§2. Dépôt du fardeau et adaptation
à la normalité retrouvée
Pour Ted Galen Carpenter, directeur d'études au
Cato Institute, les Etats-Unis ont besoin d'une stratégie
indépendante, libérée des engagements de
sécurité obsolètes, coûteux et
dangereux51. Ils ne doivent plus porter, comme le géant Atlas
dans la mythologie, le poids du monde sur leurs épaules. Il faut
définir avec plus de précision les intérêts vitaux
et s'abstenir du réflexe interventionniste.
Des conflits locaux en Europe, comme ceux qui déchirent
la Yougoslavie, ne menacent pas les intérêts américains et
ne valent pas la peine de risquer des vies américaines. Le
système des alliances est dépassé. L'OTAN a
vécu52. Il faut cependant garder un certain rôle,
même une activité certaine dans les domaines économique,
culturel et diplomatique.
Mais vouloir maintenir une présence militaire
significative en Europe réduit à un sens étroitement
militaire l'influence américaine et, de plus, est choquant pour les
Européens, qui partagent un même héritage
démocratique et culturel. Le Japon exerce bien une influence sans passer
par l'instrument militaire. En fait, les valeurs américaines sont en
elles-mêmes une source d'influence considérable.
Il faut revenir aux paroles de John Quincy Adams :
"L'Amérique souhaite la liberté et l'indépendance pour
tous, mais elle n'en est le champion et le justicier que pour
elle-même"53. Carpenter admet que le système
international est pour l'instant unipolaire mais selon lui cela ne durera pas :
c'est un "mirage qui s'évanouira bientôt". Le désir des
Européens de constituer
49Ibid., pp. 30-34.
50W. Pfaff, «New or Old...».
51Ted Galen Carpenter, A Search for Enemies. America's
Alliances after the Cold War, Washington, D.C., Cato Institute,
1992.
52Ted Galen Carpenter, «An Independent
Course», America's Purpose..., pp. 82-87.
53Ibid., p. 87.
32
un front commun sur les questions de sécurité
n'est encore qu'à l'état embryonnaire, mais le mouvement est
visiblement amorcé54.
Robert W. Tucker adopte une position similaire. Les raisons
qui ont poussé l'Amérique à jouer un si grand rôle
pendant un demi-siècle ne sont plus valides. Dans le monde de
l'après-Guerre froide, la sécurité des Etats-Unis, au sens
étroit comme au sens large, n'est plus vraiment
menacée55.
Le leadership américain ne survivra pas à la
Guerre froide. Il serait beaucoup plus compliqué pour les Etats-Unis -
et aussi moins attrayant pour la nation américaine - d'assurer l'ordre
que de défendre la liberté. Et le reste du monde ne manquerait
pas de se défier du nouveau gendarme du monde, avec un sentiment
mêlé d'ingratitude et de ressentiment.
Il est temps d'être modeste ! Il fallait bien combattre
le nazisme puis le communisme. Mais maintenant ? Quel besoin de maintenir
l'OTAN ? La force de l'inertie. Il faut revenir au message d'adieu de George
Washington, renoncer aux alliances "empêtrantes" (entangling
alliances). L'exemple américain suffit. Il ne faut plus maintenir
des armées dans le monde entier56. L'âge des
superpuissances est révolu. Celles-ci doivent s'adapter.
Les leçons de la guerre du Golfe sont trompeuses. Il y
aura encore des crises, mais elles auront en elles-mêmes une
capacité d'auto-limitation, étant donné la nouvelle
fragmentation de la puissance. La politique américaine s'adaptera en
conséquence. Elle veillera à maintenir en quarantaine la violence
régionale, à compartimenter l'instabilité
régionale, sans intervenir activement57. Tout au plus
l'Amérique pourra-t-elle encourager les équilibres
régionaux. Le monde n'a plus besoin des Etats-Unis comme en
194558.
Les temps sont redevenus "normaux", écrit Jeane
Kirkpatrick, ancien ambassadeur à l'ONU et professeur à
l'université Georgetown. Les Etats-Unis ont le droit de redevenir eux
aussi un pays "normal". La Guerre froide a donné trop d'importance aux
affaires étrangères. Aujourd'hui les objectifs de
l'Amérique sont d'abord d'ordre intérieur. Il faut reconstruire
une société meilleure59.
