3.3 Les poètes : niveau intellectuel, distinctions
diverses et enjeu littéraire
L'enquête donne une liste de quatre poètes de
renom (annexe 1, question 20). Il s'agit de deux enseignants-chercheurs,
philosophe et dramaturge et de deux politologues de formation. Nimrod est
auteur d'une thèse de doctorat en philosophie soutenue en France en
1996. Il a obtenu en 1989, le prix de la Vocation pour son recueil de
poèmes intitulé Pierre, poussière (Paris,
Obsidiane, Sens, 1989). Il est rédacteur en chef d'une revue
semestrielle, artistique, philosophique et littéraire
dénommée Aleph Beth en France. Ceci est une distinction
qui mérite d'être signalée. Les deux dernières
décennies du 20e siècle sont ses années
d'inspiration littéraire : un roman, trois recueils de poèmes, un
essai et une vingtaine d'articles parus dans des revues
spécialisées en France. Koulsy Lamko, fils d'instituteur, a vu
ses études secondaires interrompues par la guerre civile de 1979. Sur le
chemin de l'exil, il a eu son baccalauréat au Burkina-Faso où il
amorça des études supérieures. Il obtint en 1988 une
maîtrise de lettres à Ouagadougou. Il est titulaire d'un
certificat d'entrepreneur culturel puis d'un doctorat sur l'émergence
d'un théâtre de la participation en Afrique noire francophone.
L'homme le plus riche en titres au sein de la littérature tchadienne des
années 1990, il est comblé distinctions. Après la bourse
de la Fondation Beaumarchais qu'il obtient en 1993, pour une résidence
d'écriture à Limoges, son talent n'est pas à contester. Il
participe à plusieurs festivals et décroche autant de prix : prix
Rfi-Théâtre en 1989, prix du concours "Afrique trente ans
d'indépendance" en 1990, prix Unicef Musée en 1992, etc. Si
Koulsy a un doctorat sur les nouvelles esthétiques
théâtrales en Afrique noire francophone, il s'affirme aussi comme
griot par la poésie, la musique et le cinéma et compte parmi les
novateurs. Malgré ses nombreuses activités, Koulsy a
été membre du jury du CTI de RFI en 1994, ainsi que membre du
jury des 3es jeux de la francophonie de Madagascar. Bourdette-Donon
analysant ce qui fait la particularité de Koulsy, affirme en ces termes
: « Tout le mérite de Koulsy consiste à être
parvenu à partir des scènes privées, à porter l'art
sur le terrain de l' action politique en relatant l'agonie, entrecoupée
de cris, de douleur et de révolte, d'un peuple dressé contre la
cruauté et la corruption» (Bourdette-Donon 2000 : 128).
Koulsy, dans ce cas, lutte comme Mougnan et Nébardoum contre le silence,
l'indifférence et appelle à la justice, la lucidité et
à l'engagement. Ceci, il l'exprime lors de son passage à
N'Djaména en 1998 : « Il y a une indifférence à
se boucher l'oreille, une honte à se fermer les yeux, un crime à
se taire.» (Benadji, in Malt, n° 005, 1998 : 7).
N'Djékornondé Moise Mougnan, fils d'André Mougnan, homme
politique mort dans les geôles de Tombalbaye, est un politologue et
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journaliste de formation qui a lutté pour le
panafricanisme et les droits de l'Homme. Son premier recueil de poèmes,
interdit au Tchad sous Habré, est enseigné en République
démocratique du Congo, aux USA et à Haïti. Ces textes sont,
selon Bourdette, une révolte contre l'injustice : « Ces
poèmes vont de l'hommage à Sankara, au salut adressé
à Mandela en passant par la dénonciation de l'oppression des
femmes ou le rejet des dictatures. Ils crient la douleur tenace de l'exil,
exaltent l'encre et la plume, les outils et les mots du poète pour
rappeler le sang versé sur tout le continent»
(Bourdette-Donon, 2003 : 230). Après les études secondaires
débutées au Lycée Félix Éboué
à N'Djaména et achevées à Libreville, Mougnan
poursuit ses études supérieures au Canada. Cette ouverture sur le
monde anglophone est rendu possible grâce à un séjour
d'apprentissage de la langue de Shakespeare au Nigeria. La popularité de
Mougnan réside dans sa volonté, depuis le Canada, de faire
l'éloge des grandes figures qui ont combattu l'injustice, le racisme, la
guerre et le sous-développement. À eux, il dédie Des
Mots à dire, son livre écrit contre la dictature et
l'oppression. En plus de la littérature, la lutte associative pour la
liberté, l'égalité et les droits de l'Homme est un pan de
la philosophie politique de Mougnan. Nébardoum Derlemari Abdias a
achevé ses études secondaires, interrompues par la guerre civile
