3-3 Les difficultés liées aux acteurs
3-3-1 Les phénomènes de
contre-pouvoir
- La concurrence entre les associations paysannes et les
autres groupes locaux:
Il existe des contre-pouvoirs entre les groupements de
même niveau. En effet, les associations de producteurs modifient souvent
les relations de pouvoir déjà existantes, faisant naître un
contre-pouvoir dans les villages et dans la région. Quelques temps
après leur création, les associations acquièrent une
reconnaissance municipale et institutionnelle comme c'est le cas pour les trois
associations du projet. De plus, elles ont accès petit à petit
à des avantages qui accroissent leur pouvoir. Cette évolution est
rapidement repérée par les nombreux groupements voisins qui sont
attirés par les mêmes avantages. La concurrence entre les groupes
se met alors en place. Bien que la solidarité existe entre certains
groupes comme nous l'avons mentionnée avec la « coopétition
» dans le premier chapitre, la tendance s'inverse depuis quelques
années du fait de la multiplication des associations. Lorsque les enjeux
sont importants et que les ressources sont limitées, c'est la
concurrence qui l'emporte bien évidemment.
92
Benotti. Mémoire de recherche appliquée ETHT7:
Associations Paysannes et Développement Durable: entre discours et
réalités. (2013)
Le marché est un des enjeux capitaux de concurrence
entre les groupes locaux, car il est la principale source économique des
communautés rurales de la région. Son accès limité
ne permet qu'à ceux qui sont les plus organisés et qui ont le
plus de contacts avec les personnes de pouvoir, d'avoir une place. Chacun
essaye de maintenir ses acquis et ses relations.
Dans les pays comme le Guatemala où la présence
de l'aide humanitaire et de l'aide au développement est connue de tous,
l'accès à cette aide constitue un autre enjeu important pour les
groupements locaux. En effet, les projets sont visibles par la majorité
des communautés rurales, mais ils sont tout de même
limités. Les associations paysannes et autres types de groupements
(artisans, femmes, éleveurs...) sont en compétition pour obtenir
les projets, ce qui crée de nouvelles rivalités.
Dans le cadre du projet cacao, la communauté de la
Compuerta a été la première sélectionnée
pour le projet, et a commencé la collaboration deux ans avant les deux
autres communautés. Lorsqu'elle a appris la venue des communautés
voisines dans ce projet, elle s'est sentie menacée par une
éventuelle concurrence. Pour les membres de l'association de la
Compuerta, l'arrivée des autres associations signifiait que les
ressources de l'ONG allaient être partagées en trois et qu'ils
allaient donc recevoir moins d'aide.
- Les conflits fonciers :
Il y a aussi un contre-pouvoir de plus en plus marqué
depuis une dizaine d'années entre deux groupes n'ayant pas les
mêmes capacités d'action : les agriculteurs communautaires
(souvent q'eqchi') et les finqueros-vaqueros ou
ganaderos (fermiers-éleveurs essentiellement
ladinos).
En effet, après la « colonisation q'eqchi' des
années 1970, des éleveurs entrepreneurs venant de la
région côtière occidentale du Guatemala sont peu à
peu arrivés. Comme les q'eqchi', ils se sont aperçus que cette
région, la moins peuplée, offrait des possibilités de
production. Néanmoins, les agriculteurs q'eqchi' et les agriculteurs et
éleveurs ladinos venus de l'ouest n'avaient pas du tout les mêmes
moyens ni la même façon de fonctionner : Les finqueros
installent des grandes fermes et tiennent des exploitations agricoles et
animales à grande échelle (plusieurs hectares), de manière
intensive, en utilisant des machines ; Ils emploient beaucoup de main-d'oeuvre
qu'ils peuvent payer. Petit à petit, ces finqueros se sont
multipliés dans la région, car la monoculture d'huile de palme et
l'élevage bovin leur procurent de très bons rendements
économiques. Ils ont pris une grande partie du territoire et ont
commencé à encercler les régions agricoles occupées
par les q'eqchi'. C'est à partir de là que la pression agraire et
les conflits se sont accentués entre les finqueros et les
agriculteurs q'eqchi'. Au
Benotti. Mémoire de recherche appliquée ETHT7:
Associations Paysannes et Développement Durable: entre discours et
réalités. (2013)
moment de leur arrivée dans la région, certains
finqueros se sont accaparés par la force de certaines terres.
Après les accords de paix de 1996 et surtout à partir des
années 2000, plusieurs mouvements de droit indigènes et droit des
paysans ont permis plus de sécurisation foncière pour les
agriculteurs q'eqchi' qui ont reçu des titres de propriété
foncière. L'ONG Fondo de Tierras a permis de réguler les titres
de propriété et a donné une aide juridique pour
éviter les accaparements des terres.
