinda, l'idée de souveraineté ne fait plus aujourd'hui
seulement référence à la souveraineté de l'Etat,
mais aussi à la souveraineté populaire174, tout comme
la sécurité internationale va de plus en plus de pair avec une
"sécurité humaine".
En effet, depuis plusieurs années maintenant, le
Conseil de sécurité a pris en compte l'élargissement de la
notion de sécurité internationale en reconnaissant que les
"menaces de nature non militaire" contre "la paix et la sécurité
trouvent leur source dans l'instabilité qui existe dans les domaines
économique, social, humanitaire et écologique".175
Cette prise en compte n'est toutefois pas encore
systématique et se fait plutôt au coup par coup, encore beaucoup
trop conditionnée par les intérêts
173 Pierre Hassner, "Par delà la guerre et la paix:
violence et intervention après la guerre froide", Etudes, 1996.
174 Samuel A. Makinda, "Sovereignty and International
Security: Challenges for the United Nations", Global Governance, 2(2),
mai-août 1996, pp. 149-168.
175 Déclaration du président du Conseil de
sécurité des Nations Unies, le 31 janvier 1992.
65
contradictoires des membres permanents du Conseil de
sécurité ou de groupes régionaux.
Or "une souplesse excessive, une indifférence à
la catégorisation et une approche pragmatique au cas par cas peut mener
à une "incertitude opérationnelle" et à un refus
d'obéissance"176, et par conséquent à
s'écarter des principes sur lesquels est fondée l'ONU.
Ceci porte également à s'interroger sur les
objectifs initiaux de la Charte: visent-ils la protection des Etats ou celle de
leurs citoyens?177 Enfin et surtout, un manque de rigueur quant
à la prise en compte des changements survenus peut faire croire que
l'ONU décide selon le principe des "deux poids, deux mesures".
Ainsi, "à force de se montrer trop sélectif dans
le choix de ses missions, le Conseil de sécurité pourrait devenir
- ne l'est-il pas déjà ? - un organe interstitiel qui
s'insère dans les brèches du monde considérées
comme mineures par les grandes puissances".178
Mais là encore, les décisions du Conseil de
sécurité ne sont que le reflet de la volonté ou du manque
de volonté, des intérêts ou du manque
d'intérêt de ses Etats membres, au lieu d'être le reflet
d'un organe de concertation établi pour la mise en oeuvre de politiques
de coopération au bénéfice de tous.
L'exercice effectif de la souveraineté populaire au
niveau international - multilatéral ou même régional -
requiert en outre la constitution d'une "société civile
internationale" plus organisée et structurée que celle qui existe
aujourd'hui. Un embryon de société civile internationale a pu
émerger au plan international lors des grandes conférences
organisées par les Nations Unies (notamment au Sommet de la ville
à Istanbul179), auxquelles ont participé des
organisations non gouvernementales, des associations ou d'autres organisations
infraétatiques, le secteur privé, les représentants des
collectivités locales, et les communautés scientifiques et
d'experts. Mais ce germe de société civile internationale est
loin de pouvoir peser de façon efficace et constante sur les
décisions et les actions des Etats. Toutefois, petit à petit, la
participation des acteurs de la société civile aux débats
et travaux de
176 Stanley Hoffmann, "Thoughts on the UN at Fifty", European
Journal of International Law, 6(3), 1995, p. 321.
177 Georges Kiejman, évoquant le "drame
algérien", considère que "la justification même de
l'Organisation des Nations Unies" n'est pas de protéger les nations,
mais "les hommes, les femmes, les enfants qui les constituent". "Le drame
algérien et la Charte des Nations Unies", Le Monde, 13 janvier 1998.
178GhassanSalamé, op. cit. (note 28), p.
150.
179 Lors de ce sommet, une série de forums consultatifs
ont été créés par les autorités locales et
municipales, les ONG, les représentants du secteur privé, «
dont les conclusions [faisaient] l'objet de rapports et de recommandations
susceptibles d'influer directement sur la négociation.» Voir
article de Jérôme Bindé, "Sommet de la ville: les
leçons d'Istanbul", Futuribles, n° 211, juillet-août 1996, p.