54Ted Galen Carpenter, «The New World
Disorder», Foreign Policy, n° 84, automne 1991, pp. 27-29.
55Robert W. Tucker, «1989 and All That»,
Sea-Changes : American Foreign Policy in a World Transformed, sous la dir.
de
Nicholas X. Rizopoulos, New York, Council of Foreign Relations
Press, 1990, pp. 232-237.
56Nathan Glazer, «A Time for Modesty»,
America's Purpose...,pp. 134-141.
57Earl C. Ravenal, «The Case for
Adjustment», Foreign Policy, n° 81, hiver 1990-91, pp. 3-8.
58Michael Vlahos, «Culture and Foreign
Policy», Foreign Policy, n° 82, printemps 1991, p. 68.
59Jeane J. Kirkpatrick, «A Normal Country in a
Normal Time»,America's Purpose..., p. 156.
33
§3. Le préalable du renouveau
intérieur
La puissance est devenue essentiellement économique et
c'est sur ce plan que va se dérouler la principale compétition.
Les Etats-Unis doivent se dégager de l'outre-mer et faire du
renouvellement intérieur leur priorité. Il n'y a plus de
réels ennemis mais il n'y a plus de vrais alliés60.
Car l'Europe et le Japon ne resteront pas simplement des puissances
économiques, mais deviendront aussi des puissances militaires. Il faut
rejeter l'illusion qu'une politique étrangère globaliste conduira
à un monde modelé sur les valeurs américaines.
Au contraire, à vouloir jouer à tout prix la
superpuissance, l'Amérique ne fera que s'épuiser davantage. La
guerre du Golfe a déjà levé un coin du voile sur cette
nouvelle configuration où les Etats-Unis loueraient leurs mercenaires
pour défendre la communauté mondiale, révélant
ainsi l'état désastreux de leur économie.
L'Amérique doit mettre de l'ordre chez elle, non
seulement sur le plan économique mais aussi sur le plan socio-culturel,
car le développement séparé des communautés et le
maintien des ségrégations pourraient conduire à une
balkanisation sociale61. Quand le renouveau intérieur aura
été opéré, mais alors seulement, l'Amérique
pourra réfléchir au maintien d'une certaine
collégialité globale qui ne viendrait toutefois qu'en
deuxième position après les intérêts nationaux
américains.
Au XIXe siècle, l'isolationnisme fut pour les
Etats-Unis une stratégie réaliste et adaptée. Au
début du XXe, diverses pressions intérieures continuèrent
à le soutenir, en dépit des conditions nouvelles qui en faisaient
une dangereuse illusion. Il est permis d'avoir des doutes quant à la
similitude de situation avec le XIXe siècle, même si la menace de
l'adversaire hégémonique désigné a disparu.
Les Etats-Unis sont-ils capables d'avoir une politique
étrangère sans avoir un "rôle" ? L'isolationnisme n'est pas
une option sérieuse. Les Etats-Unis ont été fondés
sur des principes universels et veulent rester un exemple pour le reste du
monde. Ils ne pourraient abandonner leur vocation universaliste sans se renier
eux-mêmes et, plus grave encore, sans risquer de se dissoudre en une
cacophonie de tribus rivales : Noirs, Hispaniques, fondamentalistes
chrétiens, etc.62.
60Michael Vlahos, «To Speak to Ourselves»,
America's Purpose..., pp. 44-50. 61Michael Vlahos,
«Culture...», pp. 70-71, 78.
62Nathan Tarcov, «If this Long War is
Over...», America's Purpose..., pp. 17 et 21.
34
SECTION 3. NOUVEL INTERNATIONALISME, PRATIQUE ET
SÉLECTIF
L'internationalisme pratique pourrait bien être, selon
Richard Gardner, le concept unificateur de la politique étrangère
américaine pour l'après-Guerre froide63. Ce concept
veut éviter les extrêmes que sont l'isolationnisme,
l'unilatéralisme global et le multilatéralisme utopique. Il
envisage pour les Etats-Unis un rôle de leadership dans
l'édification, avec d'autres nations, d'un ordre de paix, par
l'intermédiaire d'organisations internationales qui
fonctionnent64.
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