Cependant, le problème n'a pas cessé pour
autant. En effet, certains agriculteurs très pauvres ayant obtenu ce
titre ont alors pu vendre leurs terres aux finqueros en échange
d'une somme d'argent la plupart du temps médiocre. Cette tendance
à la vente ne s'est toujours pas arrêtée aujourd'hui. En
effet, les ventes de terre continuent non seulement à cause du
désir grandissant d'exode rural de certaines familles, mais aussi du
fait de la pression des finqueros envers les agriculteurs. Ils
utilisent des stratégies de menace, d'intimidation, ainsi que d'autres
menaces stratégiques. Par exemple, de plus en plus couramment autour des
communautés de mon stage, les fermiers s'arrangent pour acheter des
parcelles voisines afin d'agrandir leur territoire. Ils ferment ensuite le
passage qu'il y avait entre ces parcelles, ce qui bloque l'accès aux
autres parcelles.
|
Photo : fermeture et surveillance du passage par les
finqueros
|
93
Les agriculteurs qui pouvaient accéder à leur
parcelle en 30 minutes de marche à pied doivent alors faire tout le tour
de la zone fermée, et mettent parfois plus de 2 heures pour y
arriver.
94
Benotti. Mémoire de recherche appliquée ETHT7:
Associations Paysannes et Développement Durable: entre discours et
réalités. (2013)
En voici une illustration :
Figure 2 : La pression de vente des
finqueros par la fermeture des passages vers les parcelles :
Dessin élaboré avec le président de l'association de San
Lucas Aguacate (Septembre 2012).
L'expression «Te quitas o te quito»
utilisée pour décrire cette stratégie, signifie
littéralement « tu t'en vas ou je t'enlève ». Ceci
décrit tout à fait la loi du plus fort qui réside.
En plus de la menace et des pressions de vente des
finqueros, d'autres acteurs encore plus puissants et menaçants
sont présents dans la région : les groupes organisés de
narcotrafiquants.
Cette région située entre l'Amérique du
Sud, et la frontière du Belize et du Mexique, est un point
géostratégique irremplaçable pour ces
groupes52. C'est un des seuls passages possibles pour faire passer
la drogue en Amérique du Nord. Bien que dans les communautés du
projet cacao, des pressions de ce genre n'ont pas été
identifiées, un grand nombre de communautés de la région
ont déjà été touchées depuis plus d'une
dizaine d'années. Par exemple, dans la municipalité de Melchor de
Mencos, un peu plus au nord à la frontière du Belize, certaines
communautés sont aujourd'hui dépeuplées suite à des
affrontements, des menaces et des meurtres. Ces espaces sont maintenant
occupés par quelques finqueros et sont en grande partie des
territoires vides, contrôlés par les narcos qui se font
passer pour des finqueros pour assurer leur passage (Oswaldo J.
Hernández, 201253 ; Prensa Libre,
201254).
52 OMAL, 2011, Grupos de Poder en Petén:
Territorio, Política y Negocios. Observatorio de Multinacionales en
América Latina, Guatemala: 261 p.
53 OSWALDO J. Hernández, 2012,
«Desplazar para no ser desplazados: Palma, narcos y campesinos»,
Plaza Pùblica periodismo de profundidad, n°21, Reportajes de
investigación Publicado: 12 p.
54 Site du journal quotidien du Guatemala Prensa
Libre: http://www.prensalibre.com/
95
Benotti. Mémoire de recherche appliquée ETHT7:
Associations Paysannes et Développement Durable: entre discours et
réalités. (2013)
Les agriculteurs q'eqchi' qui ne sont pas confrontés
aux narcotrafiquants sont quand même au courant de leur présence
dans la région. Certains d'entre eux m'en ont parlé sous le ton
de la plaisanterie, mais ils connaissent parfaitement les dangers que leur
présence représente.
Dans la région du Petén, entre
finqueros-ganaderos, narcotrafiquants et cartels violents,
entrepreneurs d'huile de palme, les organisations paysannes ne font pas le
poids. L'Etat, les institutions internationales et les ONG ne sont pas encore
dans la possibilité de gérer ces processus, qui ne touchent pas
uniquement la région, mais qui font partie d'une configuration
internationale incontrôlée.
