§2. Nationalisme, eurocentrisme et guerre locale
Les guerres ethniques et nationalistes ne sont certainement
pas nouvelles. Comme le faisait remarquer Barry Posen, "le nationalisme
n'était pas inexistant au cours de ces quarante-cinq dernières
années : il a joué au contraire un rôle clé dans le
processus de décolonisation, alimentant à la fois les guerres
révolutionnaires ou les guerres
interétatiques129. Des inquiétudes
nouvelles sur le nationalisme en Europe ont vu le jour, mais ceux qui trouvent
le monde plus complexe et tumultueux qu'il ne l'était durant la Guerre
froide se focalisent en réalité sur le seul continent
européen.
Or, depuis la fin de la Guerre Civile grecque en 1949,
l'Europe n'a plus connu de guerre civile. Ce bilan remarquable est aujourd'hui
remis en question par les guerres civiles qui ont éclaté dans
l'ancienne Yougoslavie. En plus, le chaos politique et économique,
parfois violent, a accompagné la désintégration des
empires soviétique et russe en Europe de l'Est et
particulièrement en Asie.
Ces problèmes sont bien entendu très
réels mais il convient de souligner à nouveau la
résolution, remarquablement pacifique, des problèmes
internationaux les plus cruciaux qui étaient concentrés en
Europe.
127Op. cit.
128Hoffmann S., « Delusions of world order
», New York Review of Books, 9 April, 1992, p. 37.
129Posen B. R., « Nationalism, the mass army, and military
power, International Security, 18 fall, 1(...)
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Par ailleurs, il n'est pas du tout évident que la
Guerre Froide ait empêché l'éclosion des conflits civils en
Europe. L'épuration ethnique" n'est pas un phénomène
récent. Pendant des années, les Bulgares par exemple ont
poursuivi une politique de persécution systématique
vis-à-vis des immigrés turcs. Les combats entre Arméniens
et Azéris ont commencé avant la Guerre Froide, alors que conflit
yougoslave résulte d'une tentative mal maîtrisée et
incontrôlée de fédérer le pays, une situation
qui aurait pu tout aussi bien se produire pendant la guerre
froide130.
Parallèlement, si l'Europe de l'après-guerre
Froide subit aujourd'hui plus de conflits armés que durant la Guerre
Froide, le reste du monde, lui, connait moins de guerres qu'auparavant.
L'Amérique latine a connu une longue et sanglante série de
guerres civiles dont la plupart avaient été inspirées ou
du moins exacerbées par la compétition de la Guerre Froide.
A la fin de celle-ci, cette zone du monde s'est affranchie de
toute guerre civile. Autre exemple encore plus probant, celui de l'Est et du
Sud-est de l'Asie. La Guerre Froide a provoqué ou du moins
exacerbé des guerres longues et coûteuses en Corée, en
Malaisie, en Thaïlande, en Chine, au Vietnam, et au Cambodge où
elle n'a pas seulement mené à la guerre civile mais à une
paix qui était bien pire. Des problèmes subsistent dans l'Est
asiatique mais cette zone est devenue certainement plus stable, plus pacifique
et plus prospère sur le plan économique qu'elle ne l'a
été durant la Guerre froide. Par conséquent,
à moins d'adopter une perspective complètement
eurocentrique, il est tout simplement inexact d'affirmer que "les conflits
entre nations et groupes ethniques prolifèrent" comme l'a formulé
Samuel Huntington, ou d'affirmer comme Stanley Kober que de tels conflits sont
"en train d'envahir le monde"131.
Dans la mesure où le nationalisme ou
l'ultranationalisme constituaient l'une des causes principales de la
Première et de la Seconde Guerre Mondiale, le souci de le voir
réapparaître en Europe est certainement
justifié132. Mais le nationalisme demeure
puissant non seulement en Europe de l'Est mais aussi dans les paisibles pays de
l'Europe de l'Ouest.
Or, là, les divergences nationales ne s'expriment que
rarement par la violence, ou par des menaces de violence même si des
visions messianiques à propos des transformations du monde continuent de
se refléter dans les perspectives
nationalistes133.
130Pour les commentaires critiques de Vaclav Havel sur
le « nettoyage ethnique » des allemends et de(...)
131Cf. Huntington S., « Why international primacy matters
», International Security, 17, spring, 199(...)
132VoirMearsheimer J. J., « Back to the future : Instability
after the Cold War », International Se(...) 133Howard
M., The Lessons of history, New Haven, CT, Yale University Press, 1991,
chapitres 2 et 4.
