Chapitre 3 : Les facteurs littéraires et
historiques
L'émergence d'une littérature dans un contexte
postcolonial pose non seulement « un problème de ses rapports
avec la littérature du pays colonisateur, mais aussi celui du cadre
institutionnel dans lequel elle va se développer» (Salaka,
2003 : 4). C'est pour cela qu'il est préférable de voir les
pensées développées par quelques Français ayant
vécu au Tchad afin de dire en quoi ils ont influencé (ou non) les
écrivains tchadiens. Le champ littéraire étant «
un espace de concurrence dans lequel s'affrontent pour avoir un profit
matériel et/ou symbolique, des producteurs dont les positions, à
un moment donné de l'histoire du champ, dépendent à la
fois de leurs dispositions initiales et de la permanence de leur prise de
position» (Mouralis, 2001 : 50). Cette notion devient
réellement opératoire qu'à partir du moment où ce
champ devient autonome par rapport aux champs politique et économique.
Les associations, les concours, les représentations et les prix auxquels
une étude est consacrée sont les conséquences de cette
indépendance. Les problèmes linguistique, religieux et culturel
sont au contraire des éléments externes au champ
littéraire mais qui méritent d'être analysés parce
que selon leur appréhension, ils influencent aussi négativement
que positivement la production littéraire.
1. Les écrits du colonisateur sur le
Tchad.
Les Blancs ont plusieurs visées quand ils entreprennent
des voyages ou des longs séjours en Afrique : l'exploitation des riches
au profit de leurs pays d'origine, l'instruction des Noirs,
l'évangélisation, l'assistance militaire et technique, le
tourisme, etc. Expatriés, en contact avec l'Afrique, ils ont une
formation ou une prédisposition leur permettant de s'intégrer
dans un domaine par plaisir personnel ou en respectant l'ordre de leurs
supérieurs hiérarchiques. Ceci est une piste de recherche en ce
qui concerne les écrits coloniaux. Au début du 19e
siècle, l'esprit colonialiste de la 3e République
française ont fait du Noir un « vrai sauvage », un primitif,
un barbare. Malgré cela, le contact du colon avec l'indigène
produira en lui un esprit d'altérité. Vera-t-il devant lui un
autre Moi, bon à découvrir. C'est pour cela que le
XXe siècle marquera un regain d'intérêt et de
curiosité pour les peuples et les civilisateurs exotiques. Le
zèle colonial apostolique et militaire poussera les européens
à produire des oeuvres classées dans les lignages de la
littérature coloniale, de l'exotisme. Pour Jacques Chevrier :
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Le héros romanesque de toutes ces oeuvres est le
soldat français exilé, dont la présence n'est le plus
souvent qu'un prétexte permettant de dévoiler le monde malsain de
la colonie où cohabitent sur un fond différencié de
misère indigène, toute une faune de déclassés et
d'aventuriers déchus par l'action conjuguée de l'alcool, de la
drogue et des femmes. (Chevrier, 1984 : 17)
Dans cette logique s'inscrivent également les textes de
: Ernest Psichari (Terres de soleil et de sommeil), Maurice Delafosse
(L'âme nègre), André Gide (Voyage au Congo et
Le Retour au Tchad), Michel Leiris (L'Afrique fantôme),
Victor Segelen (Immémoriaux), Albert Londres (Terre
d'ébènes), sans oublier ceux de Joseph Conrad et de
François Céline. Ces oeuvres ont inspiré les premiers
écrivains africains. De même, au Tchad, il y a une
littérature coloniale publiée en France, fruit des séjours
des occidentaux au pays dans le cadre de l'armée, de la religion
chrétienne et des voyages d'aventure et de stage pour le ministre des
colonies. Ces oeuvres que nous regroupons ici en trois catégories ont
permis aux Tchadiens de savoir qu'il est aisé d'écrire des textes
littéraires avec pour ancrages référentiels son propre
pays. Dans ce cas, l'existence des écrits d'auteurs venant d'ailleurs
est un facteur non négligeable à la connaissance de la
genèse de la littérature tchadienne écrite d'expression
française et au choix de Paris comme ville d'édition.
1.1 Les écrits à caractère
pédagogique et spirituel
L'instruction et l'oeuvre pastorale sont une forme d'humanisme
de la part des Blancs qui, dans le cadre de la coopération,
décident de mettre leur connaissance académique et religieuse
à la disposition du Noir.
Andrée Clair25 s'installe à Bongor au
Tchad, après le Congo Brazzaville. Ses oeuvres Moudaïna
(Dakar-Paris, NÉA-ÉDICEF, 1986) et Tchinda, la soeur de
Moudaïna (Dakar-Paris, NÉA-ÉDICEF, 1988) sont des
romans de formation, tout comme Ursu, l'enfant de la brousse (Paris,
Alsatia, 1961) du père Gabriel Rey, écrit un temps bien avant.
Moudaïna et Ursu, les protagonistes sont deux jeunes Massa26
qui ont suivi l'initiation et l'école nouvelle, et espèrent
à une profession d'enseignant ou de médecin. Clair, enseignante
et Gabriel Rey,
25 Française, titulaire d'une licence
ès-lettres spécialisée en sciences humaines et professeur
de lycée.
26 Ethnie majoritairement installée au
Mayo-kebbi, au Sud du Tchad.