Dans les années à venir, les agriculteurs savent
qu'avec la croissance démographique des communautés, il leur
faudra trouver de nouvelles terres pour leur subsistance, car l'excédent
démographique ne peut en aucun cas être absorbé par une
augmentation de la productivité. Les « lopins de terre »
éparpillés qui leur reste vont en s'amenuisant, se dispersant
encore au rythme des successions et sont la plupart du temps situés dans
les zones où les conditions géographiques/géologiques et
pédologiques sont les moins propices à l'activité
agricole.
Pour éviter la vente ou la migration, certains
agriculteurs commencent à cultiver des parcelles sur la frontière
du Belize, qui est très proche et accessible en quelques heures à
pied. Le Belize fait partie du territoire Q'eqchi' et les chemins pour y
accéder sont connus depuis des générations55.
Cependant, cette solution pose problème pour deux raisons :
Premièrement, la région frontalière entre le Guatemala et
le Belize est une forêt tropicale reconnue pour son importante
biodiversité. Elle fait partie des rares aires protégées
d'Amérique Centrale, car elle est reconnue dans la zone du «
Corridor Biologique Mésoaméricain » par la
Société Mésoaméricaine de Biologie de la
Conservation (SMBC) (FAO, 2002). Si les agriculteurs qui manquent des terres
commencent petit à petit à cultiver des parcelles dans cette
zone, ils risquent de détruire cet environnement encore vierge
d'activités humaines et encourent surtout de lourdes amandes.
Par ailleurs, le conflit frontalier entre le Guatemala et le
Belize n'est toujours pas résolu depuis l'époque de la
décolonisation. Le Guatemala réclame encore une partie du
territoire bélizien. En 1859 un traité avait été
destiné à établir les limites entre les deux pays qui n'en
formait qu'un auparavant, nommé le Honduras britannique (Fontana Josep.
et Ponton Gonzalo, 2001: 70)56. Le Guatemala soutient que le
traité est nul parce que les britanniques
55 Annexe 5: Carte du territoire Q'eqchi'
56 FONTANA JOSEP. y PONTON GONZALO, 2001,
Historia de América Latina. América Central desde 1930,
Leslie Bethell ed., Barcelona: 349 p.
96
Benotti. Mémoire de recherche appliquée ETHT7:
Associations Paysannes et Développement Durable: entre discours et
réalités. (2013)
ont manqué à toutes les clauses d'assistance
économique. Dans les années 1960, le gouvernement
états-unien a tenté une médiation en vain, car les
négociations sont toujours d'actualité depuis de nombreuses
années. Le Belize est devenue indépendant le 21 septembre 1981
avec ce différend territorial non résolu. Le 8 novembre 2000, les
deux pays ont convenu d'un accord pour respecter la zone de «
contiguïté » en étendant un kilomètre de chaque
côté de la frontière. La revendication territoriale n'ayant
pas été soumise à la CIJ (Cours Internationale de Justice)
comme le voulait le gouvernement du Guatemala en 2007, le mouvement a
été limité à des mesures de confiance entre les
parties.
Cette situation très tendue de revendication
territoriale au niveau étatique est importante à comprendre, car
elle expose les agriculteurs au niveau local à des risques conflictuels
prenant des proportions très importantes. Le Belize encore sur le
qui-vive, a placé une surveillance militaire dans cette zone
indéfinie et revendiquée. Ces militaires ont des méthodes
radicales lors des intrusions clandestines sur leur territoire. Des
agriculteurs sont arrêtés et poursuivis en justice, mais certains
sont tués dès qu'ils passent la frontière. Ainsi, dans le
journal national guatémaltèque Prensa Libre, il n'est
pas rare de voir dans les faits divers que des agriculteurs se sont fait tuer
à la frontière. Pour cette raison, les agriculteurs à la
recherche de terres cultivables vers cette frontière risquent leur vie
s'ils dépassent la limite non définie.
Des associations d'agriculteurs q'eqchi'
guatémaltèques sont en lien avec certaines associations
d'agriculteurs q'eqchi' béliziens, mais l'impact de leur alliance est
trop faible par rapport au conflit frontalier des pays dont ils font partie. De
plus, la différence de langue nationale, ainsi que de fonctionnement
institutionnel des deux pays est un frein supplémentaire pour la
reconnaissance et la visibilité de ces alliances.
Nous voyons bien que la situation pour les associations
d'agriculteurs est très difficile à gérer car des enjeux
et conflits d'acteur entrent en jeu. Bien que leurs efforts de collaboration
avec les institutions puissent contribuer à des améliorations
juridiques concernant la sécurité foncière, la situation
régionale et la puissance des contre-pouvoirs sont telles, que cette
contribution ne peut pas à elle-seule améliorer la situation.
|