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Cependant, ceci ne signifie pas forcément que les
Européens de l'Ouest sont moins nationalistes qu'ils ne l'étaient
dans les années 1920 ou même 1890. Est-ce que les Britanniques
dont une bonne partie a récriminé à propos du nouveau
tunnel sous la Manche, apprécient les Français plus que jadis ?
Est-ce que les Italiens se sentent moins Italiens qu'auparavant ?
L'émergence de relations économiques plus
étroites en Europe peut seulement signifier que ces pays ont enfin
compris qu'il y avait un bénéfice à escompter d'une
coopération économique mais elles n'impliquent pas que ces
Européens s'apprécient plus les uns les autres, ou qu'ils
s'identifient davantage aujourd'hui à une nation européenne.
La réunification de l'Allemagne représente un
triomphe spectaculaire et pacifique du sentiment national : Si le nationalisme
allemand s'était réellement dégradé, on aurait pu
s'attendre à ce que la division de l'Allemagne subsiste après le
départ des Soviétiques mais on a constaté rapidement
qu'une Allemagne de l'Est indépendante n'avait plus guère de sens
et les Allemands se sont jetés dans les bras les uns des autres.
Le nationalisme peut bien entendu conduire à la guerre
et au désastre mais comme le suggère l'expérience de
l'Europe de l'Ouest, il n'est pas besoin de le supprimer pour que la paix
domine. La France et l'Allemagne aujourd'hui ne s'accordent pas sur tout mais
ils n'envisagent plus d'utiliser la guerre ou la menace de la guerre pour
résoudre leurs désaccords. Ils ont ainsi modifié l'un des
plus importants paradigmes de la première moitié de ce
siècle. Il serait particulièrement intéressant de voir si
cette attitude peut influencer l'Europe de l'Est au moment où ces pays
forgent leur destin.
La plupart d'entre eux ont parfaitement réussi à
éviter la violence au cours de leur libération du joug
soviétique ; ceci nous laisse espérer qu'en dépit de la
violence nationaliste et malgré le cas Yougoslave, la guerre
internationale pourra être évitée dans cette région.
Le nationalisme peut en effet aussi être considéré comme
une force constructive : si la Pologne parvient à surmonter ses troubles
actuels, le nationalisme polonais y aura certainement contribué de
manière positive.
De plus, il est possible d'identifier quatre
développements importants susceptibles de réduire la
fréquence et l'intensité des guerres locales en Europe ou
ailleurs. Tout d'abord, la mort du communisme a entraîné dans sa
chute bien des mythes romantiques sur la révolution134. Au
cours des deux derniers siècles, de nombreux experts, philosophes et
activistes politiques n'ont pas caché leurs enthousiasmes pour la
révolution et ses soi-disant effets salutaires et purificateurs.
134 Par exemple, dans un livre sur le Vietnam qui s'est vu
accorder de nombreux prix, le journaliste(...)
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Plus particulièrement, le communisme a affirmé
pendant des décennies que les révolutions réussies et les
guerres de libération dans le Tiers Monde entraîneraient un
renouveau social, politique et économique. Les désastres qui ont
suivi les révolutions soi-disant réussies au Vietnam et ailleurs
ont surtout "purifié" le monde de l'idée selon laquelle la
révolution peut avoir le moindre effet purificateur. Depuis, cette
dialectique politique qui avait fait couler tant de litres d'encre et de sang a
été heureusement abandonnée.
Deuxièmement, une fois la violence
révolutionnaire discréditée aux yeux du monde entier, les
réformes démocratiques pacifiques sont parallèlement
devenues de plus en plus séduisantes, avec pour résultat que
l'idéal démocratique s'est répandu à travers le
monde. La démocratie est certes imparfaite mais souvent efficace pour
résoudre les conflits locaux de manière pacifique. De plus, et
contrairement à ce que l'on pense généralement, il
semblerait que la démocratie soit un processus qui puise s'instaurer
relativement aisément135.
Troisièmement, bien que peu de guerres locales aient
été déclenchées directement par les principaux
protagonistes de la Guerre Froide, bon nombre d'entre elles se sont
sérieusement aggravées suite à leurs interventions. L'un
des arguments principaux de l'idéologie communiste reposait sur
l'idée que la violence révolutionnaire était la plupart du
temps inévitable et que les Etats communistes se faisaient un devoir de
les y aider. Parallèlement, la politique du containment à l'Ouest
impliquait que la force soit utilisée pour repousser ces
interventions.