de 1979, à N'Djaména, au Togo. Là il suit des
études de droit et s'oriente en Sciences Politiques et Administration
Publique, formation qu'il achèvera plus tard au Canada. Politologue
diplômé des sciences sociales, ce chercheur s'intéresse
à la «diplomatie de population» en Relation Internationale au
détriment de la «diplomatie d'État». Comme Mougnan, il
s'intéresse dans ses écrits à l'Afrique et
particulièrement au Tchad et rêve voir une Afrique
dépourvue de disputes et de clivages. Il est un poète de
développement. Au Tchad, il est moins connu, mais les critiques
littéraires font de lui une figure de la lutte non armée contre
l'oppression et l'injustice. Sa poésie est pour Bourdette-Donon
« un acte de connaissance et d'éclaircissement politique qui
propulse l'image phare du poète prophète»
(Bourdette-Donon, 2003 :236). Nébardoum de son
«là-bas» se voit obligé de dire l'«ici» et
cela gagne l'admiration de Bourdette. Pour ce dernier, « tous les
textes se nourrissent de l'absence et de ce qui hante l'artiste, de la
libération de paroles refoulées ou réprimées pour
faire de la poésie le noeud dramatique du poète à son
histoire personnelle comme à l'autre, la grande, l'Histoire»
(Bourdette-Donon, 2000 : 100). A. Taboye avoue également que
l'engagement du poète est incontestable dans la mesure où il
dénonce les catastrophes du pays. Il ajoute que le poète ne fait
pas que dénoncer, mais accuse et crie. Car son espoir réside dans
l'écriture du cri
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qui est : « l'expression la plus immédiate de
la douleur et la plus accessible à tout le monde» (Taboye,
2003 : 290). Nocky Djédanoum est connu comme journaliste de formation,
fondateur du Festival Fest'Africa. Sa popularité tient de l'organisation
et de la réalisation du «Fest'Africa sous les étoiles».
Ce festival qui a eu lieu à N'Djaména a réuni en 2005 des
éminentes personnalités de la littérature, de l'art et de
la presse. Avant cela, son oeuvre intitulée Illusions,
primée en 1984, a été diffusée sur les ondes de la
Radio France Internationale dans le cadre de l'émission «
premières chance sur les ondes». En 1997, sa pièce
L'Aubade des coqs a été représentée par le
Logone-Chari Théâtre au MASA d'Abidjan et est retenue par cette
troupe pour participer, la même année, au Fest'Africa de Lille.
Au niveau local, la poésie est produite par des
intellectuels pas des moindres. Mais il serait tôt de parler de
distinction littéraire pour ces jeunes poètes en quête
d'éditeurs. Amine Idriss Adoum est licencié en Histoire et
archéologie et titulaire d'un diplôme supérieur de
Management. Djikoloum Nang a été rendu populaire après
Tchad mon pays, recueil de poèmes primé, publié
et diffusé par le Centre Dombao de Moundou. Mahamat Djeddid Ahmat a eu
une licence à la faculté de lettres, à l'université
de N'Djaména, en 1996 et a obtenu un diplôme de l'ENA option :
diplomatie, en 1997. Il a été primé en 1990 par le centre
Dombao de Moundou pour l'ensemble de ses poèmes. Mbaïdam Boguy a
les mêmes diplômes que Djeddid, ci-haut cité. Sa
poésie est rendue publique grâce au journal
N'Djaména-Hebdo.
Dans ce chapitre, nous avons démontré que les
expatriés, par leurs productions littéraires, ont posé les
jalons de la littérature tchadienne écrite d'expression
française. Les concours, représentations et prix au niveau
international ont participé à la popularité des auteurs.
Six associations littéraires et quelques centres culturels ont soutenu
des activités littéraires. Il a aussi été question
de dévoiler quelques sources d'inspiration qui sont motivées par
des événements sociopolitiques. Le niveau intellectuel des
écrivains tchadiens est appréciable, car la grande
majorité des écrivains ont au moins le Baccalauréat, une
formation universitaire ou équivalente. La plupart d'entre eux ont suivi
des études littéraires. Ceci peut être un gage non
seulement pour la qualité de la production, mais aussi pour la
connaissance et l'étude des genres littéraires. Il se trouve
qu'il y a des facteurs défavorables pour la mise sur pied d'une
institution de la littérature. Le champ littéraire est
jalonné d'obstacles d'ordre linguistique, religieux et culturel. Le
chapitre suivant a pour objet l'analyse de ces éléments et la
proposition de quelques solutions à ses obstacles afin de permettre
l'éclosion de la production littéraire au Tchad.
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