§1. La sécurité multilatérale
Les institutions internationales organisant la défense
(OTAN) ou la sécurité collective (ONU, CSCE à un niveau
moindre) peuvent être des "multiplicateurs de force" pour la politique
américaine, spécialement quand la situation ne demande pas une
solution militaire immédiate65. Il y a intérêt
à étendre, par l'intermédiaire des Nations Unies, le
règne du droit international. Cela contribuera à fournir un point
de référence dans un monde qui, depuis la fin de la Guerre
froide, manque de certitudes. Cela peut rendre les événements
internationaux plus "prévisibles".
L'Amérique a toujours eu besoin d'une dimension morale
dans sa politique étrangère. Le soutien des institutions
internationales vouées à la sécurité collective et
au maintien de la paix pourrait redonner à la politique
étrangère américaine sa dimension morale, tout en servant
les intérêts nationaux. Selon James Chace, le nouvel
internationalisme doit conduire les Etats-Unis à renforcer
l'Organisation des Nations Unies, comme c'était leur objectif
après la Deuxième Guerre mondiale. Ils doivent aussi prendre la
tête dans la recherche de nouvelles structures de préservation de
la paix et d'accroissement de la prospérité66.
La "sécurité multilatérale" est un des
concepts qui ont inspiré la politique extérieure de
l'administration Clinton. Selon cette doctrine, parfois identifiée au
secrétaire d'Etat-adjoint pour les Affaires politiques Peter Tarnoff,
les Etats-Unis n'utiliseraient plus la force que dans un contexte
multilatéral, à moins que certains de leurs intérêts
vitaux ne soient en jeu.
63Le professeur Richard Gardner, de
l'université Columbia, a contribué à définir les
options de politique étrangère de Bill Clinton (Michael Kramer,
«Clinton's Foreign Policy Jujitsu», Time,30 mars 199Q, p. Q8).
64Richard N. Gardner, «Practical
Internationalism», Rethinking...,pp. Q67-Q68.
65R. E. Hunter, art. cit., p. 40. Après avoir
été directeur des Etudes européennes au Center for
Strategic and International Studies de Washington, Robert E. Hunter a
été choisi par Bill Clinton pour être l'ambassadeur
américain auprès de l'OTAN.
66J. Chace, op. cit., pp. 176-179 et 185.
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L'accent serait mis non seulement sur les mécanismes de
la sécurité collective mais aussi sur une politique de
"sécurité coopérative". Celle-ci, plutôt que de
contrer les menaces, s'efforcerait de les prévenir, par une extension
des accords bilatéraux et multilatéraux de maîtrise des
armements.
Les sévères critiques reçues par
l'administration Clinton pour son traitement des crises bosniaque et somalienne
ont conduit le Président et son équipe à abandonner
quelque peu leur concept de sécurité
multilatérale67. Ils ont tenu à rappeler que l'action
unilatérale était toujours à envisager, que le
multilatéralisme était un moyen, non une fin en
soi68.
§2. L'indépendance stratégique et le
maintien de l'équilibre des forces
Lié à la possibilité d'une action
multilatérale, le concept d'"indépendance stratégique" a
fait son apparition pour désigner la posture de "balancier au large"
(offshore balancer) que devraient adopter les Etats-Unis dans un monde
multipolaire69. Au coeur du concept d'endiguement se trouvait la
volonté d'empêcher que l'Eurasie fût dominée par une
puissance hégémonique. Cet objectif resterait inchangé
mais, au lieu d'assumer la responsabilité première pour contenir
la montée d'un "hégémon", les Etats-Unis s'appuieraient
sur un réseau d'équilibres globaux et régionaux des
puissances.
L'indépendance stratégique mise sur les
avantages géopolitiques inhérents aux Etats-Unis : leur
insularité, leur dotation en armes nucléaires, leur
éloignement des théâtres de crise potentiels, leurs
capacités militaires. Dans un système multipolaire, une grande
puissance insulaire jouit de la plus large gamme d'options stratégiques.
Elle peut aussi bénéficier des rivalités entre les autres
puissances. C'est ainsi qu'au milieu des années 1890, l'Amérique
tirait parti de l'instabilité européenne, comme la
Grande-Bretagne l'avait fait auparavant70.
Voilà du vieux vin dans de nouveaux fûts :
l'indépendance stratégique ne fait que reproduire le vieux
concept de maintien de l'équilibre des forces. Pour l'Amérique,
il s'agira d'empêcher la guerre en faisant rapidement contrepoids face
aux agresseurs potentiels. Il sera plus difficile de mobiliser l'opinion car le
but sera de préserver la paix plutôt que de contrer une puissance
hégémonique, ce qui était plus facile à expliquer
au public71.
67Charles Krauthammer, «The U.N. Obsession»,
Time, 9 mai 1994, p. 52.
68Mark T. Clark, «The Future of Clinton's
Foreign and Defense Policy : Multilateral Security», Comparative Strategy,
vol. 13, 1994, pp. 181-195.
69Christopher Layne, «The Unipolar Illusion :
Why New Great Powers Will Rise», International Security, vol. 17, 1993-4,
p. 47.
70Ibid., pp. 48-49.
71John J. Mearsheimer, «Disorder Restored»,
Rethinking...,pp. 214-237.
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On ne s'étonnera pas de retrouver le concept
d'équilibre des forces sous la plume d'Henry Kissinger. Pour lui, le
monde dans lequel nous entrons sera infiniment plus compliqué que celui
de la Guerre froide. Les Etats-Unis devront obligatoirement admettre qu'ils ne
pourront s'occuper de tous les problèmes à la fois : ils devront
opérer une sélection. Certaines menaces nécessiteront une
intervention américaine unilatérale, d'autres seront seulement
traitées de façon multilatérale, enfin certaines ne
concerneront pas les intérêts américains et ne
mériteront pas une intervention militaire.
Il ne faut pas espérer édifier un ordre mondial
basé sur un sens de la communauté qui répondrait aux
attentes américaines. L'objectif doit être plus limité et
Kissinger applaudit à la création d'une zone américaine de
libre-échange débutant avec le Mexique, le Canada et les
Etats-Unis. D'une façon générale, l'Amérique doit
travailler au maintien de l'équilibre des forces,
particulièrement au Moyen-Orient, en Asie et en Europe. Une telle
politique connaît peu d'ennemis et d'amis permanents72.
Le monde de l'après-guerre froide donnera l'occasion
d'appliquer ce système avec davantage de souplesse. Il y aura davantage
de puissances de niveau égal et les différences
idéologiques s'estompant, les alignements seront moins rigides.
L'équilibre des forces restera le seul jeu possible et les Etats-Unis
seront l'indispensable "balancier"73.
En jouant ce rôle, l'Amérique jouera celui de
l'Angleterre au XIXe siècle. La Pax Britannica a permis la paix
parce qu'une puissance, sans dominer vraiment, servait de leader, veillait au
respect des règles et avait la volonté d'intervenir, au besoin
par la force, pour maintenir la stabilité du
système74. Les Etats-Unis sont dans la position de
l'Angleterre après 181575. Ils peuvent jouer le rôle de
l'"honnête courtier" - si tant est que l'Angleterre a vraiment
joué ce rôle en 1815 : elle a d'abord veillé à ses
intérêts76.
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