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prêtre (alias Buna Valamu) donnent, chacun dans son
oeuvre, sa vision du monde. Moudaïna, le roman réaliste de
A. Clair est construit autour d'une intrigue simple : en 1945, au Tchad,
à Bongor, un enfant de 9 ans vit heureux, avec pour activités
quotidiennes la pêche, la chasse et l'école. Madame Libert vient
au collège comme professeur avec sa fille Hélène, qui sera
amie à Moudaïna. D'aventures en aventures, Clair a voulu montrer
dans son livre « que les gens, à travers le monde, quelles que
soient leurs différences ont tant de ressemblances... »
(Clair, 1986 : préface). La preuve est que Moudaïna, le fils
de Tchouka et de Sounigué vit dans une famille avec Yassedi, son
aînée, ses petits frères Soudsia et Tchaidoum et sa petite
soeur Tchinda. L'auteur décrit la vie et les activités des Massa
: la pêche, la chasse, l'agriculture, l'élevage, l'habitat et le
ménage. Son personnage Hélène admire « les femmes
Peules [...], les jolies Arabes [...], les femmes Saras [...], les Hohos [...],
les femmes Massas, etc.» (Clair, 1986 :36).Elle regarde aussi les
hommes : « Les Musulmans [...], les Massas [...], les fonctionnaires
etc.» (Clair, 1986 :36). Moudaïna, quant à lui est
embarrassé. Après l'initiation il reçoit des instructions
: « Ne parle jamais du laba à ceux qui ne sont pas
initiés. Si tu en parles, tu mourras. Ceux qui ne sont pas
initiés [...], les fillettes, les jeunes garçons, les femmes, les
Blancs.» (Clair, 1986 : 76). C'est la discrétion. Pour que
Moudaïna puisse devenir docteur, l'auteure donne une visée
pédagogique à son livre : « Il n'y a pas d'écoles
en Afrique. Trop d'enfants y restent illettrés. Mme Libert se jure en
elle-même qu'elle fera tout son possible pour que Moudaïna ne le
reste pas» (Clair, 1986 : 61).
Pour finir avec l'instruction reçue par les Massas,
Clair choisit d'écrire Tchinda, la petite soeur de
Moudaïna. Ce sont les aventures (voyages, tornades, apparition de
lions, fuites devant un rhinocéros, naufrage, etc.) qui donnent un
caractère exotique a ce roman. Tchinda est l'histoire d'une
famille heureuse en pays massa, au moment où le modernisme n'a pas
encore ébranlé les traditions. C'est la continuité de
l'histoire du collégien Moudaïna. La fillette éponyme
s'occupe de ses frères et observe avec attention les activités
féminines qui seront les siennes un jour à l'autre. Elle est
passionnée par la chasse, la pêche et les soins que sa mère
accorde aux animaux. En somme, les Massas sont un peuple comme les autres au
centre de l'Afrique. Ils ne sont pas, selon Clair, si sauvages pour être
colonisés et civilisés.
Buna Valamu est ému dès sa dédicace
à sa mère, qui lui dit toujours : « Il ne faut
mépriser personne. L'humble haillon peut cacher un coeur d'or.»
(Valamu, 1961 : dédicace). Les réalités africaines
sont chantées à travers les épisodes d'Ursu, fils de
Figaussou : palabres, querelles, garde de chèvres ou des boeufs,
tornade, initiation, etc. La représentation humaniste
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se lit ainsi dès la dédicace, où Buna
ajoute en reproduisant le point de vue de l'un de ses amis du Centre de
l'Afrique, à qui il dédie le texte en second lieu :
Des blancs qui entrent en contact avec notre race, les uns
jugent au premier coup d'oeil, ils disent . · « - Les sauvage !
Ils vivent nus.» d'autres nous regardent et disent, avec condescendance
qui se voudrait paternelle . · «- Ce sont des enfants» Enfin
quelques-uns, mais, rares se taisent d'abord et, lorsqu'ils ont vécu
près de nous et avec nous, et parce qu'ils nous aiment, pensent et,
quelques fois disent . · «-
Ce sont des hommes comme tous les hommes ; ils valent
autant que quiconque.» (Valamu, 1961 : dédicace)
Buna Valamu est de ceux qui estiment que les Noirs sont des
« hommes comme tous les hommes », malgré sa lutte sans cesse
contre le paganisme ancestral. À force d'observer Ursu, Buna, le
missionnaire, l'a recréé avec une philosophie nouvelle, celle de
l'humanisme, de l'admiration et de l'intelligence des « sauvages ».
À travers sa vie, l'auteur donne à lire une information
suffisante sur la vie du peuple autochtone massa : la famille, l'agriculture,
la dot, les rites et coutumes, etc. La garde des troupeaux, la qualité
thérapeutique de la médecine traditionnelle que le médecin
admire « ils ont parfois d'excellents remèdes [...] ce
répulsif a sauvé la vie de l'enfant » (Valamu, 1961 :
33) et la maîtrise des travaux physiques sont des acquis pour le
protagoniste. Le ménage, la garde des chèvres, voici une
formation complète et ordonnée pour tous les Ursu du monde massa.
La profession fixe du jeune survient après l'initiation. C'est à
ce peuple « civilisé » que le missionnaire Buna a affaire pour
l'évangile du salut. Ce schéma éducatif traditionnel
exclut l'idée de la sauvagerie africaine.
Dans cette logique s'inscrivent les oeuvres de Marie Christine
Koundja et de Haggar qui prônent l'unité, la solidarité et
l'amour du prochain. Ces derniers donnent leur vision de la formation et de la
religion au Tchad comme l'ont fait Clair et Buna. Un peu avant eux, Bangui a
décrit d'une manière autobiographique la formation de l'enfant
dans Les Ombres des Kôh.
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