§3. Splendide isolement et engagement global
sélectif
La ressemblance avec les vues britanniques au lendemain des
guerres napoléoniennes va jusqu'à l'adoption possible, pour
certains, du concept de "splendide isolement". Vainqueur incontestable de la
lutte gigantesque contre la France et puissance aux intérêts
mondiaux, l'Angleterre de 1815 avait décidé de ne pas trop
s'impliquer dans les affaires européennes et de se concentrer sur
l'accroissement de sa richesse par l'expansion de son empire colonial.
72Henry A. Kissinger, «Balance of Power
Sustained»,Rethinking..., pp. 238-248.
73T. L. Deibel, art. cit., pp. 83-86.
74Elliott Abrams, «Why America Must Lead»,
The National Interest, n° 28, été 1992, p. 58.
75Samuel P. Huntington, «America's Changing
Strategic Interests», Survival, vol. 33, 1991-1, p. 12.
76Andrew C. Goldberg, «Selective Engagement :
U.S. National Security Policy in the 1990s», The Washington
Quarterly, vol. 15, 1992-3, p. 16.
37
Pour les tenants américains de ce type de politique, il
faut maintenir une forte marine pour projeter la puissance autour du globe ; il
ne faut pas stationner de grandes unités terrestres outre-mer ; il faut
réduire le nombre et la dimension des bases aériennes en Europe,
dans le Pacifique et l'océan Indien. La plupart des crises
régionales devraient être résolues par les puissances
régionales et les Etats-Unis n'interviendraient militairement qu'en
dernier recours, quand cela servirait leurs intérêts vitaux,
particulièrement économiques77.
L'argument est étayé par le constat de la
"nouvelle insularité" des Etats-Unis. La fin de la menace
soviétique a réintroduit la distance qui séparait
traditionnellement l'Amérique des conflits mondiaux. Il en
résulte une plus grande liberté d'action78.
La contribution américaine à la
sécurité globale sera, pour Zbigniew Brzezinski, "plus subtile".
Les conditions sont trop complexes et la santé intérieure des
Etats-Unis trop précaire pour que soit mise en place une Pax
Americana mondiale. La sécurité globale sera assurée
de plus en plus par des formes de coopération régionales,
appuyées par des engagements américains sélectifs et
proportionnés. Même avec une présence militaire
diminuée, l'Amérique restera ainsi le principal pôle de
dissuasion nucléaire et la garantie ultime que tout perturbateur aura
à faire face à une coalition écrasante. Ceci permettra aux
Etats-Unis de se concentrer davantage sur leur renouveau intérieur, qui
à son tour étayera leur capacité de maintenir à
long terme une politique internationaliste79.
Le concept d'engagement global sélectif suppose aussi
que les Etats-Unis accepteront l'émergence de nouvelles puissances
militaires. Ils veilleront cependant à développer les forces et
les technologies qui leur assureront le maintien de leurs avantages
comparatifs, c'est-à-dire qu'ils devront mettre l'accent sur les forces
navales et aériennes. Ils ne doivent plus considérer l'Europe et
le Japon dans l'optique d'un partenariat automatique pour des objectifs globaux
clairement définis.
Les intérêts intérieurs des Etats-Unis ne
seront plus nécessairement en synchronie avec ceux "des puissances avec
lesquelles ils se sont alliés dans le passé"80. A la
fin de la Deuxième Guerre mondiale, les Etats-Unis étaient
déjà prêts à adopter une stratégie
d'engagement sélectif en continuité avec leur histoire et en
accord avec leur position géographique, comme la Grande-Bretagne avant
eux.
77Donald E. Nuechterlein, America Recommitted. United
States National Interests in a Restructured World, Lexington, Ky., University
Press of Kentucky, 1991, pp. 241-242.
78Andrew C. Goldberg, «Challenges to the
Post-Cold War Balance of Power», The Washington Quarterly, vol. 14,
1991-1, pp. 52-53.
79Zbigniew Brzezinski, «Selective Global
Commitment», Foreign Affairs, vol. 70, 1991-4, pp. 1-20.
80A. C. Goldberg, «Selective...», pp.
16-17.
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Le concept d'engagement global sélectif permettra
à l'Amérique de s'adapter à la dure compétition
économique internationale. L'époque est à l'antagonisme
économique global, à la mise en place de blocs régionaux
politico-économiques et à la diminution des affinités
politiques. Les grandes puissances vont redécouvrir leurs
intérêts propres de politique étrangère. Les
Etats-Unis devront en faire autant.