84 (traduction anglaise: "The City Summit: The Lessons of Istanbul", Futures,
29(3), 1997, pp. 213-227).
66
l'ONU peut aider à contenir le pouvoir de certains
grands Etats et à réduire les tensions existant entre
l'universalité et la souveraineté nationale.180
La question d'un "rapport plus direct [de l'Assemblée
générale notamment] avec les peuples du monde et avec les
diverses organisations politiques, syndicales et culturelles civiles au sein
desquelles sont organisées les sociétés
modernes"181 et de l'intégration des acteurs
infraétatiques et transnationaux aux débats, décisions et
actions de l'Organisation reste posée, même si certains de ses
organes l'ont déjà pris en compte.
Cette intégration, bien qu'essentielle, reste
imparfaite, inégale, non-systématique et soumise au bon vouloir
des Etats. De plus, ce qui est vrai pour les acteurs non étatiques l'est
aussi pour les acteurs étatiques. Il faut ici souligner la participation
inégale des Etats aux décisions de l'ONU, surtout dans ses
principaux organes (Assemblée générale, Conseil de
sécurité). Par exemple, les dispositions des Articles 31 et 32
quant à la participation d'Etats non membres du Conseil de
sécurité à ses débats sont-elles toujours
respectées?
Et même si cette participation est effective, les
idées émises par ces Etats peuvent-elles influer sur des
"pré-décisions" qui sont, le plus souvent, prises à huis
clos par les membres permanents? Dans ce cas, comme dans beaucoup d'autres,
l'application stricte des articles de la Charte signifierait déjà
une avancée réelle et permettrait de relativiser l'approche
instrumentale de l'Organisation privilégiée par les grandes
puissances, qui ne permet pas aux moyennes puissances et aux petits Etats de
faire suffisamment entendre leur voix, et qui contrevient aux dispositions de
la Charte.182
Ces changements internationaux engendrent des tensions souvent
difficiles à gérer tout en suscitant des défis essentiels
à relever à l'aube du XXIème siècle. Ils font en
outre ressortir à la fois la diversité des forces et des acteurs
à l'oeuvre à l'échelon international et les paradoxes
structuraux qu'ils induisent.
Tensions entre le transnational et l'interétatique,
entre la souveraineté et l'ingérence, entre des
intérêts divergents, entre la lenteur des Etats et la
rapidité des autres acteurs, entre la faisabilité et les
aspirations ou les espérances, entre la force et le pouvoir d'un
côté et la justice et l'égalité de
180Razali Ismail, président de la 51ème
session de l'Assemblée générale, GA/9091, 17 septembre
1996.
181 Rapport de la Commission des affaires
étrangères du Parlement européen, A3-0331/93, 8 novembre
1993, p. 14. Le rapport ajoute: « s'il s'avère complexe (et
à la limite pratiquement impossible) de donner une base élective
directe à l'Assemblée générale, il ne faudrait pas
exclure pour autant l'hypothèse d'une ou plusieurs enceintes où
les minorités nationales, régionales et ethniques des
différents Etats nationaux pourraient directement s'exprimer par la voix
de leurs représentants et qui pourraient influer favorablement sur la
vie des Nations Unies.»
182GhassanSalamé, op. cit. (note 28), p.
146.
67
l'autre, entre l'universalité et l'individualisme ou
les particularismes, entre l'intervention, la neutralité et
l'impartialité.183
C'est dans ce contexte de tensions et d'adaptation que se pose
la question du rôle et de l'utilité de l'ONU, et par là
même de sa réforme qui devrait prendre en compte l'ensemble des
paramètres précédemment évoqués.
L'Organisation mondiale devrait pouvoir faciliter cette adaptation en
exerçant un rôle de médiateur et de régulateur, et
en nouant un lien entre tous les acteurs du système international. Elle
devrait susciter une "médiation sociale" qui exprime le "Nous universel"
et "dissout (...) un JE à l'échelle mondiale".184 La
réforme de l'Organisation mondiale passe donc par une adaptation
structurelle qui instaure une plus grande efficacité et une meilleure
rationalité, et par une adaptation conceptuelle qui donne sens à
un projet collectif.
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