§5. La sécurité économique
Déjà présente dans d'autres concepts tels
que le préalable du renouveau intérieur ou la promotion de
l'économie de marché, la dimension économique doit
être érigée pour certains en thème central de la
politique étrangère américaine. Le bien-être
économique pourrait bien prendre le pas sur la "sécurité"
et la projection des valeurs90. La primauté de
l'économique correspond aux intérêts américains des
années 1990. A la place de deux superpuissances militaires, le noyau du
système mondial se constitue désormais de trois superpuissances
économiques.
Une tripolarité remplace la bipolarité de la
Guerre froide. Pour Stephen J. Solarz, ancien représentant
démocrate de l'Etat de New York devenu ensuite collaborateur de Bill
Clinton, le premier défi dans le domaine de la sécurité
86Carl Gershman, «Freedom Remains the
Touchstone», America's Purpose..., p. 38.
87A. Lake, art. cit., p. 41.
88Larry Diamond, «Promoting Democracy»,
Foreign Policy, n° 87, été 1992, pp. 25-31.
89A. Lake, art. cit., p. 42. Voir l'analyse critique
de Jacques Decornoy, «La chevauchée américaine pour la
direction du
monde», Le Monde diplomatique, novembre 1993, pp. 8-9.
90T. L. Deibel, art. cit., p. 99.
40
nationale est désormais la compétition
économique avec l'Europe et le Japon91. La confrontation
idéologique entre le capitalisme et le communisme cède la place
à une compétition entre trois versions de l'économie de
marché.
Les alliances s'adapteront à cette évolution et
donneront lieu à des regroupements régionaux "plus
naturels"9Q. Dans ce contexte, les objectifs américains
seront de maintenir les marchés ouverts pour le commerce et les
investissements internationaux et de restaurer la force compétitive des
Etats-Unis. Il s'agira encore de pratiquer un endiguement mais cette fois au
niveau des risques de conflits entre les superpuissances économiques.
Car la poursuite des intérêts économiques poussera souvent
les Etats-Unis à affronter l'Union européenne ou le Japon et cela
nuira à leurs relations.
La politique étrangère américaine aura
tout avantage cependant à promouvoir des systèmes de leadership
collectif dans les questions d'économie et de sécurité.
Les Etats-Unis ont maintenu des relations plus étroites avec les
Européens d'une part et les Japonais d'autre part que ceux-ci n'en ont
entre eux.
Les Etats-Unis sont donc dans une meilleure position pour
mettre en place de nouveaux arrangements internationaux qui
protégeraient leurs intérêts. Si un tel leadership
collectif ne se met pas en place, on verra émerger des blocs
régionaux de plus en plus restrictifs et exclusivistes et ce serait
contraire aux intérêts américains.
Pour cela, l'Amérique ne doit pas se retirer
prématurément de ses engagements de sécurité.
L'interdépendance est trop grande sur le plan économique pour que
les Etats-Unis puissent contempler un repli isolationniste. La seule
alternative véritable serait un effort désespéré
pour maintenir l'hégémonie, en suivant les plans prévus
par le Pentagone et divulgués en mars 1992. Mais cela coûterait
beaucoup trop cher... Mieux vaut travailler à un certain nombre
d'"arrangements"93.
Les questions économiques font bien partie des
préoccupations de sécurité de l'après-Guerre
froide. Le secrétaire d'Etat Warren Christopher a déclaré
que la "sécurité économique" était le premier
objectif de la politique étrangère de l'administration
Clinton94. Le département d'Etat s'attache désormais
à développer une "diplomatie pour une compétitivité
globale" et recycle son personnel dans les questions économiques et
commerciales95.
91Stephen J. Solarz, «On Victory and
Deficits», America's Purpose..., pp. 90-9Q.
9QC. Fred Bergsten, «The Primacy of
Economics», Foreign Policy,n° 87, été 199Q, pp. 3-7.
93Ibid., pp. 8-Q4.