Ils s'engageront financièrement ou militairement dans
les seules situations où se manifestera une menace claire et imminente
pour leurs intérêts, ou bien lorsque l'intervention aura toutes
les chances de n'être ni coûteuse ni sanglante. L'administration
Clinton a fait sien ce concept d'engagement sélectif pour tout usage de
la force, dont les opérations de maintien de la paix81.
§4. L'élargissement :
promouvoir la démocratie et l'économie de
marché
L'engagement global sélectif n'est pas le seul concept
de l'après-guerre froide qui offre une alternative au dilemme
isolationnisme-internationalisme. La promotion des valeurs américaines
peut constituer un nouvel axe de politique étrangère. James Baker
avait suggéré le 30 mars 1990 que le principal objectif pourrait
être "la promotion et la consolidation de la démocratie" à
travers le monde82. L'administration Clinton a fait de ce
thème le troisième pilier de sa politique
étrangère, après la croissance économique et le
maintien d'une défense solide83. Plutôt que de faire
contrepoids aux ennemis, il faudrait cultiver les amis. Cela se ferait par une
politique de préservation et d'expansion de la "communauté
libérale"84. Le conseiller de Bill Clinton pour la
sécurité nationale, Anthony Lake, a lancé à ce
propos le concept d'"élargissement", qui succéderait ainsi
à celui d'endiguement. Il n'est pas question de s'embarquer dans une
croisade pour la démocratie, mais de pratiquer une stratégie
défensive, pragmatique et sélective, là où ce sera
le plus utile aux Etats-Unis. Il faudra cibler les efforts sur les Etats qui
affectent les intérêts stratégiques américains,
c'est-à-dire d'abord l'ancienne Union Soviétique, les nouvelles
démocraties d'Europe centrale et de l'Est, les pays asiatiques du
Pacifique85.
L'Amérique ne peut se permettre, pour reprendre
l'expression de John F. Kennedy, de "payer n'importe quel prix, supporter
n'importe quel fardeau"
81«Perry Calls for «Very Selective Use»
of Military Force», USIS, Defense, 1er avril 1994 ; «Peacekeeping
Directive Designed to Impose More Discipline», USIS, 9 mai 1994.
82James Baker, «Democracy and American
Diplomacy», discours devant le World Affairs Council, Dallas, Texas, 30
mars 1990 (S. P. Huntington, art. cit., p. 7).
83Warren Christopher, «Economy, Defense,
Democracy to be U.S. Policy Pillars», USIS, Foreign Policy, 14 janvier
1993, p. 7.
84Michael W. Doyle, «An International Liberal
Community»,Rethinking..., pp. 318-331.
85Anthony Lake, «L'engagement des Etats-Unis
à l'étranger : une nécessité», discours
prononcé le 21 septembre 1993 à la Johns Hopkins' School of
Advanced International Studies, U.S. Foreign Policy, Bruxelles, Ambassade des
Etats-Unis, USIS, 1993, pp. 39-41.
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pour promouvoir la démocratie86. Mais les
Etats démocratiques pourraient se regrouper en une vaste organisation de
sécurité qui définirait et coordonnerait les
intérêts communs, mettrait en place une gamme de
"récompenses" et de "punitions". L'OTAN est évidemment
l'organisation idéale "pour que continue derrière
l'élargissement des démocraties de marché une
sécurité collective essentielle"87.
La promotion de la démocratie ne signifierait donc pas
son "exportation". Il s'agirait d'offrir un soutien moral, politique,
diplomatique et financier aux individus et aux organisations qui luttent pour
la libéralisation des régimes autoritaires. Il s'agirait
également d'encourager la diffusion de l'économie de
marché. Un monde plus démocratique serait plus sûr, plus
sain et plus prospère, et ce serait tout à l'avantage des
Etats-Unis.
Tous les courants de pensée trouveraient leur compte
dans la promotion de la démocratie : les "libéraux" soucieux des
droits de l'homme, les conservateurs préoccupés par l'ordre
mondial et les internationalistes des deux camps, désireux de voir se
poursuivre, pour les uns l'engagement, pour les autres le leadership des
Etats-Unis dans le monde88.
Les entreprises privées représentent un
allié naturel des tentatives faites en vue du renforcement des
économies de marché, a dit Anthony Lake. Il a également
précisé que la stratégie d'élargissement devrait
viser à atténuer les capacités des "Etats
réactionnaires" qui se défendent contre les "forces
libératrices" de la démocratie et du
marché89.
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