Les grandes puissances restreignirent ou tentèrent de
restreindre leurs petits "clients", mais le plus souvent elles s'y
impliquèrent ouvertement. En plus de la Corée, du Viêt-Nam,
de la République Dominicaine, du Liban en 1958, de l'Inde, de
l'Afghanistan et de la Grenade où des troupes américaines,
soviétiques et/ou chinoises ont été directement
engagées, on peut estimer que la Guerre Froide a exacerbé des
conflits violents en Thaïlande, en Birmanie, au Guatemala, au Nicaragua,
au Salvador, au Venezuela, à Cuba, en Grèce, au Pérou, en
Argentine, en Bolivie, au Cambodge, au Laos, en Angola, en Inde, au Mozambique,
au Chili, au Congo, au Brésil, en Ethiopie, en Algérie, en Irak,
aux Yémen, en Hongrie, à Zanzibar, en Afrique du Sud, en Guyane,
en Indochine française, en Malaisie, en Iran, en Indonésie et aux
Philippines.
Avec la fin de la Guerre Froide, on peut s'attendre à
ce que de telles recrudescences n'aient plus lieu. Dans la mesure où
cela signifie moins d'armes étrangères et moins d'aides
extérieures aux potentats locaux, ces conflits et leur intensité
devraient diminuer. En 1991, les ventes d'armes à ce que l'on appelait
encore le Tiers Monde ont chuté d'un tiers par rapport au record atteint
en 1986136. En 1993, elles avaient encore diminué de 20
%137.
135A ce propos voir Mueller J., « Democracy and Ralph's
pretty good grocery : Elections, inequality,(...) 136Wright R. J.
Jr, Testimony before the Senate Intelligence Committe, 2 february 1993.
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Mais l'expérience nous a malheureusement montré
que les belligérants n'avaient besoin ni d'encouragements ni d'armes
sophistiquées pour s'enrichir et semer le désordre.
L'amélioration ne sera donc en aucun cas satisfaisante.
Quatrièmement, alors que la coopération était
particulièrement difficile à mettre en oeuvre durant la guerre
froide en raison de la lutte intense qui figeait les positions de l'Est et
l'Ouest, ces deux camps ont aujourd'hui de bonnes raisons de coopérer
dans la plupart des domaines pour favoriser la paix et la stabilité.
Cependant, ils ne coopéreront de manière
significative, c'est -à-dire en envoyant conjointement leurs troupes
dans des zones à risques, uniquement là où ils
considèreront que leurs intérêts sont fortement en jeu. La
plupart du temps, ils se contenteront d'encourager des organisations comme les
Nations unies à assumer les tâches singulièrement peu
séduisantes du maintien et du renforcement de la paix dans les zones
périphériques138.
Des "gardiens de la paix" perdront la vie, mais si la
structure organisationnelle de ces opérations est modifiée pour
que ces pertes touchent principalement des volontaires internationaux plus
anonymes que des unités nationales facilement identifiables, alors
l'impact de politique intérieure en sera plus faible pour chacun des
pays concernés.
le contraste entre d'une part la lancinante routine des
conflits à Chypre et en Irlande du Nord et d'autre part la terrible
catastrophe bosniaque nous suggère que le patient travail de police
internationale mené à Nicosie et à Belfast pendant des
années a certainement permis de sauver des milliers de vies
humaines139.
Avec la fin de la compétition issue de la guerre
froide, de telles opérations conjointes seront de plus en plus
fréquentes dans la mesure où l'Est et l'Ouest se retrouveront du
même côté dans la majeure partie des conflits. Ainsi, sur
les 26 missions de maintien de la paix entreprises par les Nations unies entre
1945 et 1992, 12 d'entre elles ont débutées après
1988140. Le budget des Nations Unies affecté au maintien de
la paix a quadruplé, passant de 700 millions de dollars en 1991 à
2,8 milliards de dollars en 1992141.
De plus, avec l'application de sanctions économiques
contre l'Iraq en 1990, contre Haïti en 1991 et contre la Serbie en 1992,
les grandes nations sont peut-être en train d'affuter une nouvelle arme
crédible, bon marché et sans doute efficace contre les agresseurs
et semeurs de troubles des petits ou
137Schmitt E., « Arms sales to third world,
especially by Russians », drop, New York Times, 20 July,(...)
138Cf. Urquhart B., « For a UN volunteer military force »,
New York Review of Books, 10 june, 1993,(...) 139Mais cela tend
à être une tâche ingrate dans la mesure où les
personnes dont les vies ont été sau(...)
140Prial F. J., « U. N. Seeks signal on troop notice »,
New York Times, 20 July, A2.
141New York Times, 12 décembre 1992, p. 12.
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moyens Etats. L'application de ces sanctions a en effet
clairement montré que le monde pouvait sans peine se passer de la
participation économique de ces pays, et dans un contexte d'harmonie
relative, elles permettent de leur infliger de sérieux dommages à
peu de frais.
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