94W. Christopher, art. cit., p. 6. Voir aussi Bill
Clinton, «A Democrat Lays Out His Plan», USIS, Bruxelles, Ambassade
des
Etats-Unis, 13 novembre 199Q, pp. 6-7.
95Audition de Strobe Talbott, secrétaire
d'Etat-adjoint, devant la Commission des relations extérieures du
Sénat le 8 février
1994, USIS, 9 février 1994, p. Q.
41
Si les observateurs ont longtemps eu du mal à discerner
un concept central dans la politique extérieure de Bill Clinton, ils se
sont rendu compte, fin 1993, que l'intérêt porté au
commerce en tenait lieu. La promotion de la démocratie, la protection
des droits de l'homme, l'interventionnisme humanitaire, tous ces beaux projets
du début de la présidence Clinton sont passés au second
plan.
Anthony Lake a été jusqu'à
déclarer que les intérêts américains exigeraient
parfois de nouer des liens d'amitié avec des Etats non
démocratiques et même de les défendre, pour des raisons de
"bénéfice mutuel". Comme l'avait dit le président Calvin
Coolidge dans les années 1920, "the business of America is
business"96. La puissance économique de l'Europe et du Japon
ne leur confère pas encore une puissance militaire comparable à
celle des Etats-Unis, mais elle les autorise à tendre vers une plus
grande influence politique, avec la possibilité d'arriver à des
positions autonomes en matière de sécurité.
Nous sommes entrés dans une nouvelle ère de
sécurité, où la puissance économique pourrait
assurer une plus grande influence politique. Sans la force modératrice
exercée par la Guerre froide et par le besoin de la protection
américaine, les conflits de politique commerciale et industrielle
pourraient devenir plus prononcés97. Or l'économie
américaine ne se distingue plus suffisamment par les proportions de son
marché intérieur et le caractère avancé de ses
technologies pour que la politique étrangère en tire
avantage98.
Si l'on assiste à l'émergence d'une
tripolarité économique, il sera donc dans l'intérêt
des Etats-Unis d'intégrer au maximum les questions de
géo-économie dans un contexte géopolitique plus vaste,
où ils conservent encore les meilleures cartes99. Pour cela,
il faut pousser au maximum à l'intégration de la
communauté internationale, à un système commercial global
et ouvert. Les Etats-Unis, selon le secrétaire d'Etat-adjoint Strobe
Talbott, devront veiller à ce que les groupements régionaux ne
contrecarrent pas ces objectifs qui expriment l'intérêt
supérieur des Etats-Unis100.
SECTION 4. LE TIERS MONDE DANS LA PENSEE
STRATEGIQUE AMERICAINE
La fin de la Guerre froide signifie, pour certaines
régions du monde, le retour des guerres réelles. Pour les
Etats-Unis, le défi stratégique passe du global au
régional. C'est dans certains régimes "renégats" du Tiers
Monde
96Michael Kramer, «Putting Business First»,
Time,6 décembre 1993, p. 37.
97Stanley Hoffmann, «A New World and Its
Troubles», Sea-Changes..., p. 285.
98Michael Borrus et John Zysman, «Industrial
Competitiveness and National Security», Rethinking..., pp. 164-169.
99R. E. Hunter, art. cit., p. 41.
100Audition de S. Talbott..., p. 4.
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qu'ils voient désormais la menace principale : celle de
la prolifération des armes de destruction massive. Y a-t-il pour autant
une nouvelle "grande stratégie" américaine à
l'égard du Sud ? La guerre du Golfe a pu laisser croire à une
volonté américaine de veiller, tous azimuts, à
l'instauration d'un nouvel ordre mondial. Mais le retrait peu glorieux de
Somalie au printemps 1994 a montré les limites de l'interventionnisme.
Cette étude explore différentes facettes de la pensée
stratégique américaine relative au Tiers Monde, de Ronald Reagan
à Bill Clinton.
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